Jung Jaehan – Carnets d’enquête d’un Beau Gosse nécromant

La réinvention du chamanisme coréen

Ce roman atypique décrit comme une comédie policière est le fruit d’une jeune web-autrice, Jung Jaehan 정재한, qui incarne la nouvelle génération littéraire coréenne. Publié sur internet sous la forme d’un roman-feuilleton, son récit a remporté le prix Kakao du roman en ligne en 2018. Un prix issu de l’application mobile KakaoTalk 카카오페이지 모바일, équivalent du Snapchat occidental, aux icônes cultes et employée par la quasi-totalité des coréens. En France, le roman a été publié aux éditions Matin Calme en 2020. Jung Jaehan avait commencé sa carrière d’écrivain numérique en 2016 avec une romance historique Yeonhwajeon 연화전 (adapté aussi en webtoon 웹툰), suivit du thriller Le mystère de Mangwon-dong 망원동 미스터리 en 2017.

De gauche à droite : Couvertures de The Minamdang en vo et vf, Yeonhwajeon et sa version webtoon, Le mystère de Mangwon-dong

Les Carnets d’enquête d’un Beau Gosse nécromant ou 미남당 사건수첩 minamdang sageonsucheob / The Minamdang Case Note en vo, se réapproprie avec une ironie mordante la figure traditionnelle du chamane, modernisée sous les traits d’un bellâtre rusé, prétentieux et mystificateur : Nam Han-jun 남한준. Un excellent orateur ayant un goût prononcé pour le luxe, le costumes italiens faits sur-mesure, les restaurants chics et l’exagération. Il est secondée par sa sœur cadette Nam Hye-jun 남혜준, génie précoce du hacking, engagée par les bureaux du FBI après avoir réussit à leur pirater des fichiers confidentiels mais virée tout aussi vite pour avoir entrainé ses coéquipiers dans le jeu professionnel ; et par le débonnaire Su-cheol 수철, colosse amateur d’armes à feu factices et de blockbusters dont il aime à citer les répliques cultes. Tandis que la redoutable informaticienne effectue le travail de recherche pour dénicher toute infos utiles sur les activités des clients désœuvrés (relevé de compte, conversation téléphonique, réseaux sociaux et autres), l’homme d’action Su-cheol met à profit son entreprise de détectives privés pour fouiller dans l’intimité secrète de leurs richissimes cibles.

Les trois acolytes forment ainsi une fine équipe d’escrocs (sagikkun 사기꾼), toujours partants pour arnaquer les grands de ce monde à coup de talismans, de transes et d’insultes bien senties. Or les ennuis commencent lorsqu’une fidèle cliente se plaint d’être hantée par un fantôme. Un fantôme inexistant qui les mènent vers un cadavre bien réel et une succession d’aventures rocambolesques. Car la morte se révèle être la victime d’un trafic scabreux où trempent des personnalités importantes, le tout orchestré par une mystérieuse et machiavélique chamane nommée Tante Im 임 고모. Le trio va se retrouver mêlé à des complots toujours plus complexes, au coude à coude avec la brigade criminelle du commissariat local et son inspectrice, l’opiniâtre Han Ye-eun 한예은, si discrète et intuitive que ses collègues la surnomme Han Fantômette / Han Gwi 한귀 (dérivé du mot gwishin 귀신 ‘fantôme’).

Les trois compères et le fameux Sanctuaire du Beau Gosse, source

Le récit s’ouvre sur un prologue tonitruant, voyez plutôt :

Lorsque vous arrivez au 777-17, quartier Yeonnam, arrondissement de Mapo, Séoul, vous vous trouvez devant une grande maison fermée par un portail écarlate. Cette couleur flamboyante n’est d’ailleurs pas moins tape-à-l’œil que l’enseigne fixée à la porte annonçant fièrement « Sanctuaire du Beau Gosse », avec ses coordonnées. De fait, le seuil est usé jusqu’à la corde par une cohue de clients déchaînés qui se succèdent à toute heure du jour. Le carnet de réservation est plein à craquer et il est fréquent de devoir attendre plus d’un mois avant d’avoir la chance d’obtenir un rendez-vous, ce qui n’empêche pas les gens de se bousculer pour essayer d’entrer, voir ça au moins une fois dans leur vie. On se demande bien ce qui peut susciter un tel engouement, surtout quand on sait qu’à peine vous avez fait glisser la porte coulissante, deureureuk, et posé un pied dans le cabinet de consultation :

– Eh alors, mon salopard ! T’es pas un peu culotté d’oser venir trimballer toutes tes forces maléfiques chez moi ?

