Féérie hivernale : le cinéma tchèque de contes de fées

Il existe une tradition liée aux fêtes de l’Avent que l’on observe dans de nombreux foyers occidentaux : le visionnage de films de Noël. Nous connaissons tous nos classiques tels A Christmas Carol, Home Alone, The Holiday, How the Grinch Stole Christmas!, The Nightmare Before Christmas, Gremlins, Love Actuallysans citer les innombrables téléfilms célébrant l’amour et l’esprit de Noël, avec des scénarios et des titres plus ou moins inspirés dont le succès ne s’est jamais démenti.

Ce cinéma issu majoritairement de la culture américaine aux fortes valeurs traditionnelles vante les vertus chrétiennes de bonté et de charité et promeut une esthétique stéréotypée rassurante et familière faite de fausse neige, de chants festifs, de décorations surchargées, de gâteaux enrobés de sucre… Une perfection calculée qui nous plonge dans l’ambiance magique de Noël.

Or dans la plupart des pays de l’est de l’Europe (Allemagne, Slovaquie, République Tchèque, Hongrie…), c’est autour d’un autre genre cinématographique que les familles se rassemblent : les films de contes de fées. Comme en Allemagne où la série télévisée Les Contes de Grimm / Sechs auf einen Streich adapte depuis décembre 2008 les histoires des frères Grimm, de Andersen ou de Hoffmann.

En République tchèque Česká republika ou Tchéquie Česko, les contes de fées pohádky font partie intégrante des habitudes hivernales. Depuis 1993, à chaque veille de Noël, la télévision tchèque diffuse un film de conte de fée en avant-première sur la chaîne familiale CT1. Ces contes de fées de Noël s’ajoutent à la très nombreuse liste de contes de fées de la télévision tchèque (seznam českých televizních pohádek) diffusés depuis 1955.

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Pays d’Europe de l’est enclavé par ses voisins polonais, allemands, autrichiens et slovaques, la Tchéquie comprend les régions de la Bohême, de la Moravie, et de la Silésie. Son histoire a suivi les grands bouleversements connus par l’Europe au cours des siècles : c’est après la dislocation de l’empire austro-hongrois (1867-1918) et à l’issue de la Première Guerre Mondiale que la Tchécoslovaquie fut formée (1918-1992).

L’évolution du cinéma tchèque est associée à la famille entrepreneuriale Havel dont l’un des fils fit fortune après 1918. Homme ambitieux, il fonde à Prague un studio de cinéma moderne Barrandov Studios, développé par les occupants allemands dès 1941 avant d’être nationalisé par l’État jusqu’en 1990. Le Printemps de Prague au milieu des années 1960 avec ses réformes libérales inédites fut accompagné d’une vague de nouveaux films tchèques qui ont retenus l’attention du monde entier. Une liberté vite réprimée par le bloc communiste qui envahit le pays et installe Gustáv Husák au pouvoir en 1969. À cette époque, de nombreux réalisateurs tels Miloš Forman, Jirí Menzel, Vojtech Jasný, Vera Chytilová, Jan Nemec, Ivan Passer, Elmar Klos et Ján Kádár travaillaient à Barrandov.

Dans les années 1970, environ 70 films, principalement tchèques, étaient tournés chaque année, mais dans les années 1980, les cinéastes internationaux ont commencé à redécouvrir Prague. Après la Révolution de velours de novembre 1989 qui fit chuter le régime socialiste de Mikhaïl Gorbatchev et l’instauration de la République démocratique, l’entreprise fut à nouveau privatisée.

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Le thème très religieux du Noël chrétien est ainsi beaucoup moins présent dans les films populaires tchèques en partie à cause de la censure de l’Union soviétique après le coup d’état de Prague en février 1948 par Klement Gottwald qui devint le premier président de la Tchécoslovaquie communiste. Quant aux pohádky, constitués de récits merveilleux et surnaturels destinés à un jeune public, ils font partie des rares films de l’époque à être tournés en couleurs.

Le genre du conte de fée merveilleux pohádkový est issu de la littérature populaire et des récits folkloriques transmis oralement génération après génération, se tissant de nouvelles variations à chaque nouvelle récitation. Leur restitution à l’écrit se fit sous l’impulsion de folkloristes tchèques, déterminés à rassembler et préserver les histoires tout en les formatant à un certain style littéraire académique. C’est en 1819 que W.A. Gerle publie la première anthologie de Contes de fée en Bohème, suivit des ouvrages d’études de Václav Tille (1867-1937) : Contes de fées tchèques d’Erben / Erbenovy České pohádky (1905), Contes de fées tchèques jusqu’en 1848 / České pohádky do roku 1848 (1909), Liste des contes de fées tchèques / Soupis českých pohádek (1930-34). Et l’historien, homme de lettres et traducteur Karel Jaromír Erben (1811-1870) a collecté les chants et contes folkloriques tchèques dont il a cherché à retrouver les versions originelles dans ses Cent contes de fées transnationaux et légendes slaves dans les dialectes originaux / Sto prostonárodních pohádek a pověstí slovanských v nářečích původních (1865). Cette importante figure du Renouveau National tchèque est aussi l’auteur du recueil de poèmes Bouquet de légendes nationales / Kytice z pověstí národních (1853, édition étendue en 1861) basé sur de vieux mythes populaires tchèques.

Car le folklore tchèque bénéficie d’une grande richesse culturelle. Il s’agit d’un héritage national précieux qui se nourrit d’un imaginaire féérique singulier auquel s’incorpore la mythologie slave et la religion chrétienne. Ce patrimoine du merveilleux a grandement nourrit l’inspiration des créateurs tchèques. Comme pour les œuvres musicales du compositeur Antonín Leopold Dvořák (1841-1904) dont son opéra Le Diable et Catherine / Čert a Káča (1898-99) issu d’un conte populaire où une danseuse délaissée prend le diable pour partenaire au grand daim d’un berger amoureux, ou son triomphe Roussalka / Rusalka (1900), le récit tragique d’une nymphe des eaux éprise d’un prince humain dont l’amour la condamne à devenir un Bludička, un esprit morbide aquatique. Quant à Božena Němcová (1820-1862), écrivaine tchèque à mi-chemin entre romantisme et réalisme littéraire, elle est connue pour ses Contes et légendes nationales / Národní báchorky a pověsti (1845-1848) qui puisent dans l’imaginaire des régions de Bohême et de Chodsko et ses Contes et légendes slovaques / Slovenské pohádky a pověsti (1857-1858). Cette grande figure littéraire est la source d’inspiration de la plupart des films de contes.

De gauche à droite : Couvertures des Mythes et légendes slaves de Karel Jaromír Erben illustrés par Věnceslav Černý, des Contes et légendes nationales et Contes et légendes slovaques de Božena Němcová dans plusieurs éditions.

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Trois Noisettes pour Cendrillon (Tři oříšky pro Popelku, Drei Haselnüsse für AschenbrödelThree Wishes for Cinderella) est un film tchécoslovaque / est-allemand de 1973, réalisé par Václav Vorlíček. L’histoire est adaptée d’une variante du célèbre conte de fée de Charles Perrault écrite par Božena Němcová. Avec l’adorable Cendrillon interprétée par Libuše Šafránková (malheureusement décédée en 2021) et le jeune prince jouée par Pavel Trávníček.

Le réalisateur se serait inspiré du tableau Chasseurs dans la neige de Peter Brueghel l’ancien de 1565 pour forger son esthétique hivernale. Le film fut tourné durant l’hiver 1972-73 dans la région de la Bohème, la forêt Šumava / Böhmerwald ainsi qu’au palais Moritzburg en Saxe allemande et dans les environs du château d’Švihov en Bohême tchécoslovaque. Le scénariste et dramaturge František Pavlíček était alors sur la liste noire du régime communiste en raison de ces engagements politiques dans le Printemps de Prague en 1968. Pour échapper à la censure qui l’accablait, son nom fut remplacé par celui de Bohumila Zelenková.

Véritable classique pour les fêtes de fin d’année dans de nombreux pays d’Europe, il possède un charme désuet et enchante par sa douceur, ses décors et ses costumes. En France, il a été diffusé en quelques rares occasions dans les années 1970 et 1990. Ce film est si populaire que la Norvège a crée sa propre adaptation Tre nøtter til Askepott, sortie en novembre 2021.

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La Fière Princesse (Pyšná princezna, The Proud Princess) sorti en 1952 est le chef d’œuvre du réalisateur Bořivoj Zeman, figure majeure de la tradition tchèque des films de contes de fées.

Inspiré là encore des écrits de Božena Němcová, le conte met en scène Krasomile, princesse hautaine et orgueilleuse jouée par Alena Vránová, dont le prétendant, le généreux et noble roi Miroslav, interprété par Vladimír Ráž, décide de lui jouer un tour pour améliorer son caractère. Déguisé en jardinier, il fait pousser une fleur chantante qui ne peut cesser sa mélodie tant que la princesse reste égoïste. Celle-ci s’éprend du jardinier et s’enfuit avec lui à travers le royaume où elle découvre la vie ordinaire du peuple et apprend l’humilité.

Ce film extrêmement populaire est l’un des plus diffusés dans les cinémas nationaux. Des expositions saisonnières, présentant les accessoires ou les costumes du films, sont organisées au sein du château de Telč dans la région de Vysočina. Fait singulier, les deux acteurs principaux sont tombés amoureux l’un de l’autre durant le tournage, ce qui provoqua le divorce d’Alena Vránová qui était encore mariée au poète Pavel Kohout.

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Le prince et l’étoile du soir (Princ a Večernice, The Prince and the Evening Star) réalisé par Václav Vorlíček en 1978. Il s’agit d’un autre grand classique de Noël, avec à nouveau Libuše Šafránková pour jouer la douce Étoile du Soir et Juraj Ďurdiak en prince Velen.

Le scénario a été écrit par Jiří Brdečka sur la base du conte de fées de Božena Němcová À propos d’un parasol, d’un clair de lune et d’un moulin à vent (O Slunečníku, Měsíčníku a Větrníku). L’histoire du prince Velen amoureux de la belle Étoile du Soir, dont les frères les Rois du Vent, de la Lune et du Soleil sont mariés aux sœurs du prince. Mais le méchant sorcier Mrakomor qui contrôle les mauvais temps, convoite l’Étoile du Soir. Pour le vaincre, Velen s’associe à ses beaux-frères et affronte de nombreuses épreuves.

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La Princesse à l’étoile d’or (Princezna se zlatou hvězdou na čele, The Princess with the Golden Star) réalisé en 1959 par Martin Frič, avec Marie Kyselková pour incarner la Princesse, est un film féérique dont les dialogues sont prononcés en vers.

A nouveau basé sur un conte de Božena Němcová et du folkloriste Pavel Dobšinský (1828-1885), il s’agit d’une variante du motif de la princesse dissimulée sous une forme hideuse comme dans Peau d’Âne de Charles Perrault de 1694, Peau-de-mille-bêtes (Allerleirauh) des frères Grimm de 1819 ou encore Peau de Cochon (Свиной чехол, Svinoï tchekhol) d’Alexandre Afanassiev de 1855. Dans un autre conte des frères Grimm de 1810, Prinzessin Mäusehaut, la benjamine du roi compare son amour pour son père à du sel ce qui provoque la colère du souverain et la fuite de son enfant cachée sous des fourrures de souris.

Dans le film, la princesse Lada est née avec une étoile d’or sur le front. Son père souhaite la marier à Kazisvět, un roi riche et maléfique (dans la version papier, il y a tentative d’inceste). Pour échapper à cette union, la princesse revêt un manteau en fourrure de souris et s’enfuit. Réfugiée dans le royaume voisin, elle s’y cache sous l’identité d’une fille de cuisine, n’ôtant ses affreuses peaux que pour illuminer la salle de bal avant de s’éprendre du prince.

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La princesse incroyablement triste (Šíleně smutná princezna, The Incredibly Sad Princess) dirigé par Bořivoj Zeman est sorti en 1968, deux mois seulement avant l’invasion de la Tchécoslovaquie par le Pacte de Varsovie qui débuta dans la nuit du 20 au 21 août 1968.

Il s’agit d’une comédie musicale jouée par la chanteuse tchèque Helena Vondráčková et l’acteur Václav Neckář qui partage leurs prénoms avec les personnages du film. On y découvre le prince Václav qui voyage avec son père pour se rendre à ses fiançailles sans grande conviction. Il décide de se glisser dans les jardins royaux et rencontre la princesse Helena qui, ignorant son identité réelle, tombe amoureuse de lui.

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La Petite Sirène (Malá mořská víla, The Little Mermaid) est un film fantastique du réalisateur Karel Kachyňa tourné en 1976 qui adapte le célèbre conte de Hans Christian Andersen, Den Lille Havfrue paru en 1837.

Le film met en vedette Miroslava Šafránková (sœur de l’actrice Libuše Šafránková) en fille du Roi des Mers (joué par Radovan Lukavský) amoureuse du Prince de l’Empire du Sud interprété par Petr Svojtka. Comme dans le conte original, la jeune ondine doit choisir entre la vie terrestre et son immortalité aquatique. Si l’intrigue est connue, la mise en scène éthérée aux reflets bleutés donne au film une atmosphère onirique enchanteresse. C’est un conte de fée triste et poignant à l’ambiance presque mystique, servit par de somptueux décors et des costumes originaux.

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La Belle et la Bête (Panna a netvor, The Virgin and the Monster) est une romance horrifique réalisée par Juraj Herz en 1978.

Comme dans l’œuvre de Mme Leprince de Beaumont, un marchand veuf et ruiné se perd dans une forêt et découvre une demeure abandonnée où vit un monstre terrifiant, mi-homme mi-faucon, qui menace de le tuer s’il ne lui donne une de ses filles en prisonnière. Attristée par le sort de son père, la belle Julia se sacrifie et se livre à l’étrange créature. Le monstre lui cache son apparence et lutte contre les pulsions meurtrières qui le hante à mesure qu’il s’éprend de la jeune femme.

Film crépusculaire et sombre, issu de la Nouvelle Vague tchèque, sa création failli provoquer la ruine du réalisateur qui souffrit d’un AVC dû au stress, en raison de la décoration coûteuse crée par l’architecte Vladimír Labský et des retards pris par le compositeur Petr Hapka. Au final, le film est une merveille à l’esthétique décadente inspirée des peintures de Max Ernst, magnifiée par sa bande sonore lancinante et la prestation torturée du danseur Vlastimil Harapes en monstre tragique et grotesque qui donne la réplique à Zdena Studenková.

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Voilà une petite sélection de films magiques pour accompagner le repas de Noël tchèque traditionnel, avec un achat de carpe vivante, que l’on fera frire et dont les écailles seront cachées sous les assiettes pour faire venir la bonne fortune, le tout accompagné d’une salade de pommes de terre. Sans oublier les délicieux Linecké sušenky, des sablés à la confiture de framboise et le pain sucré traditionnel Vánočka, tressé en neuf brins et qui symbolise l’enfant divin enveloppé dans ses langes.

SOURCES :
  • Kabakova, Galina. « Les contes vus par le cinéma soviétique (années 1930-1950) », ILCEA, 20 | 2014,
  • Le fan-site allemand très fourni sur Cendrillon les Trois Noisettes
  • Zazzo, Bianka. Le cinéma. In: Enfance, tome 10, n°1, 1957. pp. 71-78.

Lee Chang-dong – Nokcheon / Un éclat dans le ciel

Drames de la réalité

Lee Chang-dong 이창동 / 李滄東 est né le 1er avril 1954 à Daegu 대구, ville conservatrice de la province du Gyeongsang au centre-est de la Corée du Sud. Il est issu d’une famille de la petite classe moyenne aux convictions socialistes, qui appartenait – de façon paradoxale – à la noblesse (yangban 양반) de l’ancienne Corée. Son père, un idéaliste de gauche, laissait à son épouse le soin de s’occuper de leurs six enfants dans une certaine précarité.

Présentant un don pour l’écriture, il fut diplômé en lettres à l’université Kyungbook en 1980 alors que la Corée du Sud subissait le joug d’une énième dictature : celle de Chun Doo-hwan 전두환, devenu président après son coup d’État militaire du 12 décembre 1979 qui mit fin à la très courte période de démocratisation suivant la mort par assassinat le 26 octobre 1979 du général Park Chung-hee 박정희, président de la République, par le chef des services secrets sud-coréens Kim Jae-kyu. Lee Chang-dong, alors jeune étudiant proche du milieu littéraire et du théâtre, est témoin de l’oppression brutale des autorités sur la jeunesse contestataire et n’hésite pas à prendre part aux manifestations. Dans ce contexte mouvementé, il forge son engagement pour la démocratie et la liberté qui va imprégner toute son œuvre.

Après avoir enseigné les lettres dans un lycée, il débute sa carrière d’écrivain en 1983 en publiant Chonri 소지 (The Booty). S’en suivent Burning Papers (1987) et Nokcheon (1992) qui lui confère une reconnaissance littéraire nationale. Intrigué par son talent, le grand cinéaste Park Kwang-su 박광수, pionnier du nouveau cinéma coréen, lui propose l’écriture de deux scénarios : To the Starry Island 그 섬에 가고싶다 (1993) et A Single Park 아름다운 청년 전태일 (1995). Deux films puissants salués par la critique qui offrent à Lee Chang-dong l’impulsion de devenir réalisateur à son tour.

C’est ainsi qu’il écrit et filme son premier long-métrage Green Fish (Chorok mulkogi 초록물고기) en 1997, drame sombre sur l’entrée d’une jeune homme dans l’univers des gangs. Il réalise ensuite Peppermint Candy (Bakha satang 박하사탕) en 1997 qui aborde à nouveau la dictature militaire avec brio. Mais c’est en 2002, qu’il est définitivement reconnu comme l’un des plus grands cinéastes coréens avec son chef-d’œuvre Oasis 오아시스 qui conte la relation amoureuse de deux adolescents, un délinquant attardé mental et une handicapée physique.

A la suite de ces succès, Lee Chang-dong est nommé, presque malgré lui, ministre de la Culture et du Tourisme sous le gouvernement du président Roh Moo-hyun 노무현. On lui doit notamment la création de quota d’écran pour promouvoir les films indépendants permettant le développement de productions locales, proposition qui a rencontrée une vive opposition. Ce travail de préservation culturelle lui vaudra d’être fait chevalier de la Légion d’honneur par la France en 2006. Mais sa fonction reste pour lui une expérience épuisante qu’il ne renouvellera pas. Il quitte son ministère en 2004 pour se consacrer au cinéma.

C’est ainsi qu’il présente Secret Sunshine (Miryang 밀양), au Festival de Cannes en 2007, la chute désespérée d’une femme endeuillée dans la folie et la religion. Il devient membre du jury de ce même festival en 2008. Puis propose le films Poetry (Si 시) en 2010, tragédie sur un femme de soixante ans luttant contre Alzheimer et les fautes impardonnables de son fils à travers la poésie. Sa carrière connait une longue interruption dû à ses convictions politiques qui s’opposent aux dirigeants en place Lee Myung-bak et Park Geun-hye. Mis sur liste noire par le gouvernement, il n’obtiendra plus aucuns financements et sa création sera muselée. Après huit ans de silence, il réalise Burning 버닝 en 2018, inspiré par une nouvelle du romancier japonais Haruki Murakami. Ce dernier film remportera un immense succès international.

De gauche à droite : Affiches des films de Lee Chang-dong, Green Fish, Peppermint Candy, Oasis, Secret Sunshine, Poetry, Burning
Nokcheon, l’asphyxie du poisson rouge

La première nouvelle porte un titre évocateur : Nokcheon-eneun ttong-i manhda 녹천에는 똥이 많다 que l’on pourrait traduire par « Il y a beaucoup de merde à Nokcheon ». Nokcheon est le nom d’une station de métro de Séoul située sur la ligne 1, nokcheon yok 녹천역 issu du chinois lù chuān 鹿川驛 signifiant « Ruisselet des chevreuils ». Une appellation aussi belle que grotesque pour ce lieu putride à la puanteur immonde où les gens se soulagent quand personne ne regarde.

Il s’était tout de suite demandé comment il se pouvait qu’un tel endroit porte un nom aussi poétique, aussi noble, et la réponse ne lui était pas encore venue. Il en avait examiné les moindres recoins pour en arriver à la conclusion que seul le minable petit ruisseau qui coulait à proximité de la gare était susceptible de justifier cette dénomination, mais le cours d’eau était mort depuis longtemps, il était pollué et ne charriait plus que des ordures. À une époque très lointaine, quelques chevreuils étaient sans doute descendus de la montagne pour s’y abreuver, mais cette appellation revêtait aujourd’hui un sens vraiment ironique et sarcastique.

Descendus à cette station, « deux hommes abandonnés au milieu d’une étendue désolée et entourés d’une obscurité de plomb. » Ils sont les protagonistes de ce drame domestique d’un réalisme morne qui révèle toute l’absurdité de l’existence. Deux frères, nés de mères différentes, aussi dissemblables qu’il est possible : Joonsik l’aîné est petit, bedonnant et terre à terre tandis que son cadet Minwoo est grand, élancé et idéaliste. Sans prévenir, Minwoo s’immisce dans la vie de Joonsik et perturbe le fragile équilibre qui la maintenait en place, semant sans le savoir les graines d’une tragédie familiale.

Joonsik mène une petite vie sans prétention, un monsieur tout le monde dont la seule ambition est d’avoir une existence sans histoire avec sa famille. Il est parvenu à réaliser son rêve : devenir propriétaire d’un appartement bon marché à 23 pyongs (env. 70m2) qu’il partage avec son épouse et leur petite fille. L’accès à un « vrai chez-nous » représente une véritable victoire pour ce couple ordinaire dans la Corée en développement des années 80. Son épouse, déterminée à valoriser sa position sociale dans le petit monde de représentation que représente le voisinage, s’est fixée trois objectifs : « installer un aquarium dans le salon, posséder un équipement vidéo puis stéréo. C’était, selon elle, le minimum pour que son salon n’ait rien à envier à celui des autres. » Pourtant derrière cette vie bien rangée, la monotonie et une certaine fausseté se font sentir.

Dès leur entrée dans le foyer la dichotomie des deux frères est flagrante. Peu touché par tout ce confort domestique, Minwoo fait mention des conditions de construction, l’expulsion des anciens habitants du quartier pour bâtir les nouveaux immeubles, ce à quoi Joonsik répond : « Oui, mais est-ce que c’était une raison suffisante pour que je renonce à mon appartement ? » L’altruisme de l’un s’oppose à l’égoïsme de l’autre. Car Minwoo fait partie des activistes opposés au régime militaire en place, un criminel renvoyé de son université et recherché par les autorités.

– Tu ne peux pas te contenter de vivre dans l’espoir d’un changement radical ! Tu imagines que ce régime peut s’effondrer comme ça ?

– Ça m’est bien égal que le monde change ou pas, je fais ce que j’estime être juste…

– Tu t’y sens obligé ?

– Il faut toujours que quelqu’un ose affirmer ce qui est juste !

-형, 세상이 바뀌든 바뀌지 않든 그게 중요한 게 아냐. 난 그냥옳 다고 생각하는 일을 할 뿐이야.

– 옳다고 생간하면 그걸 꾼 해야만 하냐?

– 세상에는 옳은 것을 옳다고 이야기하는 사람이 누군가눈 꼭 있어야 하잖아?

Joonsik nourrit un complexe d’infériorité pour ce demi-frère si parfait, issu d’une relation extraconjugale. Lui, être timide et peu affirmé, ne fait pas le poids face à ce fils favorisé par leur père : « Son cœur était douloureux, comme si quelqu’un venait de le frapper. Son père était enterré maintenant, mais il aurait aimé lui parler de beaucoup de choses. » Il occupe un poste de professeur titulaire grâce à l’appui du directeur du lycée, après avoir été garçon de course puis employé administratif au sein de l’établissement. Un favoritisme qui cache une hypocrisie mêlée de pression dont use son supérieur. Pour ne pas paraître « ingrat », Joonsik est invité à la délation, à espionner ses collègues pour dénicher les militants syndicalistes qui jettent de l’ombre sur le lycée. Dans son opiniâtreté à survivre, il ressemble à sa mère, une femme quelconque mariée à un bel homme, capable de voler du pain ou de mentir pour obtenir des tarifs réduits quitte à se ridiculiser et de chier en plein marché dissimulée par son étal pour ne pas perdre de temps et donc de clients, le tout pour nourrir sa famille.

Peu à peu, Minwoo malgré lui révèle les failles de ce foyer. Plus ouvert et honnête avec lui même, il déchire le voile des apparences. En premier lieu celui du mariage, contracté trop vite et sans conviction, aussi factice que le reste. Le couple ne partage aucune intimité, même leur yeux ne se croisent plus, remplacé par cette « habitude, prise il ne savait plus quand, de se regarder par l’entremise du miroir plutôt que face à face. » Joonsik n’inspire qu’ennui et insupportable indifférence à son épouse qui se montre continuellement exaspérée par son mari. Mais la voilà qui change au contact de son beau-frère avec qui elle est aimable et souriante. Face à ce beau jeune homme « si pur », cette mère au foyer rêve de romance, d’une vie « authentique » ; de minuscules changements ravivent alors la jalousie de Joonsik.

Ce monde ne lui avait décidément laissé aucune occasion de rémission. Parfois un petit jour était apparu, mais il avait fallu qu’il s’y glisse plein de crainte et obséquieux comme un chien. Il avait enfin obtenu quelque chose mais au prix de combien de peines! Minwoo avait trahi leur petite entreprise de vol autrefois et aujourd’hui il mettait à nu le royaume qu’était pour Joonsik son foyer, à la fondation duquel il avait consacré toute son énergie : un édifice ridicule qui ne reposait que sur le mensonge et la satisfaction de soi-même.

A mesure que son monde se fissure, Joonsik réalise combien sa vie lui a échappé. Sa rancœur se cristallise et lorsqu’un agent de police l’interroge à propos de son frère recherché pour ses agissements politiques, il cède. Dénonce ce cadet honni avant de réaliser l’ampleur de son geste. Mais trop tard. Le voilà seul avec ses remords et sa peine, près de cette station de métro putride qui ne mène nulle part.

Il pleura. Les larmes ne s’arrêtaient plus, ce qui renforçait encore sa tristesse. S’il pleurait, ce n’était ni parce qu’il regrettait quelque chose ni parce qu’il se sentait coupable, mais parce qu’il se sentait désespéré, parce qu’il sentait son cœur saigner, parce qu’il ne pourrait expliquer à personne son désespoir. Il resta ainsi très longtemps à pleurer bruyamment, sans penser à se lever, assis sur la fosse à merdes. Son visage était tordu sous l’effet des grimaces de douleur, tout semblait presser son cœur d’un coup. Il se laissa enfin totalement emporter par la tristesse trop longtemps figée dans son corps et par le néant inévitable.

그는 울기 시작했다. 그의 눈에서 눈물이 흘러내렸고, 그 눈물이 더욱 그를 서럽게 만들었다. 그가 우는 것은 후회 때문도 아니었고, 자책감 때문도 아니었다. 그저 가슴이 찢어지도록 자기 자신이 비참하다는 느낌, 아무도 이해하지 못할, 아무에게도 설명하지 못할 그 자신만의 슬픔이 그를 울게 만들었다. 아주 오랜 시간 동안 그는 똥구덩이에 엉덩이를 깔고 앉은 채 일어날 생각도 않고 어린애처럼 소리 내어 울고 있었다. 가슴 속에 있는 모든 슬픔의 덩어리가 한꺼번에 터져 나온 듯이 얼굴을 일그러뜨리고 울었다. 너무나 오랜 세월 그의 몸 안에 뭉쳐져 있던 슬픔, 어찌할 수 없는 허망함에 완전히 자신을 내맡기고 울었다.

Vision du monde

A travers cette nouvelle, Lee Chang-dong interpelle sur la notion de bonheur, le prix à payer pour l’atteindre et le sens qu’on lui accorde. Inscrit dans un contexte particulièrement lourd et violent, le récit observe ces bouleversements du point de vue des gens ordinaires, ceux que l’histoire ne remarque pas mais qui sont les plus impactés par elle. L’écrivain interroge ainsi le quotidien des citoyens lambdas, ce peuple vivant sous une dictature militaire et soumis à une politique qui le dépasse. L’un se cramponne à une vie crasseuse avec résignation et obéissance, maintenant un silence obstiné avec pessimisme ; tandis que l’autre se bat pour mener une vie noble, dénonçant sans vergogne le mal pour défendre le bien. Pourtant, bien que Minwoo ait l’étoffe d’un héro, c’est le fade Joonsik qui est le protagoniste principal de l’histoire.

Et Joonsik observe, impuissant, son monde se briser. Un monde qu’il a construit sans réfléchir, avec les mains mais non avec le cœur, persuadé que c’était la meilleure méthode. Combien sommes-nous à vivre ainsi, en pilote automatique, uniquement préoccupé par une tranquillité illusoire et morne?

La comprendre ? Et vous alors, pourquoi vous n’essayez pas de me comprendre ? C’est vrai, ça ! Il paraît que je suis un type qui vit en ignorant tout de la vie ! Je vis comme un ver, sans rêve, sans idéal ! J’ai été obligé de ramper, de rester dans la vulgarité ! Pourquoi, toi, il faut que tu sois si plein de morale ? Comment peux-tu continuer à être du côté de la noblesse et de la morale ?

이해? 그럼 너희들은 왜 날 이해하려고 하지 않냐? 그래, 난 인생이 뭔지도 모르고 살아가는 놈이야. 꿈도 이상도 없이 그저 벌레처럼 살아가는 놈이야. 타락하고 비굴하고 그렇게 살아갈 수밖에 없었어. 그런데 넌 어째서 그렇게 도던직이어야 하냐? 왜 너만은 아직 도던 적이고 고상하게 살고 있냐?

Car dans la vie, les héros idéalistes sont bien moins nombreux que les gens réalistes. Si l’humain souhaite mener une existence intègre et noble comme Minwoo, il se contente généralement de peu et préfère abandonner son innocence pour le confort de l’ordinaire à l’image de Joonsik. Tout le monde n’a pas l’étoffe du justicier, ni le goût du sacrifice. En racontant l’histoire à travers les yeux de Joonsik, Lee Chang-dong révèle toute la faiblesse et la fragilité de l’être humain qui se trouve perdu dans une réalité qui lui échappe.

Il emploie à cet usage la métaphore de l’aquarium rempli de poissons rouges. Un aquarium désiré au début car symbole d’une certaine réussite sociale avant de devenir un objet insignifiant, le sac en plastique contenant les poissons se vidant lamentablement sur le sol comme pour mieux révéler l’absurdité de telles prétentions. L’humain est un poisson qui vit dans un bocal. Il tourne continuellement en rond sans avoir conscience de son enfermement.

Minwoo sera certainement isolé pendant longtemps de la société. Mais il n’est pas le seul à ne pouvoir accomplir sa volonté dans ce monde ! Moi aussi je dois vivre constamment dans l’humiliation, sans dignité, sans pureté. Il regardait l’obscurité. Il faut y allez ! Vers mon nid de vingt-trois pyongs flottant dangereusement sur ce vide au loin, sur un énorme amas d’ordures, après avoir foulé des pieds tous les détritus, la haine et les rêves abandonnés.

물론 민우 녀석은 이제 오랫동안 이 사회와 격러될 것이다. 하지만 생을 압류당한 채 살아가야만 하는 것이 어찌 민우 녀석뿐이겠는가. 이 거대한 오욕의 세상, 이미 모든 순결함과 품워를 잃어버런 이 곳에서 나 또한 살아야 하는 것이다. 가자, 하고 그는 어둠 속올 바라보며 자신에게 설득했다. 이 어마어마한 쓰레기의 퇴적층 위, 온갖오물과 중오와 버려진 꿈들을 발 아래에 두고 저 까마득한 허공에 아슬이슬하게 매달린 23평짜리의 내 보금자리 를 향해.

Pragmatique et pessimiste, Lee Chang-dong aborde l’écriture des ses œuvres, qu’elles soient cinématographiques ou littéraires, sans s’alourdir de prétentions. Dans un article publié sur Keulmadang, la philosophe Véronique Bergen explique : « Son esthétique se place sous le signe d’un principe d’incertitude, frère de celui qui régit le monde quantique. De nombreux protagonistes des films de Lee Chang-dong font l’épreuve de cette indétermination qui voisine la désorientation. Butant contre une réalité qui demeure opaque, ils errent dans un monde dont leur échappe une dimension alors qu’ils font main basse sur une autre. »

Dans son processus créatif, Lee Chang-dong explore la profondeur du désespoir, l’aliénation, la perte de soi qui pousse ses personnages à chercher, parfois en vain, un sens à leur existence et ouvre les yeux du lecteur-spectateur sur une réalité souvent ignorée. De plus, son récit prend place dans un contexte social particulièrement tendu. La surveillance accrue des autorités sur toute forme de mouvement contestataire, exacerbée par une paranoïa anti-communiste et le conflit nord-coréen, a plongé la population dans un climat anxiogène. Les manifestations pro-démocratique des années 80 étaient violement matées par la police et les dissidents traqués et arrêtés. Pour la plupart des gens, la priorité était d’assurer sa subsistance et sa sécurité et non de courir le pavé le poing levé à affronter les gaz lacrymogènes. Un épisode du drama Reply 1988 aborde avec justesse cette déchirure.

La fille aînée, Bora, prend activement part aux manifestations étudiantes, causant une grande inquiétude à sa famille qui craint pour sa sécurité et son avenir.

Farce grotesque, Nokcheon révèle la théâtralité de l’existence, sa dimension performative, son absence de sens tant les individus tendent à se conformer aux lignes d’un scénario dont ils sont les pantins. Nous, lecteurs, assistons au triste spectacle de trois êtres en souffrance : « Les immeubles alignés brillaient d’innombrables lumières dans une nuit pourtant épaisse. La scène paraissait irréelle, comme s’il s’agissait d’une immense machinerie théâtrale. Joonsik vivait dans ce décor. » La nouvelle a d’ailleurs été adaptée en 2019 en pièce de théâtre par le Doosan Art Center, par Yoon Seong-ho et Shin Yoo-chung.

Affiche et photographies issues de la pièce de théâtre adaptée de la nouvelle
Un éclat dans le ciel, la lutte de l’étoile

La seconde nouvelle se révèle tout aussi amère : « Depuis l’aube » ou Saebyeog-ieossda ihu 새벽이었다 이후, évoque les souffrance d’une jeune femme soumise à l’injustice policière en 1986. Chung Shinhye est serveuse dans un petit village minier, après avoir déserté le domicile familial. Renvoyée de son université pour y avoir organisé une assemblée étudiante, la voilà qui sert du café à des mineurs sales et grossiers. Par une froide soirée d’automne, elle est arrêtée par la police sans explications et conduite dans une salle d’interrogatoire du commissariat central.

Là, dans ce lieu aux murs placardés du drapeau national, de la photographie du président et de slogans de propagande (« Bâtissons une société de justice », « Créons une patrie développée », « Construisons une société démocratique et de bien-être », « Extirpons la mal communiste et défendons l’ordre démocratique »), elle se retrouve au cœur de ce qui se révèlera une « plaisanterie absurde ». Les inspecteurs l’assaillent de questions sur ses activités : à quelle organisation appartient-elle ? qui la commande ? quels sont ses complices ? Elle ne sait que répondre. On la soupçonne d’appartenir à un groupe d’activistes révolutionnaires, d’être « une étudiante contestataire », de se prostituer avec les mineurs pour « éveiller leur conscience politique ». Ses dénégations sont ignorées, balayées par des jurons.