C’est ainsi que vous faites connaissance avec celui qui vous hurle dessus à vous vriller les tympans, et qui va continuer à vous engueuler sans vous laisser en placer une, ni le temps de souffler. Il faut dire que ce qu’il vous balance, c’est du lourd !

서울시 마포구 7770-17번지에는 빨간 대문 집이 하나 있다. 요사스런 기운을 풍기는 대문 색깔만큼이나 `미남당`이라고 쓰인 간판과 주소지 역시 요상하기는 매한가지다. 그럼에도 불구하고 연일 찾아오는 이들로 인해 문지방이 닳아 없어질 정도로 분주하고 시끌벅적하다. 매일같이 예약이 미어터져 자신의 순번이 돌아오기까지 한 달이 넘는 일도 부지기수이지만, 사람들은 어떻게든 한 번이라도 이곳을 찾아오려고 아우성이다. 그 이유가 무엇인고 하니, 창호지가 덧발라진 장지문을 드르륵 열고 방 안에 들어오는 순간.

– 네 이놈, 어딜 감히 부정을 달고 와!

라고 귀청이 떨어져라 고함을 지르는 이가 있는데, 다짜고짜 욕 들어먹은 당신이 항의할 틈도 없이 일갈이 이어질 것이다. 헌데 그 내용이 기가 막히다.

Musok, mudang et sin

Le chamanisme coréen (한국무속신앙 hanguk musok sinang) est un système de pensée animiste dont les racines, très anciennes, semblent de mêler aux pratiques chamaniques sibériennes d’Asie Centrale mais aussi chinoises (Perrin : 2001; Lewis : 1977). Bien qu’il existe de plusieurs appellations, c’est le terme musok 무속 / 巫俗 qui est communément employé ; issu du sino-coréen 무 mu, en chinois 巫 wu (‘chamane’, ‘sorcier’, ‘medium’). Le musok se repose sur un mode d’ordonnancement du monde où les humains cohabitent avec des entités invisibles (divinités, esprits, fantômes 신 /神 sin, mais aussi ancêtres 조상 josang).

Le rôle du chamane est donc de permettre la communication entre ces deux mondes afin d’en préserver l’équilibre (Kendall : 1998; Guillemoz : 2010). En Corée, les chamanes femmes (les plus nombreuses) sont souvent appelées mudang 무당 / 巫堂 ou encore manshin 만신, tandis que leur homologues masculins sont désignés comme gyok mudang 격무당 ou paksu mudang 박수무당 (Kendall : 1991). Il existe différents types de chamanes dont les héréditaires (sesup mu 세습무, qui forment des lignages) ou les charismatiques (kangshin mu 강신무, qui travaillent de façon indépendante – ce sont les plus représentatifs).

Se jouant allègrement des clichés, notre Beau Gosse Nam Han-jun, se fait passer pour un paksu mudang 박수무당 et demande à être appelé “Maître” (sansengnim 선생님 ‘professeur’) par ses clients. La version française le qualifie de « nécromant » ou jeomjaengi 점쟁이 ‘diseur de bonne aventure’. Imitant le comportement des chamanes charismatiques, il mime des possessions d’esprits, s’invente le patronage d’un esprit tutélaire (momju 몸주) au sein de son sanctuaire (shindang 신당 / 神堂), possède son propre réseau de clientèle et fait passer ses associés pour ses successeurs, ses enfants spirituels.