Aux questions insultantes s’ajoute la violence brute des hommes : « Très vite son énorme main vint s’écraser sur le visage de Shinhye. Sans même reprendre son souffle, il lui plaqua la tête contre le bureau métallique. Tout tournait autour d’elle, elle ne voyait plus que des étincelles qui bondissaient en désordre. Elle voulait le supplier de ne pas la tuer mais il ne lui laissa même pas le temps de proférer un mot. »

La police lui fait subir un interrogatoire qui s’apparente à de la torture. Pendant des heures, la jeune femme est battue, questionnée sans relâche, menacée des pires sévices, privée de sommeil. L’épuisement la pousse presque à avouer n’importe quoi à ses geôliers, y compris à signer des mensonges : « Elle était ivre de sommeil et incapable de se concentrer sur ces deux ou trois feuilles à la graphie très serrée. » Dans sa douleur, elle puise la détermination de ne pas céder. Face à cette résistance obstinée, un inspecteur décide de la punir. Il lui ordonne de retirer ses vêtements, de s’accroupir nue sur le bureau, il plonge ses doigts dans son vagin, tente de la violer pour lui apprendre « ce que c’est que de vivre dans la vraie vie et ce qu’est la vie ». Elle pleure, vomit, supplie, et dans un ultime sursaut, le frappe et se rue hors de la salle, marquant la fin de son tourment. Bredouilles, les policiers abandonnent, et la jeune femme ressort abasourdie : « Le monde avait continué à vivre au même rythme, comme un éternel mensonge, alors que Shinhye souffrait. »

Elle ne comprenait toujours pas pourquoi ils l’avaient laissée partir sans difficulté. Ils n’avaient plus cherché à lui faire signer des aveux. Tout s’était terminé brusquement, comme si un rideau était tombé pour indiquer la fin de la pièce. Le début avait été impressionnant, la fin ressemblait à un mensonge. Ils l’avaient retenue trois jours et trois nuits sans rien obtenir d’elle après avoir eu recours à toutes les violences et à toutes les menaces. Elle avait tenu bon jusqu’au bout mais n’en retirait aucune fierté ni consolation.

En quittant le commissariat, elle apprend la vérité : c’est une collègue serveuse qui l’a dénoncé, jalouse après l’avoir vu discuter avec Kim Kwangbae, ancien meneur d’une émeute ouvrière en 1980. Mais en réalité, ça aussi c’est un mensonge. L’homme lui révèle qu’il est « tout l’opposé de ce portrait », un traître et un lâche qui a dénoncé ses camarades et est devenu un informateur, un délateur. Pourtant, quand les inspecteurs, persuadés d’avoir ferré « un gros poisson », ont tenté de le convaincre de faire une fausse déposition pour incriminer Shinhye, il s’y est refusé. Lui, « le dernier des chiens », « plus méprisable encore que le plus méprisables des insectes », a décider de leur prouver qu’ils avaient tord et de défendre son « dernier orgueil », « tout son amour propre ».

La jeune Shinhye est en fuite constante, essayant d’échapper à sa propre vie qui lui semble sans issue et étouffante. « Les autres m’ont poussée à devenir une autre que moi-même » : les ambitions de réussite sociale de sa mère qui place en elle un espoir démesuré, l’attente de ses camarades dont elle peine à partager les engagements politiques, ses collègues serveuses et prostituées occasionnelles qui ne comprennent pas qu’elle soit encore vierge, les ordres de la police exigeant des aveux factices qu’elle ne peux se résoudre à confier.

Les doutes qui l’assaillent sont ceux qui étreignent le cœur de chaque être humain. Cette peur latente et sourde qui l’on ne parvient pas à comprendre et qui brouille nos repères : « J’étais incapable de me consacrer corps et âme au progrès de l’histoire, je voyais bien que j’étais déchirée entre mes envies et mes ambitions et que je ne pouvais me défaire de mon scepticisme. Je ne vivais donc que des situations sans issue dont il m’était impossible de m’échapper seule. » Pourtant, à l’issue de son calvaire, elle trouve la force de vivre et de résister.

Il était encore très tôt. La nuit se défaisait peu à peu de ses habits sombres, au loin un coin de ciel apparaissait déjà, bleu et luisant comme un dos de poisson. Elle s’arrêta soudain pour contempler une étoile au-dessus d’elle, en plein milieu du ciel : elle brillait, imperturbable, indifférente au jour qui s’apprêtait à l’effacer.

Qui donc a allumé cette lumière éternelle là-haut ? Elle prit le temps de contempler l’astre à tête renversée. Jamais elle n’avait ressenti une telle proximité. Elle avait été torturée au commissariat, elle avait couché avec Kim Kwangbae alors que la Terre faisait un tour sur son orbite et que cette étoile scintillait doucement, toujours à la même place dans l’Univers.

Shinhye laissa l’émotion bouleverser le chaos de son âme. Cette étoile est dans le ciel, je suis debout ici. Rien, personne ne prendra la place qui est celle de cette étoile ! Dans mon cœur aussi brillera une étoile dont personne, si fort soit-il, ne pourra s’emparer ! Oui, je serai vivante ! Une brutale envie de vivre irrigua son cœur, l’étoile se décrocha et tomba juste devant ses yeux, où elle explosa. Elle éclata en sanglots.

La violence du pouvoir

Lee Chang-dong à l’instar de nombreux romanciers et cinéastes, met en scène le thème du traumatisme de l’histoire nationale dans ses œuvres. On observe une « omniprésence des réalités historiques et sociales dans la littérature coréenne moderne et contemporaine » (M. Choi ; J-N. Juttet). Une tendance que j’avais déjà abordée avec le roman La vie rêvée des plantes de Lee Seung-U qui présente des similitudes avec Nokcheon. Ainsi dès 1983, Lee Chang-dong publie son premier roman Chonri, un récit polémique qui n’hésite pas à évoquer les récentes émeutes de la ville de Gwangju, lors du soulèvement populaire pour la démocratisation qui a baigné dans le sang en mai 1980 ; un thème qu’il abordera à nouveau avec son film Peppermint Candy. Mais c’est bien la nouvelle Un éclat dans le ciel qui confronte avec le plus de réalisme l’horreur de la répression anti-démocratique.

Le massacre de Gwangju vu par le cinéma : Gwangju Video: The Missing 광주비디오: 사라진 4시간 (2020), A Petal 꽃잎 (1996), May 18 화려한 휴가 (2017)

La police de la république de Corée (대한민국의 경찰 / 大韓民國의 警察) a connue, comme son pays, une histoire tourmentée. Soumise à l’autorité absolue de l’Etat, elle a ainsi participé à la répression des mouvements de démocratisation qui ont jalonné les Républiques successives sclérosées par des régimes autoritaires (Y. Kim). Les coréens se souviennent des exactions de la police qui a tiré sur la foule lors du soulèvement de Masan (3·15 마산 의거 / 三一五馬山義擧) ce qui a engendré la Révolution du 19 avril 1960 (4·19 혁명 / 四一九革命). Lancé par des étudiants pour contester la troisième réélection frauduleuse du président autocrate Syngman Rhee 이승만, au pouvoir depuis 1948 et alors âgé de 84 ans, le mouvement révolutionnaire pris une ampleur inédite et gagna tout le pays et mit finalement fin à douze ans de dictature. Un vent de liberté bientôt soufflé par le coup d’état militaire du général Park Chung-hee 박정희, le 24 mars 1962.

Mais le supplice de l’héroïne du livre fait surtout écho à l’affaire de torture sexuelle du commissariat de Bucheon (부천서 성고문 사건 / 富川署性拷問事件) qui eu lieu le 4 juin 1986. Kwon In-suk 권인숙, une étudiante en 4e année à l’université nationale de Séoul avait été conduite au commissariat après avoir falsifié des papiers d’identité pour obtenir un emploi. Bien que la jeune femme ait admis les faits, le détective Moon Gwi-dong 문귀동, la soupçonnant d’être impliquée dans un groupe contestataire, l’a agressé sexuellement. La jeune femme a alors porté plainte et l’affaire a vite été médiatisée, faisant scandale et mettant en lumière les exactions malhonnêtes de la police censée protéger la population et les violences faites aux femmes dissidentes. Les autorités de sécurité publique, soutenues par le président Chun Doo-Han 전두환, ont tenté de taire les faits et fait paraître de fausses informations dans les médias, diffamant la victime sur sa mauvaise conduite et ses tendances gauchistes. La justice s’est alors acharnée sur Kwon In-suk, niant son agression, et l’a condamné à une peine d’un an et six mois d’emprisonnement le 1er décembre 1986. Il fallu attendre le 9 février 1988, à la suite du soulèvement démocratique du 19 juin 1988, pour que la Cour suprême condamne le détective à 5 ans de prison dont trois avec sursis.

Une affaire de torture qui rejoint celle du meurtre de Park Jong-cheol 박종철, un étudiant de l’université nationale de Séoul, président du conseil étudiant du département de linguistique et activiste prodémocratie contre la dictature de Chun Doo-hwan. Arrêté et interrogé par la police, le jeune homme a refusé de dénoncer ces camarades militants malgré des actes de torture par l’eau ou waterboarding. Soumis à un simulacre de noyade, il mourra de suffocation le 14 janvier 1987 à l’âge de 21 ans. Les autorités ont alors voulu étouffer l’affaire mais la grogne populaire face à ce meurtre barbare a conduit au Soulèvement démocratique de Juin (6월 민주항쟁 / 六月民主抗爭). Entre le 10 et le 29 juin 1987, d’immenses manifestations populaires ont poussé le régime militaire de Chun Doo-hwan à établir de nouvelles élections présidentielles qui ont mené à l’établissement de la VIe République de Corée. L’instabilité politique du pays a favorisé l’accès au pouvoir de son successeur, le général Roh Tae-woo 노태우 entre 1988 et 1993, individu dont le mandat sera fortement mitigé (corruption et inculpation dans le coup d’État militaire de 1979 et la répression de Gwangju), qui s’est malgré tout engagé à respecter les promesses de démocratisation du pays.

Photographie du rassemblement commémoratif en l’honneur de Park Jong-cheol à l’Université nationale de Séoul du 20 janvier 1987 서울대에서 열린 박종철 추모행렬 (source) / Extrait du film 1987: When The Day Comes qui traite de l’affaire

Les cas de torture perpétrés par des individus dépositaires de l’autorité ne sont donc pas rares en Corée. La société coréenne modelée par le néo-confucianisme accorde une importance considérable au respect de la hiérarchie. Les subordonnés doivent obéissance à leurs supérieurs et gare à ceux qui oserait contester cet état de fait. Les médias coréens font régulièrement mention des abus de pouvoir tyranniques d’héritiers de grosses fortunes chaebol 재벌 sur des employés sans défense. Ce comportement nommé gapjil 갑질 se nourrit de cette culture de l’élite et du jeu de pouvoir propre à la société coréenne.

A cela s’ajoute une certaine banalisation des châtiments corporels (체벌 / 體罰) pourtant interdits par la loi. Coups de bâton sur les jambes ou les mains, position accroupie et mains levées en signe de pénitence, obligation de faire des pompes ou des tours de terrain ; c’est par le corps que l’on éduque et que l’on demande pardon. Le cinéma coréen foisonne de scènes de correction. Des colères humoristiques où une mère taloche sa progéniture, à la gifle rageuse donnée par une rivale jalouse, aux bastonnades moins innocentes d’adolescents, ou aux véritables passages à tabac entre gangsters. Sans compter les beignes, mandales et autres raclées allègrement fournies par les inspecteurs de police aux suspects, malfrats ou délinquants plus ou moins innocents qui croisent leur route. En témoignent des films comme Memories of Murder de Bong Joon-ho (2003), 1987: When The Day Comes de Jang Joon Hwan (2017), ou les dramas Bad Guys (2014), Signal (2016), Life on Mars (2018).

Scènes issues du film Memories of Murder : l’interrogatoire musclé d’un suspect et l’équipe d’inspecteurs dans un commissariat typique des années 80.

A travers le portrait de personnages en proie à des épreuves douloureuses, Lee Chang-dong cherche à libérer la parole sur un passé anxiogène longtemps soumis à ‘l’obligation d’être oublié’ et tente de faire ressurgir les souvenirs traumatisants pour ne pas nier l’histoire et opérer ainsi un travail de mémoire (J. Duay). Une façon de prôner la force de vivre de l’être humain dans toute sa fragile et insignifiante beauté.

« Il fallait que je définisse ce qui était le plus important pour moi, parce qu’il est illusoire de chercher à vivre dans une liberté purgée de tout désir. »

SOURCES :
  • Choi Mikyung; Juttet, Jean-Noël. « Les « sombres feux du passé » dans la littérature contemporaine de Corée du Sud, Critique, vol. 848-849, no. 1-2, 2018, pp. 165-179
  • Dayez-Burgeon. Histoire de la Corée : Des origines à nos jours, Éditions Tallandier, 2012
  • Delissen Alain. Démocratie et nationalisme : le moment minjung dans la Corée du Sud des années 1980. In: Matériaux pour l’histoire de notre temps, n°45, 1997. Modèles d’Asie : En Asie aujourd’hui, des réussites économiques, pour quelles sociétés ? sous la direction de René Girault . pp. 35-40.
  • Duay, Justine. « Mémoire, traumatisme et histoire dans le cinéma sud-coréen contemporain : Mother et Peppermint Candy », Décadrages, 19/2011, 120-129
  • Ferreira, Eric. « Les bourreaux sont-ils les victimes de la société coréenne? d’après le film Pak’ha sat’ang (Peppermint Candy) de Lee Chang-dong », Synergies, Corée n° 2 – 2011 pp. 83-92 (source)
  • Kim Youngsik. « La réforme de la police en Corée du Sud : le chemin inachevé », éd., Droit et politique. La circulation internationale des modèles en question. Presses universitaires de Grenoble, 2014, pp. 265-274.
  • Piel, Jean. Corée, tempête au pays du Matin Calme, éditions Philippe Picquier, Paris, 1998
  • Uk Heo ; Roehrig, Terence. South Korea since 1980, Cambridge University Press, New York, 2010

Jung Jaehan – Carnets d’enquête d’un Beau Gosse nécromant

La réinvention du chamanisme coréen

Ce roman atypique décrit comme une comédie policière est le fruit d’une jeune web-autrice, Jung Jaehan 정재한, qui incarne la nouvelle génération littéraire coréenne. Publié sur internet sous la forme d’un roman-feuilleton, son récit a remporté le prix Kakao du roman en ligne en 2018. Un prix issu de l’application mobile KakaoTalk 카카오페이지 모바일, équivalent du Snapchat occidental, aux icônes cultes et employée par la quasi-totalité des coréens. En France, le roman a été publié aux éditions Matin Calme en 2020. Jung Jaehan avait commencé sa carrière d’écrivain numérique en 2016 avec une romance historique Yeonhwajeon 연화전 (adapté aussi en webtoon 웹툰), suivit du thriller Le mystère de Mangwon-dong 망원동 미스터리 en 2017.

De gauche à droite : Couvertures de The Minamdang en vo et vf, Yeonhwajeon et sa version webtoon, Le mystère de Mangwon-dong

Les Carnets d’enquête d’un Beau Gosse nécromant ou 미남당 사건수첩 minamdang sageonsucheob / The Minamdang Case Note en vo, se réapproprie avec une ironie mordante la figure traditionnelle du chamane, modernisée sous les traits d’un bellâtre rusé, prétentieux et mystificateur : Nam Han-jun 남한준. Un excellent orateur ayant un goût prononcé pour le luxe, le costumes italiens faits sur-mesure, les restaurants chics et l’exagération. Il est secondée par sa sœur cadette Nam Hye-jun 남혜준, génie précoce du hacking, engagée par les bureaux du FBI après avoir réussit à leur pirater des fichiers confidentiels mais virée tout aussi vite pour avoir entrainé ses coéquipiers dans le jeu professionnel ; et par le débonnaire Su-cheol 수철, colosse amateur d’armes à feu factices et de blockbusters dont il aime à citer les répliques cultes. Tandis que la redoutable informaticienne effectue le travail de recherche pour dénicher toute infos utiles sur les activités des clients désœuvrés (relevé de compte, conversation téléphonique, réseaux sociaux et autres), l’homme d’action Su-cheol met à profit son entreprise de détectives privés pour fouiller dans l’intimité secrète de leurs richissimes cibles.

Les trois acolytes forment ainsi une fine équipe d’escrocs (sagikkun 사기꾼), toujours partants pour arnaquer les grands de ce monde à coup de talismans, de transes et d’insultes bien senties. Or les ennuis commencent lorsqu’une fidèle cliente se plaint d’être hantée par un fantôme. Un fantôme inexistant qui les mènent vers un cadavre bien réel et une succession d’aventures rocambolesques. Car la morte se révèle être la victime d’un trafic scabreux où trempent des personnalités importantes, le tout orchestré par une mystérieuse et machiavélique chamane nommée Tante Im 임 고모. Le trio va se retrouver mêlé à des complots toujours plus complexes, au coude à coude avec la brigade criminelle du commissariat local et son inspectrice, l’opiniâtre Han Ye-eun 한예은, si discrète et intuitive que ses collègues la surnomme Han Fantômette / Han Gwi 한귀 (dérivé du mot gwishin 귀신 ‘fantôme’).

Les trois compères et le fameux Sanctuaire du Beau Gosse, source

Le récit s’ouvre sur un prologue tonitruant, voyez plutôt :

Lorsque vous arrivez au 777-17, quartier Yeonnam, arrondissement de Mapo, Séoul, vous vous trouvez devant une grande maison fermée par un portail écarlate. Cette couleur flamboyante n’est d’ailleurs pas moins tape-à-l’œil que l’enseigne fixée à la porte annonçant fièrement « Sanctuaire du Beau Gosse », avec ses coordonnées. De fait, le seuil est usé jusqu’à la corde par une cohue de clients déchaînés qui se succèdent à toute heure du jour. Le carnet de réservation est plein à craquer et il est fréquent de devoir attendre plus d’un mois avant d’avoir la chance d’obtenir un rendez-vous, ce qui n’empêche pas les gens de se bousculer pour essayer d’entrer, voir ça au moins une fois dans leur vie. On se demande bien ce qui peut susciter un tel engouement, surtout quand on sait qu’à peine vous avez fait glisser la porte coulissante, deureureuk, et posé un pied dans le cabinet de consultation :

– Eh alors, mon salopard ! T’es pas un peu culotté d’oser venir trimballer toutes tes forces maléfiques chez moi ?

C’est ainsi que vous faites connaissance avec celui qui vous hurle dessus à vous vriller les tympans, et qui va continuer à vous engueuler sans vous laisser en placer une, ni le temps de souffler. Il faut dire que ce qu’il vous balance, c’est du lourd !

서울시 마포구 7770-17번지에는 빨간 대문 집이 하나 있다. 요사스런 기운을 풍기는 대문 색깔만큼이나 `미남당`이라고 쓰인 간판과 주소지 역시 요상하기는 매한가지다. 그럼에도 불구하고 연일 찾아오는 이들로 인해 문지방이 닳아 없어질 정도로 분주하고 시끌벅적하다. 매일같이 예약이 미어터져 자신의 순번이 돌아오기까지 한 달이 넘는 일도 부지기수이지만, 사람들은 어떻게든 한 번이라도 이곳을 찾아오려고 아우성이다. 그 이유가 무엇인고 하니, 창호지가 덧발라진 장지문을 드르륵 열고 방 안에 들어오는 순간.

– 네 이놈, 어딜 감히 부정을 달고 와!

라고 귀청이 떨어져라 고함을 지르는 이가 있는데, 다짜고짜 욕 들어먹은 당신이 항의할 틈도 없이 일갈이 이어질 것이다. 헌데 그 내용이 기가 막히다.

Musok, mudang et sin

Le chamanisme coréen (한국무속신앙 hanguk musok sinang) est un système de pensée animiste dont les racines, très anciennes, semblent de mêler aux pratiques chamaniques sibériennes d’Asie Centrale mais aussi chinoises (Perrin : 2001; Lewis : 1977). Bien qu’il existe de plusieurs appellations, c’est le terme musok 무속 / 巫俗 qui est communément employé ; issu du sino-coréen 무 mu, en chinois 巫 wu (‘chamane’, ‘sorcier’, ‘medium’). Le musok se repose sur un mode d’ordonnancement du monde où les humains cohabitent avec des entités invisibles (divinités, esprits, fantômes 신 /神 sin, mais aussi ancêtres 조상 josang).

Le rôle du chamane est donc de permettre la communication entre ces deux mondes afin d’en préserver l’équilibre (Kendall : 1998; Guillemoz : 2010). En Corée, les chamanes femmes (les plus nombreuses) sont souvent appelées mudang 무당 / 巫堂 ou encore manshin 만신, tandis que leur homologues masculins sont désignés comme gyok mudang 격무당 ou paksu mudang 박수무당 (Kendall : 1991). Il existe différents types de chamanes dont les héréditaires (sesup mu 세습무, qui forment des lignages) ou les charismatiques (kangshin mu 강신무, qui travaillent de façon indépendante – ce sont les plus représentatifs).

Se jouant allègrement des clichés, notre Beau Gosse Nam Han-jun, se fait passer pour un paksu mudang 박수무당 et demande à être appelé “Maître” (sansengnim 선생님 ‘professeur’) par ses clients. La version française le qualifie de « nécromant » ou jeomjaengi 점쟁이 ‘diseur de bonne aventure’. Imitant le comportement des chamanes charismatiques, il mime des possessions d’esprits, s’invente le patronage d’un esprit tutélaire (momju 몸주) au sein de son sanctuaire (shindang 신당 / 神堂), possède son propre réseau de clientèle et fait passer ses associés pour ses successeurs, ses enfants spirituels.

Un nécromant à la langue bien pendue qui n’hésite pas à houspiller ses clients fortunés. Il possède ainsi toutes les caractéristiques du chamane et n’hésite pas à utiliser le vocabulaire et les pratiques de la profession. Ainsi, en lieu et place du hanbok 한복 de cérémonie (mubok 무복 / 巫服), il porte des costards Armani, brandit des sonnailles faites de grelots scintillants (bangul 방울) dont le son métallique attire les bons esprits, et propose des oracles et talismans hors de prix. L’autrice s’est habilement inspirée de la dimension performative du chamane, qui se met littéralement en scène par des chants rituels (muga 무가 / 巫歌, que l’escroc remplace par des paroles de rap ou de pansori), des exclamations pleines d’émotion, des sauts et des danses menant à la transe.

Bon, allez, un talisman, et tu t’en vas.

거, 부적 한 장 쓰고 가봐.

Mais comment un tel bonimenteur arrive-t-il à maintenir la supercherie? S’il possède cette incroyable faculté de lire dans l’âme des gens, ce n’est pas grâce à ses pouvoirs spirituels mais à son expérience d’ancien profileur (peulopailleo 프로파일러) et surtout aux renseignements précieux apportés par sa petite équipe. En bon manipulateur, il emploie avec brio les données accumulées pour servir des divinations hallucinées et des possessions factices mais spectaculaires : « Alors Han-jun en transe se met à déblatérer une suite de mots incompréhensibles sans cesser de secouer ses grelots puis soudain s’arrête net. L’assistance stupéfaite retient son souffle. »

Han-jun commence à secouer la sonnaille. Les grelots tintent, ttallang ttallang ttallang, ils tintinnabulent… Tous ces petits chocs métalliques résonnent dans la pénombre. Ses pupilles contractés lui confèrent une allure redoutable. Le gamin se plaque contre la palissade avec un cri.

– L’Esprit est là, il vient, il vient…

Han-jun fait le coup des yeux révulsés. L’autre terrorisé à la vue de ces yeux blancs qui clignent violemment, se cramponne à la rambarde.

Han-jun, le Beau Gosse nécromant dans toute sa splendeur, source

Des morts et des vivants

Dans le chamanisme coréen, il est avant tout question de communication avec l’autre monde, un lieu lointain d’où proviennent les âmes des proches disparus mais aussi d’entités malveillantes et néfastes pour les vivants. Endossant un rôle de conciliateur et d’intercesseur auprès des divinités, le chamane apporte des réponses à ce qui est difficilement explicable. Il permet de communiquer avec l’âme des défunts et de participer au processus de guérison et de deuil. Ainsi, lors d’une cérémonie chamanique (gut 굿), l’esprit du proche disparu pourra descendre sur terre et exprimer ses regrets à sa famille ; il sera aussi possible de calmer l’âme d’un esprit courroucé pour qu’il puisse enfin trouver le repos et cesser de tourmenter ses proches. Les malheurs sont ainsi rationalisés par la parole du chamane qui offrira sa propre interprétation aux maux des ses patients.

Même Han-jun, aussi factice soit-il est capable d’apaiser par ses mots les difficultés de ses clients. Il parvient ainsi à persuader un adolescent de ne pas se suicider et sa mère de faire plus attention à son fils. En cela, il diffère singulièrement de sa rivale, la puissante mais mauvaise Tante Im, qui préfère user de son influence pour manipuler et corrompre les gens plutôt que de les aider à améliorer leur vie.

Normalement, les événements néfastes frappent comme la foudre, alors que les fastes murmurent. Si tu sais regarder autour de toi, tu verras que le monde te chuchote à l’oreille.

Ainsi qui dit chamane dit nécessairement esprits, et notamment esprits des morts. Le roman de Jung Jaehan est un polar humoristique qui se focalise sur une enquête criminelle et la dissolution d’un réseau pervers tentaculaire. S’il n’y a pas de fantôme, il y a des cadavres, des victimes qui demandent justice. Le funèbre et le chamanisme sont d’ailleurs intrinsèquement liés. Le cinéma ne s’y est pas trompé et nombres d’œuvres policières, horrifiques ou fantastiques emploient les figures du chamane et du fantôme, comme pour insister sur le rapport intime que nous entretenons avec les morts.

Ainsi, le drama Possessed 빙의 (2019) de la chaîne OCN met en scène une jeune chamane et un enquêteur luttant contre un mauvais esprit capable de posséder et de tuer les humains. Le thriller familial The Village: Achiara’s Secret  마을 – 아치아라의 비밀 (2015) ne cesse d’évoquer la disparition d’une morte. C’est sans compter la multitude de séries mettant en scène des héros capables de voir les fantômes, aptitude fréquemment associée aux pouvoirs des chamanes, comme The Great Shaman Ga Doo Shim 우수무당 가두심 (2021), Bring It On, Ghost 싸우자귀신아 (2016), Oh My Ghost 오 나의 귀신님 (2015), The Girl’s Ghost Story 소녀괴담 (2014), The Master’s Sun  주군의 태양 (2013) … La présence du surnaturel associé au chamanisme dans les œuvres audio-visuelles témoigne de l’attrait du public et de la survivance des chamanes dans la Corée contemporaine.

De gauche à droite : Affiches des dramas Possessed, The Village : Achiara’ s Secret, Bring It On, Ghost, The Girl’s Ghost Story, The Master’s Sun

Le beau gosse aux grelots semble d’ailleurs avoir séduit les producteurs, car une adaptation télévisée devrait voir le jour en 2022 avec les acteurs Seo In Guk 서인국 (Reply 1997, The Smile Has Left Your Eyes, Doom at Your Service) et Oh Yeon Seo 오연서 (My Sassy Girl, A Korean Odyssey, Mad for Each Other). Car, taillé pour le cinéma, le roman de Jung Jaehan prend des allures de scénario. Les descriptions sont ultras visuelles et s’imaginent comme des scènes filmées. L’utilisation massive d’onomatopées parsème le récit et lui donne une dimension sonore. L’écriture est vive et sans ambages, offrant un rythme soutenu et un dynamisme vibrant. Quand aux dialogues, ils sont écrits comme des répliques de films, ancrés dans une oralité familière voir outrancière. Les personnages s’insultent copieusement et se bastonnent avec ce goût pour le grotesque propre aux polars sud-coréens.

« Il essaie d’ouvrir les yeux. Y parvient à peine. Il a dû s’en prendre des sévères dans cette région. Ses lèvres écorchées le brûlent, il les essuie d’un revers de la main. Qu’elles tachent de sang.

– Merde, mon gagne-pain.

[…] Su-cheol est étendu à côté de lui. Il n’a pas pu suivre le déroulement des évènements mais manifestement celui-ci s’en est pris dix fois plus que lui dans la tronche. Han-jun entreprend de le réveiller en lui flanquant quelques baffes, sans qu’aucun résultat s’ensuive. « 

Bande annonce du roman

Divination, entre succès et polémique

Les pratiques magiques ayant trait au surnaturel ont toujours été teintées d’ambivalence. Simples croyances, mensonges illusoires ou véritables esprits invisibles? Difficile d’avoir un avis clair sur la question. Si rien n’affirme la véracité des pouvoirs spirituels, rien de démontre leur inefficacité. Dans une société où les individus se cherchent continuellement, tentent de vivre au mieux malgré des angoisses toujours plus présentes, le chamanisme, comme tout autre système de pensée, offre une voie de rationalisation, un soutien et un semblant de réponse.

La divinisation n’est pas nouvelle en Corée et fait partie du quotidien. Il est coutume pour les entreprises de faire appel à des chamanes pour connaître les meilleurs emplacements grâce à la géomancie ou de fixer les dates propices à l’organisation de mariages, funérailles, évènements ou autre. Se placer sous l’apanage des divinités, c’est surtout se garantir la présence de bons auspices pour le futur: « Vous ne devez pas en parler à la légère. Sans rituel de la chance, il est plus que probable que notre avenir soit pestiféré. Rien de ce qu’on entreprend ne marche », déclare ainsi une actrice à un PDG malchanceux qui va s’empresser de prendre rdv avec Han-jun.

En parallèle du chamanisme coréen qui protège des mauvais esprits, éloigne la malchance ou soigne les âmes, il est possible de rencontrer des diseurs de bonne aventures utilisant le saju (사주/四柱), des devins ou des astrologues adeptes de chiromancie ou de tarot. La lecture du destin est un business qui séduit une jeune génération en quête de sens et on observe une résurgence des pratiques divinatoires, mêlée de nouvelles technologies au sein de cafés de voyance branchés qui cohabitent avec les tentes érigées à la va-vite dans la rue. Très proches des séances de voyance occidentales, ces consultations rapides et bon marché permettent notamment de connaître sa compatibilité amoureuse.

Le pouvoir que vous avez utilisé pour jeter des malédictions, il va se retourner contre vous. Car la vie est un miroir. 

자신의 힘을 저주에 썼으니, 그대로 돌아올 겁니다. 인생은 거울이니까.

Mais toute pratique possède ses dérives, et le chamanisme n’a pas acquis sa mauvaise renommée sans raison. Outre le lent travail de dépréciation orchestrée par le pouvoir au cours de la dynastie Joseon par des lettrés néo-confucéens bien décidés à garder le monopole du pouvoir religieux, l’époque moderne et les différents gouvernements se sont appliqués à faire disparaitre des ‘superstitions arriérées’ (mishin 미신 / 迷信) (Walraven : 1993). Ajouté à cette histoire mouvementée, les chamanes ont acquis la réputation peu flatteuse d’arnaqueurs abusant de la crédulité de leur clients en monnayant des pratiques à des tarifs exorbitants.

Le sanctuaire du Beau Gosse ferme à 18 heures. La raison officielle s’énonce ainsi : « Si je vous fais une divination la nuit, les forces lunaires sont telles que vous, simple client, risquez de vous retrouver englué par un esprit », quant à la vraie raison, c’est qu’ « un dîner gastronomique, c’est le luxe en soi », devise autoproclamée de Han-jun.

Il suffit de voir le portrait peu reluisant que certains dramas offrent à ces personnages, notamment féminins, pour constater combien cette image négative est devenue archétypale. Dans la série historique Hometown Legends 전설의 고향 (2008), la chamane prend des allures de sorcière adepte de magie noire et lanceuse de macabres malédictions, tout comme dans Mirror of the Witch 마녀보감 (2016) ou The Moon Embracing the Sun 해를 품은 달 (2012). Dans sa version contemporaine, elle prend la forme d’une femme d’âge mûr, outrageusement maquillée, vêtue de vêtements bariolés, le regard acéré et la gouaille agile, toujours prompte à faire payer au prix fort ses prestations de devineresse.

De gauche à droite puis de haut en bas : Les multiples versions de la mudang à la télévision (Hometown Legends; Moon That Embraces The Sun, The Village, Mirror of the Witch, Possessed) et un exemple de paksu mudang (Possessed)

A ce titre, le roman semble s’inspirer du scandale politico-religieux Choi Soon-sil 박근혜-최순실 게이트 ayant eu lieu en 2016 et qui a conduit à la destitution de la présidente Park Geun-hye 박근혜. Une sombre affaire d’influence entre la fille d’un prédicateur mi chamane mi évangéliste d’une « Église de la vie éternelle » Choi Soon-sil, et la fille du général Park Chung-hee 박정희 (à la tête du régime autoritaire en 1962-1979). Corruption, abus de pouvoir, falsification… des magouilles dans lesquelles nombres de puissants étaient impliqués et qui ont grandement choqué l’opinion publique. Cette question de l’influence des chamanes dans la sphère politique a d’ailleurs été abordée en 2020 dans le drama The Cursed 방법 où la jeune mudang Jung Ji So 정지소 (Parasite), aidée de Uhm Ji Won 엄지원 (The Silenced), s’oppose au pouvoir destructeur de la puissante gourou Jo Min Soo 조민수 (Pieta).

Fort heureusement, la figure jadis si méprisée des chamanes tend à reconquérir ses lettres de noblesse. Outre le travail de préservation mis en place par le gouvernement pour protéger ce patrimoine immatériel vivant, l’attrait de la jeune génération pour les pratiques ésotériques donne un nouveau souffle à la profession. Les dramas les plus récents offrent une vision bien plus positive de ce surnaturel de l’ordinaire comme en témoigne les séries fantastiques : Sell Your Haunted House 대박부동산 (2021), The Witch’s Diner 마녀식당으로 오세요 (2021), The Great Shaman Ga Doo Shim 우수무당 가두심 (2021), The Uncanny Counter 경이로운 소문 (2021) , Hotel del Luna 호텔 델루나 (2019), The Ghost Detective 오늘의 탐정 (2018), The Guest 손 (2018).

De gauche à droite : Affiches des dramas Sell Your Haunted House, The Witch’s Diner, The Great Shaman Ga Doo Shin, The Uncanny Counter, Hotel del Luna
SOURCES :

NB : Ceci n’est qu’un minuscule aperçu de la richesse incroyable du chamanisme coréen. J’ai puisé allègrement dans mon ancien mémoire de recherche (dont je me refuse à vous donner le lien tant il comporte de lacunes. Comme quoi, relire son travail des années après permet de prendre du recul). Je ne vais donc pas m’étendre sur le sujet (que j’affectionne particulièrement) car j’ai bien l’intention de revenir dessus plus tard tant il y a de choses à dire. Je vous propose quand même quelques sources bibliographiques pour les plus curieux d’entre vous :

  • BIDET, Eric (trad.) ; COLLECTIF. Traditions, rituels, croyances, anthropologie coréenne. Paris : Les Indes savantes, coll. « Monde coréen », 2005
  • COLLECTIF. Korean Shamanism, Revivals, survivals, and charge. Séoul : The Royal Asiatic Society Korea Branch, 1998
  • GUILLEMOZ, Alexandre. La Chamane à l’éventail, Récit de vie d’une mudang coréenne suivi de La chamane et l’ethnologue. Paris : Imago, 2010
  • KIM Keum-Hwa. Partageons le bonheur, dénouons la rancœur. Récit de la chamane aux dix mille esprits. Paris : Imago, 2015
  • SETH, Michael J. Une histoire de la Corée, de l’Antiquité à nos jours, An History of Korea, From Antiquity to the Present. Lanham (Maryland) : Rowman & Littlefield, 2011, XI-573p.

Plongée dans le folklore slave : la Baba Yaga

Baba Yaga est une figure du folklore slave présente dans toute l’Europe de l’est. Sa silhouette voûtée, aisément reconnaissable, se faufile entre les arbres et son rire grinçant résonne, créant effroi et crainte même chez les plus courageux. Mais qui est-elle réellement? Selon une ancienne croyance russe, l’âme s’échappe du corps des défunts sous la forme d’un oiseau ou d’un papillon ; celles des petites grands-mères s’envolent comme un papillon babochka бабочка (Forrester). Suivons celle de la baba …

Baba Yaga, la bien-nommée

La langue slave est sans article, Baba Yaga n’est donc pas un nom propre ni un personnage unique (Gruel-Apert). Il existe ainsi plusieurs baba yaga même si les récits font généralement référence à un seul individu (Forrester). Elle possède une infinité de noms et de formes régionales bien que le nom « Baba Yaga » soit employé partout (Cherepanova). Ainsi, les russes la nomment Baba Yaga Баба Яга mais aussi Yagishna Ягишна / иагишна, Iagonishna иагонишна / ягонишна, Egi Baba еги-баба, Yagaya Ягая, Yagabova Ягабова, Egabova Егибова, Egibaba Эгибаба, Egibisna Эгибисна, Egiboba Егибоба, Aga Gnishna Ага Гнишна, Baba Igipuvna Баба Игипувна (Novikov : 1974). Sous forme plurielle, les Baba Yaga deviennent Baba Iagi баба яги / баба иаги ou Iagishny иагишны (A. Johns).

Les variantes sont nombreuses dans les pays slaves pour la désigner. Dans les pays frontières, très proches de la Russie, la dénomination est similaire. En Biélorussie, on l’écrit Baba Yaga Ба́ба-Яга́, Baba Yuga Ба́ба-Юга́, Yaginya Ягіня ; en Bulgarie, Baba Yaga Ба́ба Я́га, mais encore Baba Yazya Баба-Язя, Yazya Язя, Yazi Baba Язі-баба, Hadra Гадра ou Iuga юга en Ukraine et dans la région du Smolensk (Novikov : 1974) ; ainsi que Indzhi Baba Инджи баба dans les Carpates ukrainiennes (Dunaievs’ka : 1987). En Pologne est devient Jędza ou Babojędza ; pour les tchèques, Ježibaba, Jedibaba, Jedubaba ou Jezinka mais on la désigne aussi comme ‘la femme de la forêt’ Lesnaya Baba. En Slovaquie de l’est, elle est Iezhibaba, Izhuzhbaba, Hyndzhi Baba ou encore Ezhibaba (Hyriak : 1965-79). En Moravie, il existe ördögbaba, issue du hongrois ördög ‘démon’ (Jan Machal : 1891). Pour finir, les serbes la nomment Baba Jega баба jега, šumska majka шумска мајка ‘Mère de la forêt’, Baba Korizma баба коризма ‘Grand-mère du Carême’, Gvozden Zuba гвозден зуба ‘Dent de fer’ ; les slovènes, Jaga Baba ou Ježi Baba ; et les sorabes Wjerbava, Wurlavu, Pripolnica (S. Zochios).

Golubechkova Svetlana Petrovna, Голубечкова С.П, Baba Yaga Баба Яга, 2007, coll. inconnue

Une première énigme nous vient de l’étymologie du nom Baba Yaga. Le composant Baba est présent dans toutes les langues slaves et signifie communément ‘grand-mère, grand-père, mère de la mère’ ainsi que ‘vieille femme’ ou ‘femme mariée’, ‘femme du peuple’ (Trubachev : 1959). Il est dérivé de l’indo-européen *b(h)ab(h)-, dont est issu le baby anglais, l’allemand bube ‘garçon’ et l’italien babbo ‘père’. En vieux slave, le terme baba Баба est le diminutif de babyshka бабушка, un nom commun employé pour qualifier une sage-femme (babka, Бабка) ou une sorcière (vedma, ведьма), devenu la ‘grand-mère’ babushka бабушка en russe moderne (A. Johns ; Zochios). Dans le langage populaire, la baba (‘la bonne femme’, ‘la paysanne’) est l’équivalent féminin du moujik Муж (‘le paysan’) et se distingue de la ‘jeune fille’ (devka, девка) ou ‘vierge’ (deva, дева). D’un point de vue péjoratif, la baba, c’est la femme mariée vieillissante de basse classe sociale, émotionnellement instable, à la sexualité active mais peu attirante (Forrester) ; ou un homme timide et peu viril caché dans les jupes de son épouse (A. Johns).

L’origine du terme Yaga Яга est plus obscure. Selon la Vieille Église Slave, il serait issu de jędza ‘maladie’, du serbo-croate jeza ‘horreur’, ‘frisson’, du slovène jeza ‘colère’, du tchèque jezinka ‘mauvaise nymphe des bois’, ou du polonais jędza ‘mégère’, ‘furie’ (A. Johns). Il se rapproche des verbes russes iagat ягат ‘crier’, ‘jurer’, ‘maudire’ ou egat егат ‘enrager’, ‘brûler férocement’ (Cooper : 1997). D’autres y voient le jaeger ‘chasseur’ germanique, ou le yaya ‘horrible’ comparé à jeaz ‘frisson’ ou jezivo ‘terrifiant’ des langues slaves du sud (Bosnie, Croatie, Serbie). Yaga pourrait aussi être assimilé au lituanien nuengti ‘torturer’, à l’anglo-saxon inca ‘douter’, ‘peine’ et au vieux norrois scandinave ekki ‘peine’, ‘inquiétude’ (Preobrazhenskii : 1959 ; Vasmer : 1958). Une autre piste suppose que Yaga aurait des origines indo-européennes. Stepanov y discerne le grec Jason, le dieu romain Janus ou les divinités hindoues Yama यम, dieu lunaire de la Mort, et Yamuna / Yami यमुना, sa sœur solaire ; tandis qu’Afanassiev l’assimile au proto-slave *oZ et au sanskrit áhi अहि ‘serpent’. Il pourrait aussi être dérivé du mongol eke ‘mère’ ou du turc ekä ‘tante’ (I.N. Berezin). En définitive, ce terme nébuleux reste indéchiffrable mais suggère bien le caractère ombrageux de l’énigmatique sorcière.

Ivan Bilibine, Illustration pour « Vassilissa la Belle » Василиса Прекрасная, lithographie, 1899

Baba Yaga et la littérature populaire

Les premières mentions de Baba Yaga datent du XVIIIe siècle dans des traités savants de littérature populaire, tandis que le premier conte où apparaît Baba Yaga est publié en 1820 par Mikhail N. Makarov dans le poème narratif Le chrétien Krivich et Yaga (Krivich Kristian i Yagaya, Кривич христианин и Ягая) (A. Johns). Les recueils de contes initiaux compilent les ouvrages originaux d’auteurs et de textes traduits de l’Occident, d’adaptations libres de bylina былина (chants épiques ou ballades héroïques des XIe-XVIe) et de la littérature populaire issue des romans d’aventure, des arts visuels et de récits oraux.

Vers 1766-1768, Tchoulkov compile un recueil de contes littéraires russes sous le titre Le Persifleur (Peresmechnik, Пересмечник)  (M. Guister). En 1770-74 M. D. Tchulkov publie le Recueil de chants populaires, en 1776 le Dictionnaire des superstitions russes, puis en 1787 le ABC des superstitions, des sacrifices païens, et des coutumes de mariage en Russie (Abevega Russkih soueverij, Абевега Русских суеверий) et le Recueil de chants slaves. D’autres collectionneurs d’histoires poursuivent ce travail comme Vasilii Levshin avec Les Contes Russes (Russkie skazki, Русские сказки) consacrés aux héros bogatyr’s богатырь des bylina.

Ces recueils d’histoires destinés aux milieux populaires sont méprisés par les élites et il faut attendre le XIXe siècle pour que des folkloristes étudient le conte avec une démarche scientifique. Les textes de traditions orales sont ainsi retranscrits avec plus de fidélité notamment les Contes populaires russes (Narodnye rousskie skazki, Народные русские сказки) d’Alexander Afanassiev (Александр Афанасьев, 1826-1871) rédigés en 1855-1864 puis complétés et commentés en 1936-1940 dans une 5e édition devenue une référence. Dans le but de préserver un art de la narration orale en voie de disparition, les chercheurs collectent les récits auprès des interprètes, notamment masculins, car l’observateur étranger se heurte à la méfiance des femmes qui n’osent pas dévoiler leur savoir ; en résulte un répertoire incomplet et genré (Nikiforov : 1930).

File:Vasnetsov samolet.jpg
Viktor Vasnetov (1848-1926), Le Tapis Volant, représentation d’un héros du folklore russe, Ivan Tsarévitch, Ковёр-самолёт, 1880, huile sur toile, Musée des Beaux-Arts de Nijni Novgorod

On apprend ainsi que les contes furent à l’origine une forme de magie destinée à distraire les esprits sylvestres. Dans certaines régions de Russie et d’Ukraine, réciter des contes ou des énigmes est interdit en été, où les agneaux sont jeunes, pour tenir éloigner les esprits néfastes des animaux domestiques (Zelenin : 1934). La performance du conte, sa localité (en forêt pendant la chasse ou la coupe du bois), sa temporalité (soirée ou nuit), le statut spécial du conteur (perçu par certains villageois comme un sorcier), son genre (souvent masculin), suggèrent que les contes russes servaient de fonctions de chasse rituelles maintenant oubliées (Senkina : 1988).

Poutrant, dans les récits slaves, les narrateurs insinuent que leurs histoires n’ont rien à voir avec la vie réelle ; un conteur conclue même sur ces mots : « Voilà toute l’histoire, et je ne peux plus mentir » (Vot i skazka vsya da bol’she vrat’ nel’zya, Вот и сказка вся да больше врать нельзя) (Razumova & Senkina : 1974). Vers le XIXe d’autres conteurs jouent de la frontière ténue entre fiction et réalité en transposant leurs récits sous le règne de Nikolai Nikolaevitch ou durant les temps anciens, le surnaturel côtoyant les saints orthodoxes sans être contestés (Zelenin : 1914).

Baba Yaga est ainsi présente dans l’imagerie populaire russe des XVIIe-XVIIIe siècles siècles sous la forme de loubok Лубок (loubki au pluriel), un livre de colportage, analogue aux livres d’Épinal, aux illustrations colorées et satyriques gravées sur bois. Dans une gravure de 1760, on la voit montée sur un cochon ou sanglier en train de se battre avec un crocodile ou karkadil, animal fantastique du bestiaire médiéval multicéphale, à la fois lion, loup et diable. Dans ces illustrations, Baba Yaga porte le letnik brodé des femmes aisées du XVIe-XVIIe, un bonnet de femme mariée ou bien des cheveux défaits indécents ainsi que le lapti des paysans. Son physique n’est guère avantageux, ses traits sont grossiers, elle est bossue et dansante. Certains détails intriguent comme la présence sautillante d’un paysan moujok ou celle de fioles de vin et de bateaux. Ces représentations singulières semblent être des satires politiques du couple impérial formé par Pierre le Grand et Catherine Ire (D. Rovinski). Il pourrait aussi s’agir d’images comiques et divertissantes, à consonance misogyne (K. Bogdanov).

« Baba Yaga jambe-de-bois montée sur un cochon combat le crocodile infernal« , Баба Яга деревянная нога едет с каркаркадилом дратися на свинье с пестом, loubok russe satirique du début XVIIe siècle

Le royaume-tombeau

La demeure de Baba Yaga se situe à la frontière entre les mondes, « tout près de l’habitat des hommes : au bord de la rivière, dans la forêt proche où les héros vont simplement chercher des champignons » (Nobikov). Son repère est isolé du monde humain, perdu au cœur d’un labyrinthe sauvage : la forêt (Vassilissa ; La plume de Finist, clair faucon), le sommet d’une montagne (Ilia de Mourom et le dragon) ou de l’autre côté d’une rivière de feu (Maria Morevna). C’est un non-lieu, une borne frontière, où le héros en errance se rend pour accomplir sa quête, souvent marqué par une zone de marge, un « territoire liminaire » comme une clairière (N. Belmont). Dans l’imaginaire russe, la route symbolise le non-être, un lieu hors-norme qui échappe au tissu social de la communauté (Tatiana Ščepanskaja). Hors du cercle social, le voyageur n’a plus de statut, ni de protection parentale ; il est en dehors de la société humaine.

La vision de son domaine à de quoi faire frémir : « une maison entourée d’une palissade d’ossements humains, que surmontaient des crânes qui semblaient vous regarder ; les battants des grilles étaient faits de jambes, les verrous de mains, et la serrure d’une bouche aux dents pointues. » Les grilles et les portes n’obéissent qu’à leur propriétaire, et les crânes luisent comme des lanternes. L’un des éléments les plus emblématiques de Baba Yaga est sa maisonnette zoomorphe. Il s’agit généralement d’une hutte (khatka, хатка) de bois ou de plomb perchée sur des cuisses de poulet (Izbúshka na kúr’ikh nózhkakh, Избу́шка на ку́рьих но́жках), parfois sur des pattes de chèvre (Na koz’ikh nozhkakh, на козьих ножках) ou des cornes de bélier (Na baran’ikh rozhkakh, на бараньих рожках). Elle est aussi décrite comme une isba изба, cette petite maison faite de bûches taillées, présente dans tout le nord de la Russie et en Scandinavie. Une tradition ancienne voulait que les cabanes soient placées sur des souches de bois afin de les protéger de la pourriture du sol marécageux, leur donnant l’apparence de huttes sur pattes.

Ivan Bilibine (1876-1942), Vassilissa Василиса, lithographie, 1899 ; Isba à pattes de poulet, Illustration pour la série « Conte de Fées Сказки », lithographie, 1899

Cette isba semble dotée d’une volonté propre, elle est capable de tourner sur elle-même, imitant la rotation terrestre (Forrester). Les visiteurs doivent réciter une formule traditionnelle pour que la maison daigne se tourner vers eux et présente sa façade : « Cabane, cabane! Tiens-toi dos à la forêt et fais moi face ! » (Izbushka, izbushka! Stan’k lesu zadom, a ko mne peredom !, Избушка, избушка ! Станьк лесу задом, а ко мне передом !). La porte d’entrée cachée, située du côté opposé au monde des vivants, empêche le visiteur de passer, faisant de l’isba un poste frontière psychopompe (S. Zochios). En Scandinavie, la porte des habitation n’est jamais orientée vers le nord, car c’est la demeure de la Mort (Náströnd ‘la rive des cadavres’), le niveau inférieur, situé sous l’Arbre-Monde Yggdrasil, qui selon l’Edda (épopée mythologique islandaise du XIIIe siècle) est le siège de la déesse infernale Hel.

La hutte est un édifice mobile, entre ciel et terre, mi-objet, mi-animal, qui fait corps avec sa propriétaire. Car Baba Yaga repose de tout son long et occupe tout l’espace, s’étirant d’un coin à l’autre de la cabane comme un cadavre reposant dans un cercueil (Forrester). Une défunte aveugle à l’odorat affûté qui s’exclame à l’arrivée d’un visiteur : « Fu, fu, ça sent l’esprit russe ! » (Fu, fu, russkim dukhom pakhnet ! Фу, фу, русским духом пахнет!), l’équivalent du « Pouah ! Je sens la chair fraîche ! » Les morts reconnaissent instantanément le souffle / l’odeur des vivants (Zhivoj dukh, Живой дух) mais souffrant de cécité, ils sont incapables de voir les vivants tout comme les vivants ne perçoivent pas les morts (A. Johns). Cette hypersensibilité sensorielle est caractéristique des êtres de l’autre-monde (G. Kabakova). On avait donc coutume de se protéger des esprits malveillants grâce à des plantes odorantes comme l’oignon, le radis, le chou, l’ail, l’absinthe, l’encens ou la myrrhe.

« L’affreuse Baba Yaga jambe-de-bois, avec des pieds si grands qu’ils sortaient par les fenêtres, une bouche sans dents et un nez qui avait poussé jusqu’au plafond. »

Couverture du livre de conte russe pour enfants Baba Yaga Баба Яга , 1908 ; Aleksander Lindeberg (finnois, 1917-2015), illustration d’un conte issu des Russian Folk Tales, 1967

Singulière physionomie

Une fois arrivé devant la cabane, le héros fait la rencontre de son occupante. Elle arrive avec fracas depuis le ciel ou ouvre la porte avec un rire strident. Sa particularité physique est d’avoir une jambe unique constituée de matière solide ou métallique : os, argile, fer, or ou acier. Elle est décrite par l’épithète rythmique de « Baba Yaga jambe-en-os » (Baba iaga kostyanaya noga, Баба яга костяная нога), ce qui accentue son appartenance au monde des morts. Son moyen de locomotion est encore plus atypique : « Elle monte dans un mortier, se propulse avec un pilon et efface ses traces avec un balai » (v stupe edet, pestom pogoniaet, pomelom sled zametaet, в ступе едет, пестом погоняет, помелом след заметает). Ces objets composent l’ensemble des outils utiles à une femme pour préparer les herbes alimentaires ou médicinales, ou pour moudre le grain (A.Johns).

Son apparence des plus repoussantes incarne la transformation du corps vieillissant : un nez crochu immense « qui ratisse le charbon » (nosom ugol’ia grebet – носом уголья гребет) ou « qui pousse jusqu’au plafond » (nos v potolok ros, нос в потолок рос), une dent en fer qu’elle affûte avec soin (on dit qu’elle « ne gâte que ses dents », Sebe tol’ko zuby portit, Себе только зубы портит), des seins pendants qu’elle porte en bandoulière, un dos voûté et bossu (A. Johns). Si les parents des héros sont souvent qualifiés de vieilles personnes (‘le vieil homme’, ‘la vieille mère’) à même d’avoir des enfants, Baba Yaga semble bien plus âgée, presque immémoriale, gardant à jamais l’apparence d’une vieillarde édentée et terrifiante à la santé de fer.

T. Ivanitskaya, Baba Yaga, Illustration du conte « Finist le Faucon » Пёрышко Финиста ясна сокола, date et lieu inconnus

Sa physiologie exagère les attributs féminins : elle possède des seins qui traînent et « jaillissent dans le jardin » (tit’ki cherez gryadku vesnut, титьки через грядку веснут), « seins énormes, mamelles posées sur l’étagère, de l’isba bondit la baba Yaga, le cul noueux […] » (V. Propp). Dans l’imaginaire populaire slave, la poitrine féminine est l’abri de l’âme et son opulence est valorisée (G. Kabakova). Le folklore est peuplé de créatures plantureuses comme la sylphide russe roussalka русалка (roussalki au pluriel) ou la nymphe bulgare samodiva самодива. Parfois ces êtres surnaturels enlèvent les nouveau-nés ou allaitent les bébés abandonnés comme la boginka polonaise.

L’apparence grotesque de Baba Yaga, l’hypertrophie de ses organes de reproduction et l’absence d’un homme à ses côtés semblent suggérer une fécondité strictement féminine, écho d’un stade où la reproduction semblait indépendante de la participation masculine. Baba Yaga l’androgyne serait capable de parthénogenèse, l’enfantement sans fécondation mâle, ce qui génère une crainte et une jalousie masculine dont témoignent les descriptions péjoratives de son corps (JJ. Bachofen ; Shapiro). Baba Yaga serait un avatar d’un matriarcat originel, fondé sur un système gynocratique dominant (pouvoir politique détenu par les femmes) et une famille matrilinéaire (filiation par la mère), ridiculisé ensuite par le patriarcat comme une culture primitive (JJ. Bachofen).

D’ailleurs Baba Yaga est mère sans être épouse. Les récits se focalisent sur la maternité (« mamelles ou tétons enroulés à un crochet ») sans évoquer sa sexualité. Le nombre et la nature de sa descendance évolue : parfois trois filles démoniaques et un fils serpent, ou 77 filles aux allures de sorcières (A. Zochios) que l’on surnomme les Iagishny Ягишный / Yagishna Ягишна, les ‘filles de Yaga’ (Shapiro). Dans certaines versions, elle a une fille unique qui est soit un double de sa mère qui finit par être mangée par celle-ci, soit un personnage bénéfique, parfois fiancée au héros et qui cherche à échapper à l’emprise maternelle (Prince Danila Govorila). Elle se prénomme Egishna Эгишна, Egidichna Егидична, Egibisna Эгибисна (Cherepanova : 1983) ou encore Yagarnushka Ягарнушка (Balashov).

Ivan Bilibine (1876-1942), Vassilissa, Василиса, 1899, lithographie ; Baba Yaga issue de « Vassilissa la Belle », Василиса Прекрасная, lithographie, 1900, coll. privée

Sorcière diabolique

Baba Yaga possède les pires caractéristiques : croquemitaine, cannibale, cruelle, laide et adepte de magie. Dans une Europe de l’est influencée par la religion chrétienne, elle est fréquemment associée au diable et aux sorcières : ved’ma ведьма ou ‘vieille femme sorcière’ (starukha koldun’ya, старуха колдунья) en russe, vid’ma відьма en ukrainien, viedźma ведзьма en biélorusse (A. Johns ; Karnaukhova : 1928). Certains la considère comme la tante ou la maîtresse des sorcières (Federowski : 1897), elle utilise un balai pour se déplacer (metly, метелы) et se rend aux rassemblements infernaux (Afanassiev). Il est aussi possible qu’elle soit ‘la grand-mère du diable’ qui apparaît dans le diction russe injurieux « Va chez la grand-mère du diable ! » (Idi k chertovoi babushke ! Иди к чертовой бабушке !), équivalent à notre « Va au diable ! »

La naissance de Baba Yaga, rapportée par certaines légendes, témoigne de la mauvaise nature du personnage. Ainsi il est dit que le diable fit cuire dans un chaudron les douze pires mégères connues, tout en goûtant le mélange infâme en crachant et éternuant ; et de cette mixture jaillit Baba Yaga. De même, dans les loubok, le diable, chimiste et savant à ses heures, tenta d’extraire l’essence du mal ultime (apanage des femmes) mais échoua lamentablement et brisa la fiole contenant la sorcière qui en perdit ses jambes. Le créateur malchanceux lui en procura une nouvelle paire en os, lui appris la sorcellerie et lui offrit un mortier et un pilon comme moyen de locomotion (G. Kabakova).

Les entités féminines démoniaques sont d’ailleurs légions dans le folklore slave. On craint en Russie la présence de la ‘Femme du Midi’ (Poludnitsa, полудница ) et de la ‘Femme Seigle’ (Rozhitsa, рожьица), esprits diaboliques sans mari, gigantesques et cannibales (Efimenko : 1877). En Biélorussie, Baba Yaga se confond avec la nuisible Jaginia Джагиния ; en Roumaine avec Muma Pădurii la ‘Mère de la Forêt’. En Ukraine, la ‘Grand-mère de fer’ (Zalizna Baba, зализна баба) hante les jardins et enlève les enfants (Kalyn : 1972 ; Chubinskii : 1872). On parle aussi dans la région de Pskov à la frontière de l’Estonie de la ‘Vieille Bossue’ (Baba Gorbata, Баба Горбата) et de la ‘Moissonneuse’ (Pozhinalka, Пожиналка), entités femelles maîtresses des champs (A. Johns). Les sorcières sont présentes dans les récits slovaques sous la forme de la Ježibaba et de la Bosorka ; de même qu’en Moravie orientale et chez les Valaques où la Bosorka čarodejnice ‘sorcière’ et la Kuželnice ‘magicienne’ agissent dans l’ombre (J. Polivka). Cette Bosorka maléfique a la réputation de voler le lait des vaches dans les Carpates ukrainiennes et l’on raconte même que Baba Yaga y suce le sein des filles (L.Vinogradova).

Vania Zouravliov, Baba Yaga, dessin, 2013 (?), coll. inconnue

Dans le folklore polonais, les sorcières czarownica sont intimement liées au diable et ont la réputation de se rendre aux nuits de sabbat sur le Mont Chauve Łysa Góra (Malinowski ; Pellowski). L’histoire du pays se souvient des nombreux procès de sorcellerie tenus entre le XVII et le XVIIIe siècles. L’influence de la religion chrétienne occidentale s’est faite forte dans la culture polonaise qui a dès lors associé les créatures païennes aux démons de l’église (K. Vandenborre).

En Roumanie, différentes figures évoquant la Baba Yaga peuplent le folklore et attestent de la puissance de la sorcellerie rurale et de la persistance des superstitions populaires comme la Mama Ileana ou la Baba Hârca (V. Alecsandri). La plus connue reste Baba Cloantza, ‘la vieille édentée’, qui joue dans les contes le rôle d’une vieille devineresse adepte de magie et vivant en périphérie du village. Cette étrange femme possède la capacité d’aspirer les angoisses via une dimension performative de la parole : ses mots exercent un puissant pouvoir. Cette importance du langage magique est très présente dans l’imaginaire paysan ; on y parle des chants ensorcelants des ielele, de l’oraison mélancolique du doïna, de la voix hypnotique de la Baba Cloantza. La récitation d’une formule magique prend la forme d’une invocation descântec aux multiples effets (S. Ferent).

Baba Cloantza est mère d’une nombreuse progéniture ; des héros humains hors du commun ou des filles allégoriques : Baba Dochia d’origines daces ; Mama-Noptii Mère de la Nuit entourée de créatures vampiriques ; Saintes Mardi, Vendredi, Mercredi, Jeudi, métaphores de déités gréco-romaines (Mars, Venus, Mercure, Jupiter). Dans un poème de Vasile Alecsandri de 1821, la Baba Cloatza s’éprend d’un bel éphèbe qu’elle poursuit de ses assiduités. Face au refus du malheureux, elle invoque des démons (Fiară-Verde, Sânge-Rosu, Hraconi, vârcolac – êtres vampiriques mangeurs du soleil et de la lune) avant que l’aube ne l’emporte en enfer. Dans un ancien chant populaire intitulé Holéra ‘Choléra’, la Cloantza incarne la Mort et prend des allures de ‘Furies de l’enfer’ aux cheveux reptiliens, mélange original du syncrétisme entre paganisme et christianisme (S. Ferent).

P. Fergyusson П. Фергюссон, Baba Yaga, date et lieu inconnus

Ogresse-mère

Mais la face la plus sombre de Baba Yaga est son goût morbide pour la chair humaine qui éveille la peur primaire d’être dévoré par l’autre. Le cannibalisme ou anthropophagie, du grec anthropos ἄνθρωπος ‘humain’ et de phagia φαγία ‘consommer’, nous est immonde et inconcevable ; cela semble être le fruit de la folie, de la plus extrême barbarie. Baba Yaga qui se régale de la chair d’enfants innocents est un monstre sanguinaire terrifiant qui échappe aux lois de la société.

La consommation cannibale engendre une transformation du héros : de nature, de statut et de forme. Le cannibalisme déstabilise la frontière entre humanité et animalité, le consommé perd son statut privilégié de prédateur pour devenir une proie. Son être est ingéré par autrui, il passe de l’extérieur libre à un intérieur clôt, d’une entité unique à un ensemble plus large, d’un sujet conscient et animé en un objet inanimé (Sinnett-Smith). Le cannibale lui-même subit une métamorphose en ingérant sa victime : le corps de Baba Yaga est composé de ceux qu’elle engloutit. L’acte de manger un autre être vivant est un rite initiatique menant à la maturité et à l’incorporation dans la communauté.

D’un point de vue psychanalytique, le motif de l’avalement de l’enfant évoque un retour au sein maternel, un équivalent mortifère de l’acte érotique de l’enfantement (J. Bellemin-Noël). Le conte inverse le désir de l’enfant de fusionner avec sa mère, et son agressivité affective cannibale prend les traits d’une ogresse-mère qui extériorise la pulsion de l’enfant (N. Belmont ; G. Roheim). Baba Yaga est un fantasme compensatoire qui manifeste les angoisses refoulées de dévoration et les tensions infantiles du stade oral (C. Rousselet).

Selon Freud, lors de sa période œdipienne, l’enfant découvre sa sexualité et transpose sur sa mère ses angoisses de castration. La création d’un personnage féminin violent aux forts pouvoirs oraux permet de calmer ces craintes inconscientes au cœur d’un « roman familial » dans lequel les parents deviennent des avatars idéalisés (père tout puissant = héros masculin) ou diabolisés (mère castratrice = sorcière cannibale) (M. Robert). Baba Yaga incarne la menace orale de la vraie mère dont le héros-enfant doit apprendre à se détacher en devenant autonome (Winnicott). Le conte se focaliserait donc sur la relation mère-enfant et révélerait l’inconscient ethnique de chaque individu (Olga Periañez-Chaverneff : 1983). Pour Jung, Baba Yaga est une émanation de l’archétype de la Déesse Mère issue de l’inconscient collectif ; tandis que chez Marie-Louise von Franz, elle est une divinité cosmique dualiste à la fois bonne et mauvaise.

Viktor Vasnetsov (1848-1926), Baba Yaga, Баба Яга, huile sur toile, 1917, Maison-musée Viktor Vasnetsov, Moscou, Russie

Baba Yaga la Bienveillante

Baba Yaga paraît mauvaise mais cache en vérité une nature plus contrastée. En tant qu’entité liée au monde féminin, Baba Yaga possède des attributs appartenant à la sphère domestique comme le foyer ou le filage. Son isba peut être juchée sur une quenouille, et Baba Yaga est parfois occupée sur un métier à tisser ou invite l’héroïne à filer la laine à sa place. Elle joue aussi un rôle important dans la protection de la fertilité : en tant que dévoreuse d’enfants elle donne un sens aux phénomènes inexplicables comme la mortalité infantile ou l’infanticide (F. Hetmann).

On la voit souvent trôner sur le poêle traditionnel russe (Russkaya pech’ русская печь), ce fourneau de brique et de plâtre parfois ornementé de tuiles au dessus duquel on installe souvent une couche pour dormir. C’est la place la plus chaude et confortable, réservée aux hommes. Le foyer est associé à un utérus, un réceptacle des âmes mortes et des ancêtres, un conduit de la mort à la renaissance (Joanna Hubbs). Derrière le four vit le domovoï домово́й, l’esprit protecteur du foyer, un être petit, poilu et barbu qui assure la sécurité de la maison.

Illustrations d’un livre de conte russe pour enfants, Baba Yaga Баба Яга , 1908

Si Baba Yaga est souvent cruelle dans le folklore slave occidental, certaines variations locales la présentent sous un meilleur jour. Ainsi, en Slovaquie, la Ježibaba agit en donatrice sous la forme de trois sœurs (qui évoquent les fatae ou les fées) (S. Zochios). Les fées issues du latin fatum ‘destin’ rappellent les Parques romaines Parcae ou les Moires grecques Μοῖραι, ces divinités mythologiques qui filent la destiné des mortels, créant, déroulant et coupant le fil de la vie. Le filage est donc le symbole du destin et de la volonté divine. C’est un motif courant dans le folklore européen et nombreuses sont les légendes assimilées au tissage ou au filage d’étoffes (comme les célèbres Rumpelstilzchen / Nain Tracassin des frères Grimm ou La Belle au bois dormant de Charles Perrault).

Lors de la période de la Nativité liée au cycle Carnaval-Carême, se manifeste en Savoie et en Isère la fée nocturne Naroua qui punit les dentellières et le fileuses qui travaillent à minuit et les jours fériés (Zochios). Il en va de même pour la sainte grecque Agía Paraskeví Αγία Παρασκευή. À l’inverse, la Baba Cloantza du folklore roumain semble rire de cette activité, elle qui se dit laide d’avoir trop filé. Une autre figure similaire est présente dans le folklore slave : nommée Perchta ‘la brillante’ dans les Alpes germaniques, Pehtra en Slovénie ou encore Pechtra Baba Jaga Печтра баба яга en Russie, elle agit comme une divinité du foyer domestique qui inspecte et punie les fautes liées au filage. Esprit gardien des normes du travail féminin, elle se rapproche ainsi des fées médiévales française Satia ou de Dame Abonde selon le Thesaurus pauperum rédigé par Jean XXI en 1468.

La tradition populaire slave orientale évoque la chrétienne Paraskeva Pyatnitsa Параскева Пятница qui protège les récoltes et interdit aux femmes de filer le vendredi. C’est la sainte patronne des femmes, célébrée le 28 Octobre, aux portes de l’hiver, saison de la mort et donc de Mokosh, la déesse mère et terre humide qui préside aux récoltes mais aussi à la vieillesse, au froid et aux enterrements. Elle retient le vie prisonnière jusqu’au printemps, ingère les défunts tout comme Baba Yaga dévore le humains, dans le cycle naturel de la vie.

Viktor Britvin виктор бритвин (1955-), Illustration du conte « Vassilissa la Très Belle », date et lieu inconnus ; Nikolai Nikolaievich Karazin (1842-1908), Baba Yaga, gouache, 1889, coll. inconnue

Guide et initiatrice

Baba Yaga est issue des contes populaires, plus précisément du conte de fée ou ‘récit de magie’ (volshebnaia skazka, волшебная сказка) (M. Guister). Dans sa Morphologie du conte de 1928, Vladimir Propp explique que la narration du conte de fée est régie par une structure répétitive caractéristique. Il distingue 31 fonctions, c’est à dire des actions particulières nécessaires au développement de l’intrigue. Par exemple, on retrouvera dans une histoire une absence ou un éloignement initial qui finira par un mariage ou un couronnement. Le conte présente aussi 7 types de personnages déterminés par leurs actions et leur fonctions : l’agresseur, le donateur, l’auxiliaire, la princesse, le mandateur, le héros et le faux-héros. La place de Baba Yaga est ambiguë car elle agit à la fois comme un donateur et comme un agresseur, mêlant des « qualité hostiles et hospitalières » (V. Propp).

La rencontre avec Baba Yaga est une épreuve comportementale genrée vouée à tester le courage du héros et la politesse de l’héroïne qui doivent l’intimider ou l’amadouer afin de s’en faire une alliée (S. Zochios). Baba Yaga en tant que guide et auxiliaire fait passer des épreuves « qualifiantes » en menaçant et/ou imposant des tâches impossibles à accomplir ou des travaux domestiques (N. Belmont). Dans les contes où Baba Yaga menace de manger le héros, le garçon réussit à la vaincre par la ruse (Ivachko et la sorcière, Tomassounet, Prince Daniel) là où la fille reçoit de l’aide extérieure en récompense de sa générosité (Les oies sauvages, Vassilissa). Le cannibalisme reste généralement une menace jamais mise en action (J. Sinnett-Smith). Sous sa forme généreuse, elle conseille et offre son aide, donnant des chevaux ou oiseaux pour le voyage, des armes ou des outils utiles, et désigne la voie vers le but désiré (V. Propp).

Couverture des Contes de l’isba, illu. Ivan Bilibine, trad. H. Isserlis et B. Auroy, Boivin et Cie. Editeurs, Paris, 1949 ; (Image du haut) Ivan Bilibine (1876-1942), « Puis il a dit au revoir à Yagoya avec une âme joyeuse », Illustration pour « Le conte des trois tsars divas et Ivashka, le fils du prêtre » de A.S. Roslavlev, lithographie, 1911 ; (Image du bas) Extrait du film d’animation La Princesse Grenouille Царевна-Лягушка de Mikhaïl Tsekhanovski (1954)

Le héros du conte russe est archétypal. Il est souvent nommé Vasil Василий ou Vassilissa (dérivé du grec Basil / Basileus Βασιλεύς signifiant ‘roi’) ou Ivan Иван (du russe médiéval Ioann) tout comme le Johannes germanique, raccourci en Hans, le Jack / John des contes britanniques et américains, ou le Jean français. L’héroïne est généralement une princesse ou une jeune fille à la beauté éclatante, symbole de vie et le jeunesse. Elle incarne les vertus de piété, de docilité et de confiance en la bénédiction maternelle contre laquelle Baba Yaga est impuissante. L’enfant est sous la protection de ses ancêtres et de sa lignée familiale selon la notion de « double foi » du christianisme populaire russe (F. Conte). Dans certaines versions, elle est orpheline ou souffre des mauvais traitements infligés par sa marâtre ; Baba Yaga agit alors comme une figure maternelle envers elle. Cette figure virginale est parfois enlevée par un antagoniste masculin aux traits reptiliens comme un dragon, le diable, Ouragan, ou Tchoudo-Youdo. L’autre grand méchant des contes de fée est Kochtchéï l’Immortel (Koshchéy Bessmértnyy, Коще́й Бессме́ртный), un magicien squelettique qui cache son âme dans des objets extérieurs à son corps et que le héros doit débusquer pour le vaincre et libérer la belle.

Sous leur apparente simplicité enfantine, les contes recèlent de nombreuses significations ; ils nous éclairent sur la condition humaine, la vie et la mort, l’initiation sexuelle, la vieillesse … (Belmont : 1999). Les contes aident les jeunes à accepter et comprendre leur place dans la culture traditionnelle qui est la leur. Notamment pour la jeune fille dont le mariage au sein d’une autre famille signifie le départ dans un nouveau foyer et la cohabitation sous l’autorité de la belle-mère. Il existe un rituel des plaintes de mariage qui consiste à pleurer la future mariée, destiné à éloigner le mauvais œil et à ne pas tenter le destin en ayant l’air joyeux. Car le mariage est la mort de la vierge, tout comme l’entrée dans l’âge adulte est la mort de l’enfance.

Viktor Vasnetsov (1848-1926), Kochtcheï l’Immortel, Кащей Бессмертный, huile sur toile, 1917, Maison-musée Viktor Vasnetsov, Moscou, Russie

La vraie nature de Baba Yaga

Comment comprendre alors la nature réelle de Baba Yaga, cette entité versatile qui se montre bienveillante ou sans merci, qui aide à fuir ou prend en chasse, à la fois ogresse et amie ? Si l’on en croit les textes de Propp, les formes fondamentales du conte sont liées à des éléments issus d’anciennes représentations religieuses car « c’est de la religion au conte que se dessine le mouvement et non pas l’inverse » (V. Propp ; M. Cabaj). Il existe donc une genèse enracinée dans la réalité historique qui laisse les traces d’anciens systèmes archaïques (chasse, exogamie, transmission du trône …) (M. Cabaj).

Baba Yaga est une initiatrice cadavérique et mortifère qui garde l’entrée du monde des morts (V. Propp). Ce monde souterrain slave (preispodnyaya, преисподняя, ‘l’après-monde près du sous sol’) est lié à la Terre-Mère (Mat’-Zemlya, Мать-Земля) au corps à la fois fertile aux récoltes et lieu où pourrissent les cadavres (A. Johns). Elle est aussi un génie de la nature qui vit isolé au cœur de la « profonde forêt » (les – лес) et règne sur une faune sauvage et dangereuse (La Belle des Belles) (Gruel-Apert). Elle est une divinité dont les différents rôles correspondent aux trois fonctions duméziliennes : la sagesse et le lien au sacré, la fonction guerrière, la fonction de fertilité / fécondité liée aussi à la mort) (G. Dumézil ; A-N. Malakhovskaya). Baba Yaga prend aussi les traits de la Mère Russie, déesse aux triple visages, à la fois vierge, mère et vieille femme (J. Hubbs).

Jusqu’au XIXe siècle, les folkloristes identifiaient Baba Yaga à une ancienne déesse païenne slave Mokosh, une divinité souterraine similaire à la grecque Perséphone (Chulkov : 1782 ; Guthrie : 1795). Selon cette théorie initiale de la « mythologie solaire », les contes auraient des origines communes aux anciens mythes Indo-européens tandis que les récits folkloriques seraient des expressions métaphoriques de phénomènes météorologiques (A. Johns). Comme la Baba Jaudocha d’Ukraine occidentale ou la dame Huld germanique qui contrôlent les changements climatiques : elles secouent les taies d’oreillers en plume pour faire tomber la neige, remuent la bobine de lin pour faire gronder le tonnerre, filent la Voie Lactée avec un rouet (L. Motz).

Baba Yaga serait donc la personnification de l’orage et de l’hiver (Afanasiev). Ses objets magiques (mortier et pilon, chevaux cracheurs de feu, tapis volant ou épée animée) incarneraient son contrôle sur les nuages, le tonnerre et les éclairs. Divinité cannibale du climat qui dévore la lumière solaire dans l’obscurité de la tempête tout comme les âmes humaines, elle est aussi la gardienne de la mortalité qui influence le destin des défunts dans l’autre-monde (Potebnia). Et si Baba Yaga représente le froid mortel, ses filles symbolisent l’été comme en atteste la légende slave de l’est de Paraskeva Pyatnitsa Параскева Пятница  : le soleil Nedelia неделя ou Dimanche, entité femelle, est l’enfant de Yaga, Pyatnitsa ou Vendredi.

Mais Baba Yaga appartient au culte populaire contrairement aux divinités du panthéon de l’ancienne religion païenne slave. Les dieux du culte païen « haut aristocratique » ont ainsi vu leurs noms préservés par la littérature écrite dans des chroniques historiques là où les entités mineures, disparues des mémoires, sont devenues des personnages imaginaires. C’est pourquoi la Déesse Mère Mokosh Мóкошь ‘humidité’, patronne des femmes et de leurs travaux, a perduré alors que Baba Yaga, perçue comme une ancienne déesse, s’est vue rétrogradée (A. Johns).

Viktor Vasnetsov (1848-1926), Trois princesses du royaume souterrain, Три царевны подземного царства, huile sur toile, 1884, National Art Museum of Ukraine (NAMU), Kyiv, Ukraine

D’autres encore voit en Baba Yaga l’incarnation d’une Déesse Mère femme-oiseau paléolithique, humanisée au Néolithique (M. Shapiro), voir d’une déesse androgyne (S. Richards), au culte composite entre chamanisme et totémisme (M. Gimbutas). Elle prend parfois des allures de guerrière et de chasseresse. Elle commande les trois cavaliers du ciel : l’aube, le soleil et la nuit (Vassilissa), possède une armée (Prince Ivan et Beloy Polyanin) et part au combat sous la forme d’une cavalière armée de feu et d’un bouclier incandescent (Petit Bout, Ivachko-Ourseau).

Comme le suggère sa jambe en os, Baba Yaga serait une femme hybride, un dragon femelle (drakaina, Дракайна), dont l’apparence mi humaine mi animale révélerait son dualisme profond. Selon Afanassiev, le nom de Baba Yaga serait issu du sanskrit áhi अहि ‘serpent’ et supposerait donc une origine reptilienne à cette étrange sorcière. À l’instar des êtres légendaires anguipèdes comme les lamia Λάμια néohelléniques, les drangùe du folklore albanais, ou encore la fée Mélusine ou la Vouivre françaises (S. Zochios). Le reptile est souvent un ennemi. Sous la forme d’un serpent ou d’un dragon, il enlève l’héroïne (Roule-petit-pois), ou tente de la dévorer (Pomme de Jeunesse et le Royaume d’en bas, Le dragon et le tzigane). En langue slave, le serpent zmeya змея, issu de zmelya Земля ‘la terre’, est un animal sortit du sol gardien du foyer, détenteur de richesses et du pouvoir de guérison, qui parfois aide le héros (Hélène la Magicienne) (Gruel-Apert).

Baba Yaga est aussi associée aux oiseaux comme en atteste sa maison-gallinacée, sa jambe en os et sa capacité à voler. Dans le paganisme des anciens slaves, les morts malfaisants non baptisés (nav’i, навьи) se changent en oiseaux et en coqs déplumés et attaquent les femmes et les enfants (B. Rybakov). Autre figure du folklore européen, la strix ou striga (στρίξ, στριγός), issue de la mythologie de l’Antiquité classique, est un oiseau de mauvais augure capable de métamorphose et dévoreur de chair humaine. Ce vampire féminin hante les forêts polonaises, personnification démoniaque d’une femme morte en couche (K. Vandenborre).

Il existe dans le folklore russe, d’étranges créatures ailées, les Alkonost Алконост, les Sirin Сирин et les Gamaïoun Гамаюн, aux bustes de femmes et aux corps d’oiseaux. Ces entités célestes vivant près du paradis, forment un trio de créatures prophétiques évoluant à la frontière de la vie et de la mort. Êtres à la voix magique, ils connaissent les secrets de l’avenir et symbolisent les vertus de la sagesse, de la connaissance et la volonté de Dieu, composant pour les saints de l’église orthodoxe de merveilleux hymnes divins. Seul Sirin est néfaste aux mortels pour qui le chant ensorcelant fait perdre tout sens de la réalité, les menant à la mort, à l’instar de ses cousines les sirènes grecques. Pour se prémunir de cette mélopée funeste, on tire des coups de canons et on sonne les cloches afin de couvrir le son fatal par le bruit des vivants. Seul un homme heureux peut supporter l’écoute de son chant ; et bien rare encore sont ceux capables de l’apercevoir, car l’oiseau symbole d’harmonie et de joie éternelle est aussi rapide et fugace que la félicité est ardue à attraper.

Victor Vasnetsov (1848-1926), Sirin et Alkonost, Oiseaux de joie et de chagrin, Сирин и Алконост. Птицы радости и печали, huile sur toile, 1896, Galerie Tretyakov, Moscou, Russie

BABA YAGA ET LE CINÉMA

Si Baba Yaga est avant tout un personnage de conte, elle s’est lentement infiltrée dans les écrans de télévisons et le cinéma. Avec la venue au pouvoir du Parti Communiste en URSS (Union des républiques socialistes soviétiques, Союз Советских Социалистических Республик) en 1922, la pensée marxiste influence la perception de la littérature populaire. Le folklore est alors perçu comme vantant l’idéologie des classes dominantes, une glorification des tsars et de la monarchie responsable de l’oppression du peuple (A. Johns). Dans un soucis d’organisation rationnelle du système éducatif, Baba Yaga et ses pairs sont bannis par le parti dès 1918. Le rejet des contes ruraux païens connaît une apogée en 1924 où Nadejda Krupskaïa, présidente du comité central de l’éducation politique, organise un nettoyage des bibliothèques.

C’est à travers le cinéma que la Baba Yaga va resurgir en servant les intérêts de la politique culturelle soviétique. Le conte et le folklore sont réhabilités afin de promouvoir les valeurs conservatrices du nationalisme soviétique (G. Kabakova). En 1936, à l’époque stalinienne, deux studios de films pour enfants et d’animation sont crées : le Soïuzdetfilm Союздетфильм et le Soïuzmultfilm Союзмультфильм. Le réalisateur Alexandre Ro’ou Александр Роу (1906-1973) adapte ainsi en 1937 la fable Par l’ordre du brochet, (Po shchuchemu veleniyu, По щучьему веленью) et en 1939 le conte Vassilissa la Très Belle (Vasilisa prekrasnaya, Василиса Прекрасная). La terrible Baba Yaga est alors incarnée par l’acteur Gueorgui Milliar Георгий Милляр (1903-1993).

Les adaptations filmiques servent d’outils pédagogique pour véhiculer l’idéologie communiste aux jeunes. Dans Vassilissa, l’héroïne de conte devient une travailleuse honnête souffrant de l’oppression de ses frères et épouses, des exploiteurs ridicules aristocrates qui symbolisent la lutte des classes. À l’image de la résistante Zoïa Kosmodemianskaïa (Зо́я Космодемья́нская, 1923-1941) devenue martyre et héroïne de l’Union Soviétique après avoir été pendue par les nazis à l’âge de 18 ans, Vassilissa est un modèle à suivre, prête au sacrifice. Le méchant Zmeï Gorynytch qui enlève la jeune fille vit dans une montagne industrialisée et inhumaine, tandis que Baba Yaga, qui symbolise l’ancien système féodal, incarne un monde sylvestre hostile et parasite. Ces deux entités menacent la survie du héros résistant et les frontières de la nation russe.

Постер фильма
Affiche du film « Vassilissa la Belle » Василиса Прекрасная de Alexander Ro’ou, 1939, Soïuzdetfilm, inspiré du conte « La Princesse Grenouille » Царевна-лягушка

À travers l’image, le cinéma forge un nouveau vocabulaire nationaliste en s’inspirant de l’art et de la culture populaire russe (musique instrumentale avec des gousli гусли, typographie de livres médiévaux, costumes traditionnels) poussé par le narodnost народность, le nationalisme russe qui exalte le sentiment national. Cet orgueil culturel était déjà présent sous le règne très conservateur de Nicolas Ier, au cours duquel les artistes ont forgé l’iconographie de Baba Yaga (L. Dehgan). Dans les années 30, l’animation russe utilise massivement la méthode « éclair » employant la rotoscopie crée par l’américain Max Fleisher en 1915 (cinéma en prise de vue réelle qui permet d’animer rapidement des mouvements réalistes), sans parvenir à casser leur image de sosie de Disney (L. Dehgan). Baba Yaga en tant que personnage typiquement russe et symbole national fort, devint une actrice récurrente des œuvres télévisuelles.

Après la mort de Staline et la succession de Khrouchtchev, le studio Soïuzdetfilm devient en 1947 le studio Gorki ; et le personnage de Baba Yaga évolue à son tour. Alexandre Ro’ou réalise en 1964 le film en couleurs Morozko Морозко dans lequel la sorcière devient une bienfaitrice grincheuse. Le mal ne vient plus d’un monde surnaturel mais des humains aux mille défauts. Avec Par feu et par flammes (Ogon’, voda i… mednyye truby, Огонь, вода и… медные трубы ) de 1968, Baba Yaga s’humanise et marie sa fille ; puis dans Les Cornes d’or (Zolotye roga, Золотые рога) de 1972, elle chante, danse et flirt avec des gobelins lechïï. Les films vantent les valeurs conservatrices d’une Russie comparée à une Mère-Patrie sacrée et des figures masculines fortes viennent en aide à l’héroïne, comme le gouvernement qui protège le peuple tel un père autoritaire (M. Shpolberg).

Par ses attributs, sa silhouette et sa garde-robe de paysanne, Baba Yaga incarne un code visuel inchangé qui fédère le public. Elle est un symbole populaire apprécié des spectateurs, capable de s’adapter à chaque époque. De ses débuts en 1938 dans le dessin animé des sœurs Brumberg, Ivachko et Baba Yaga (Ivaško i Baba Jaga, Ивашко и Баба Яга), à des films plus modernes où on la voit décoller comme une fusée, mélanger magie et science pour affronter l’ours olympique Micha (Baba Yaga est contre ! Baba jaga protiv !, Баба яга против! 1979-1980) ; en passant par des trésors de poésie comme le classique La Princesse grenouille (Carevna ljaguška, Царевна лягушка) de 1957, Baba Yaga ne manque pas de surprendre.

Le conte traditionnel continue d’influencer les histoires horrifiques (strashilka, страшилка) et le cinéma contemporain (Grechina & Osorina : 1981), comme en témoigne le film d’horreur russe Yaga. Nightmare of the Dark Forest (Yaga. Koshmar tomnogo lesa, Яга. Кошмар тёмного леса) réalisé par Sviatoslav Podgaevsky sorti en 2020. Preuve s’il en est de son importance dans l’imaginaire collectif, elle fait même une apparition dans le troisième volet de la franchise américaine Hellboy de Neil Marshall sorti en 2019. La légende de Baba Yaga se poursuit donc encore aujourd’hui.

De gauche à droite : Affiches des films Par feu et par flammes 1968 ; Les Cornes d’or 1972 ; Ivachko et Baba Yaga 1938 ; Baba Yaga est contre! 1979-1980

Immortelle Baba Yaga

Étrange Baba Yaga qui, avec son caractère d’ogresse et son corps animal, agit hors du cercle social ; pour toujours étrangère à la communauté. C’est portant elle qui guide les jeunes dans leurs rites de passage vers la maturité. Terrible gardienne, elle veille sur la frontière qui séparent les vivants du monde souterrain. Le héros passe par sa hutte pour se rendre dans un au-delà dont il reviendra transformé. Car le conte de fée illustre la règle de l’exogamie, le mariage hors de la communauté, par le départ d’un héros-enfant qui quitte son foyer, afin de renaître sous forme adulte et trouver un.e époux.se dans un pays lointain (M. Cabaj ; Meletinskii : 1969). Avec l’évolution des modes de vie, les divinités sylvestres sont devenues agraires, ; les mythes de simples contes pour enfants qui inversent et illustrent la lente décadence des rites (M. Cabaj). Baba Yaga est ainsi devenue une sorcière malvoyante en lieu et place d’une divinité extralucide ; elle ne contrôle plus le feu sacré qui a tendance à la brûler vive, et le héros la surpasse là ou l’initié respectait son guide (A. Johns).

Baba Yaga est une figure ambivalente à l’image du paradoxe fondamental de la nature (J. Hubbs : 1988). Une nature à la fois nourricière et assassine, qui cache en son sein nombre de forces surnaturelles. Car le panthéon slave dénombre une variété impressionnante de créatures, comme les liéchi леший, les hommes des bois sylvains, et leurs homologues féminins leshachikha Лешачиха, ou les beregini Берегини, ces divinités féminines des berges de rivières qui protègent la vie animale et patronnent les chasseurs (Boris Rybakov). Quant aux ruisseaux, ils sont hantés par les roussalki (русалки / русалка), les esprits des jeunes filles suicidées ou des enfants non baptisés, à la beauté enchanteresse mais mortelle; similaires à la nymphe-fée blonde vila slave du sud (les fameuses vélanes, mascottes de l’équipe de Quidditch bulgare dans Harry Potter).

Baba Yaga est un personnage singulier du folklore russe et une figure nationale (Cherepanova : 1983). Entité familière, elle est présente dans la culture populaire, de la vieille tradition orale aux livres et films d’animations (Ivanitskaia : 1984). Sa présence dans le folklore de l’Europe de l’est, son apparition constante dans les récits depuis au moins 200 ans et la stabilité de son iconographie démontrent le conservatisme et l’unicité slave d’un passé païen antérieur aux divisions nationales (K. Vandenborre). Devenue une supère héroïne russe (#russiansuperhero), elle possède même un compte Instagram officiel et déambule dans les rues de Moscou, faisant rire aux éclats les passants à défaut de les faire hurler de peur.

Affiche du film Morozko de Alexandre Ro’ou (1964), avec Georgy Millyar interprétant une Baba Yaga magistrale
SOURCES :
  • Bilibine, Ivan Yakovlévitch; Térouanne, Cécile (trad.). Contes de Russie, coll. Les Grands Livres, Actes Sud Junior, 1997
  • Cabaj, Magdalena. « Baba Yaga pourra-t-elle jamais être belle et bonne ? », Revue Sciences/Lettres, n°4, 2016
  • Collectif; Forrester, Sibelan. Baba Yaga : The Wild Witch od the East in Russian Fairy Tales, University of Mississippi Press, USA, 2013
  • Conte, Francis. « La Russie, les pauvres, la mort », Ethnologie française, vol. vol. 37, no. HS, 2007, pp. 61-64.
  • Dehgan, Lauren. « Baba Yaga, construction et évolution d’un mythe animé en Russie », À l’Est de Pixar : le film d’animation russe et soviétique, Solvo, Presses de l’INALCO, 2019, pp 48-49
  • Ferent, Simona. « Baba Cloantza, la Yaga édentée du folklore roumain », Revue Sciences/Lettres, n°4, 2016
  • Gruel-Apert, Lise. De la paysanne à la tsarine : La Russie traditionnelle côté femme, Imago, Paris, 2007
  • Gruel-Apert, Lise. « La Baba Yaga et les autres personnages surnaturels du conte merveilleux. Forment-ils un système ? », Revue Sciences/Lettres, n°4, 2016
  • Gruel-Apert, Lise. Le monde mythologique russe, Imago, Paris, 2014
  • Guister, Marina. « Les études sur le conte merveilleux en Russie », Féeries, n°6, 2009
  • Hubbs, Joanna. Mother Russia : the Feminine Myth in Russian Culture, Indiana Univ. Press, Bloomington, Ind., 1988
  • Jaubert, Ernest. Contes populaires russes, coll. Contes et légendes de tous les pays, Fernand Nathan éditeur, Paris, 1957
  • Johns, Andreas. Baba Yaga : The Ambiguous Mother and Witch of the Russian Folktale, Peter Lang Publishing, New York, (2004) 2010
  • Kabakova, Galina. Aux origines du monde : Contes et légendes d’Ukraine, Paris, Flies France, 2009
  • Kabakova, Galina. Aux origines du monde : Contes et légendes de Russie, Paris, Flies France, 2005
  • Kabakova, Galina. « Baba Yaga dans les louboks« , Revue Sciences/Lettres, n°4, 2016
  • Kabakova, Galina. « Le projet du Dictionnaire de motifs et de contes types étiologiques chez les slaves orientaux », Revue des études slaves, LXXXIX 1-2, 2018, pp. 155-168
  • Kabakova, Galina. « Les contes vus par le cinéma soviétique (années 1930-1950) », ILCEA, n°20, 2014
  • Malinowski, Michał et Pellowski, Anne. Polish Folktales and Folklore, Westport (Connecticut)-Londres, Libraries Unlimited, 2009
  • Ostling, Michael. Between the Devil and the Host. Imagining Witchcraft in Early Modern Poland, Oxford, Oxford University Press, 2011
  • Propp, Vladimir Jakovlevič. Les Racines historiques du conte merveilleux, Gallimard, Paris, 1983
  • Propp, Vladimir Jakovlevič. Morphologie du conte suivi de Les Transformations des contes merveilleux et de l’Étude structurale et typologique du conte, Seuil, Paris, 1973
  • Propp, Vladimir Jakovlevič ; Forrester, Sibelan (trad.). The Russian Folktale, Wayne State University Press, Detroit, Michigan, 2012
  • Rimasson-Fertin, Natacha. « La Baba Yaga sur la route vers l’autre monde : une rencontre cruciale pour le héros du conte », Revue Sciences/Lettres, n°4, 2016
  • Rousselet, Cécile. « Sorcière ou nourricière : la Baba Yaga à l’épreuve de la pensée psychanalytique », Revue Sciences/Lettres, n°4, 2016
  • Shpolberg, Masha. « Baba Yaga sur l’écran soviétique », Revue Sciences/Lettres, n°4, 2016
  • Sinnett-Smith, Jane. « Une consommation marchandée : le cannibalisme comme dispositif d’échange et de transformation chez Baba Yaga », Revue Sciences/Lettres, n°4, 2016
  • Vandenborre, Katia. « Portrait d’une Baba Yaga polonaise », Revue Sciences/Lettres, n°4, 2016
  • Zochios, Stamatis. « Baba Yaga, les sorcières et les démons ambigus de l’Europe orientale », Revue Sciences/Lettres, n°4, 2016

Cinéma et séries coréennes pour l’Automne

La Corée du Sud est un pays que j’associe toujours à l’automne gaeul 가을. Peut-être à cause de ses forêts d’érables, de pins et de ginkgos qui offrent des paysages de feu, ses champs d’eulalie ou herbe argentée eogsae 억새 bruissant sous le soleil, ses coffee shop cozy à l’esthétique épurée qui foisonnent à Séoul, la beauté atypique de son architecture entre hanok traditionnels et constructions de briques un peu anarchiques. L’ambiance idéale pour les amoureux de la saison brune, qui est d’ailleurs considérée comme la plus agréable par les coréens (grands amateurs de randonnée) qui possèdent même un terme spécifique : le danpung-gil 단풍길, ‘chemin d’automne’.

C’est aussi la saison de Chuseok 추석, la très importante fête des moissons, qui a lieu le quinzième jour du huitième mois lunaire. L’occasion pour les familles de se rassembler afin de rendre hommage aux ancêtres et de célébrer les dons que la nature leur offre. La Corée est une nation d’agriculteurs, les gens sont profondément attachés à la terre, très généreuse durant la saison automnale. Il existe un proverbe qui personnifie cette abondance :  »Cheongomabi » 천고마비,  »Le ciel est haut et les chevaux sont gras », issu du chinois 天高馬肥 tiān gāo mǎ féi. Pour ce peuple qui a tant souffert de la faim et des privations, le culte du sol est primordial. Ainsi, la mélancolie coréenne issue du Han 한, ce sentiment de regret insondable qui étreint leur âme, résonne aussi avec la douceur nostalgique de l’automne.

J’avais envie de vous proposer une petite liste de films et de séries issus du pays du ‘Matin frais’ 朝鮮. Bien sûr, tous ne prennent pas place en automne mais ils ont un je-ne-sais-quoi qui me fait toujours penser à cette saison. Au programme des œuvres adeptes du mélange des genres comme savent si bien le faire les cinéastes coréens et des séries que j’aime regarder avec une boisson chaude à la main…

Films

The Sound of a Flower (Dorihwaga 도리화가) de Lee Jong Pil, sorti en 2015, nous conte l’histoire vraie de Jin Chae Seon, la première chanteuse de pansori de l’ère Joseon (1392-1897). Passionnée par le chant, elle se déguise en homme au péril de sa vie, bravant l’interdit qui pèse sur les femmes, et accède à la fonction de chanteur à la cour royale. Le Pansori 판소리, trésor national immatériel, est l’opéra traditionnel coréen qui se compose d’un chanteur et d’un joueur de tambour buk. La performance, pouvant durer plusieurs heures, se compose d’un récital de madang, des histoires contées. Le film jouit d’une photographie magnifique, et bien que l’on puisse regretter la prestation vocale de l’actrice principale, loin des performances exigées en pansori, il reste un bon moyen de découvrir cet art si méconnu. Pour les amateurs du genre, La Chanteuse de pansori (Seopyeonje 서편제) de 1993 réalisé par le grand Im Kwon Taek, ainsi que sa suite non-officielle de 2000, Le Chant de la fidèle Chunhyang (Chunhyangga 춘향가), sont des classiques.

A Werewolf Boy (Neukdae Sonyeon 늑대소년) de Jo Sung Hee sorti en 2012. Une jolie romance surnaturelle entre une jeune fille asthmatique – jouée par l’adorable Park Bo Yong – et un mystérieux garçon-loup – interprété par le populaire Song Joong Ki. Grand succès au box office coréen, cette réécriture de la Belle et la Bête évite les clichés mièvres du genre et dépeint la relation toute simple entre deux adolescents aussi timides et fragiles l’un que l’autre, ainsi que la difficile lutte contre les préjugés et la méchanceté humaine.

Rabbit and Lizard (Tokkiwa Rijeodeu 토끼와 리저드) est un road movie de Ju Ji Hong datant de 2009. May, une jeune coréenne adoptée qui recherche ses origines fait la rencontre d’un chauffeur de taxi malade du cœur. Tout deux en poursuite de quelque chose, ils partagent leurs épopées. C’est un petit film sans prétention, au rythme lent et mélancolique qui ne plaira pas à tout le monde. Les coréens sont les spécialistes du mélodrame, incarnation du han. On ne compte plus le nombre de romances tragiques tire-larmes qui mettent en scène des amours impossibles à coup de maladies incurables, d’accidents, de séparations ou autre… Le champion toutes catégories est bien sûr Winter Sonata (Gyeoul yeonga 겨울연가) de 2002, the drama coréen devenu phénomène culturel en Asie. Son succès, notamment au Japon, a propulsé le tourisme dans les régions où se déroulait le tournage; et la popularité de son acteur principal, Bae Yong-jun, déchaîna des foules de fans lors de sa visite sur le sol nippon.

Memories of Murder (Sarinui Chueok 살인의 추억) est un thriller policier grotesque datant de 2003, réalisé par le génial Bong Joon Oh (The Host, Parasite, Okja). Inspiré d’une sordide affaire criminelle : celle du tueur en série de Hwaseong qui a bouleversé le pays entre 1986 et 1991. Une dizaine de femmes retrouvées violées et assassinées dans la province rurale du Gyunngi-do. Malgré des efforts colossaux mis en oeuvre et des milliers de suspects interrogés, l’affaire restera irrésolue. Il faudra attendre 2019 pour que les avancées techniques de la police scientifique permettent enfin de confondre le meurtrier. Bong Joon Oh n’hésite pas à retranscrire la brutalité et l’incapacité de la police locale au cours d’une enquête qui tourne parfois à la farce.

A Tale of Two Sisters (Janghwa, Hongryeon 장화, 홍련) est un superbe conte horrifique de Kim Ji Woon datant du 2003. Deux sœurs reviennent dans la maison familiale après un séjour à l’hôpital. Mais le foyer se montre hostile et suinte l’angoisse, entre les phénomènes inexpliqués qui se multiplient, et la présence de leur inquiétante marâtre, magnifiée par la prestation glaçante de Yeom Jung Ah. Le réalisateur joue avec le spectateur dans un film en miroir peuplé d’illusions et de pièges. Son oeuvre est inspirée d’un conte traditionnel de l’ère Joseon : L’Histoire de Fleur rose et Lotus Rouge (Janghwa Hongryeon jeon 장화홍련전) où deux sœurs luttent contre leur méchante belle-mère et ses machinations diaboliques. Tuées par celle-ci, les jeunes filles devenues fantômes exigent la justice auprès du maire du village. Vengées, elles se réincarnent en sœurs jumelles dans le nouveau foyer de leur père.

Hansel & Gretel (Henjelgwa Geuretel 헨젤과 그레텔) de Im Pil Sung, est un hybride entre thriller et fable sorti en 2007. Un jeune homme se perd dans une forêt et trouve refuge dans une charmante maison où vit une famille en apparence heureuse. Mais à mesure que le temps passe, les murs révèlent leurs sombres secrets. Le foyer se transforme en un piège labyrinthique dont les trois enfants possèdent les clés. Histoire cruelle sur la solitude de l’enfance face à la violence des adultes, ce film revisite le conte de Grimm avec brio en employant intelligemment le motif de la maison hantée.

Dramas

Je commence fort avec Kingdom (킹덤), un sageuk (drama historique) diffusé sur Netflix en 2019. Ère Joseon à l’aube de l’hiver, une épidémie mystérieuse se propage dans un village isolé après la contamination étrange d’un homme revenu du palais royal. Le prince héritier Lee Chang, soupçonne la mort de son père malade, mais celle-ci est gardée secrète par le clan de sa belle-mère. Afin d’en comprendre la cause, il se rend chez le médecin royal mais découvre sur place une terrible vérité. Cette série ambitieuse peuplées de zombies possède une intrigue prenante, de bon acteurs, un visuel éblouissant et un suspens maintenu avec talent. J’ai dévoré les deux premières saisons sans me lasser et attend la troisième avec impatience.

Life on Mars (라이프 온 마스) est le remake de la série américaine éponyme, diffusé en 2018 par la chaîne OCN, connue pour ses dramas policiers. Han Tae Ju, enquêteur criminel, traque un serial killer qui sévit à Séoul. Violemment blessé à la tête, il se retrouve projeté en 1988 en tant que détective dans le commissariat de la ville de son enfance. Espérant se réveiller de cette illusion, il tente alors de résoudre les affaires qui se présentent à lui, d’autant qu’un cas de tueur en série fait étrangement écho à celle de son présent-passé… Je ne connais pas la version US mais j’ai beaucoup apprécié cette série et son ambiance rétro, avec sa palette de personnages attachants et drôles.

Reply 1988 (Eungdabhara 응답하라 1988) est le prequel des Reply 1994 et Reply 1997 qui forment une saga des familles magistrale. La série retrace le quotidien d’un groupe de cinq amis et de leur familles qui vivent dans la même rue du quartier populaire Sangmundong de Séoul. L’histoire prend place – à nouveau – en 1988, année des Jeux Olympiques et de la revanche coréenne sur les décennies de privations liées à la guerre. C’est la fin d’une époque, celle des petites gens, de leur habitudes simples et conviviales, de cette Corée encore humaine avant son expansion économique fulgurante. Cette série est jubilatoire, ça crie de partout, on se chamaille, on se soutient, on partage tout. Les gags fusent – le fameux cri de la chèvre restera dans les mémoires – menés tambour battant par le couple parental phare de la franchise, formé par Lee Il Hwa et Sung Dong Il.

Goblin (Sseulsseulhago Chanlanhasin – Dokkaebi 쓸쓸하고 찬란하神 – 도깨비) fut un succès à sa sortie en 2016. Ce drama fantastique met en scène Kim Shin, un général militaire de l’ère Goryeo qui accède à l’immortalité après sa fin tragique. Mais après des siècles de solitude, il ne désire qu’une chose : la mort. Pour cela, il doit chercher sa fiancée parmi les humains, seul être capable de retirer l’épée qui l’empêche de mourir. Pour les amoureux de folklore coréen, cette série est une perle car elle fait référence à un grand nombre de mythes et de créatures surnaturelles : Grand-Mère Samshin, faucheurs psychopompes, gobelins, réincarnations, destin et vies antérieures… Le tout accompagné d’une belle photographie, d’une bonne dose d’humour et de personnages sympathiques.

Et pour finir, Cheese in the trap (치즈인더트랩) diffusé en 2016, est adapté du weebtoon de Soonkki publié sur la plateforme Naver en 2010. On y suit Hong Sol, jeune étudiante studieuse et fauchée, dans son quotidien éreintant à l’université. Tout se complique un peu plus quand le mystérieux et populaire sunbae (aîné) Yoon Jung, tente de sympathiser avec elle. A l’époque où je lisais le weebtoon, j’étais moi-même étudiante et j’ai adoré regarder la série dans ma chambre de 9m2. Par contre, je ne conseille pas le film, réalisé plus tard, qui n’est qu’une pâle copie du drama.

Voilà, petite liste non exhaustive de mon cinéma d’automne coréen qui pourra peut-être vous inspirer pour vos futurs visionnages. Il y en a certainement d’autres, comme les bien nommés Autumn Tale, Late Autumn, Autumn autumn, … tous des mélodrames. Et vous, quels sont vos films de la saison?