Un nécromant à la langue bien pendue qui n’hésite pas à houspiller ses clients fortunés. Il possède ainsi toutes les caractéristiques du chamane et n’hésite pas à utiliser le vocabulaire et les pratiques de la profession. Ainsi, en lieu et place du hanbok 한복 de cérémonie (mubok 무복 / 巫服), il porte des costards Armani, brandit des sonnailles faites de grelots scintillants (bangul 방울) dont le son métallique attire les bons esprits, et propose des oracles et talismans hors de prix. L’autrice s’est habilement inspirée de la dimension performative du chamane, qui se met littéralement en scène par des chants rituels (muga 무가 / 巫歌, que l’escroc remplace par des paroles de rap ou de pansori), des exclamations pleines d’émotion, des sauts et des danses menant à la transe.

Bon, allez, un talisman, et tu t’en vas.

거, 부적 한 장 쓰고 가봐.

Mais comment un tel bonimenteur arrive-t-il à maintenir la supercherie? S’il possède cette incroyable faculté de lire dans l’âme des gens, ce n’est pas grâce à ses pouvoirs spirituels mais à son expérience d’ancien profileur (peulopailleo 프로파일러) et surtout aux renseignements précieux apportés par sa petite équipe. En bon manipulateur, il emploie avec brio les données accumulées pour servir des divinations hallucinées et des possessions factices mais spectaculaires : « Alors Han-jun en transe se met à déblatérer une suite de mots incompréhensibles sans cesser de secouer ses grelots puis soudain s’arrête net. L’assistance stupéfaite retient son souffle. »

Han-jun commence à secouer la sonnaille. Les grelots tintent, ttallang ttallang ttallang, ils tintinnabulent… Tous ces petits chocs métalliques résonnent dans la pénombre. Ses pupilles contractés lui confèrent une allure redoutable. Le gamin se plaque contre la palissade avec un cri.

– L’Esprit est là, il vient, il vient…

Han-jun fait le coup des yeux révulsés. L’autre terrorisé à la vue de ces yeux blancs qui clignent violemment, se cramponne à la rambarde.

Han-jun, le Beau Gosse nécromant dans toute sa splendeur, source

Des morts et des vivants

Dans le chamanisme coréen, il est avant tout question de communication avec l’autre monde, un lieu lointain d’où proviennent les âmes des proches disparus mais aussi d’entités malveillantes et néfastes pour les vivants. Endossant un rôle de conciliateur et d’intercesseur auprès des divinités, le chamane apporte des réponses à ce qui est difficilement explicable. Il permet de communiquer avec l’âme des défunts et de participer au processus de guérison et de deuil. Ainsi, lors d’une cérémonie chamanique (gut 굿), l’esprit du proche disparu pourra descendre sur terre et exprimer ses regrets à sa famille ; il sera aussi possible de calmer l’âme d’un esprit courroucé pour qu’il puisse enfin trouver le repos et cesser de tourmenter ses proches. Les malheurs sont ainsi rationalisés par la parole du chamane qui offrira sa propre interprétation aux maux des ses patients.

Même Han-jun, aussi factice soit-il est capable d’apaiser par ses mots les difficultés de ses clients. Il parvient ainsi à persuader un adolescent de ne pas se suicider et sa mère de faire plus attention à son fils. En cela, il diffère singulièrement de sa rivale, la puissante mais mauvaise Tante Im, qui préfère user de son influence pour manipuler et corrompre les gens plutôt que de les aider à améliorer leur vie.

Normalement, les événements néfastes frappent comme la foudre, alors que les fastes murmurent. Si tu sais regarder autour de toi, tu verras que le monde te chuchote à l’oreille.

Ainsi qui dit chamane dit nécessairement esprits, et notamment esprits des morts. Le roman de Jung Jaehan est un polar humoristique qui se focalise sur une enquête criminelle et la dissolution d’un réseau pervers tentaculaire. S’il n’y a pas de fantôme, il y a des cadavres, des victimes qui demandent justice. Le funèbre et le chamanisme sont d’ailleurs intrinsèquement liés. Le cinéma ne s’y est pas trompé et nombres d’œuvres policières, horrifiques ou fantastiques emploient les figures du chamane et du fantôme, comme pour insister sur le rapport intime que nous entretenons avec les morts.

Ainsi, le drama Possessed 빙의 (2019) de la chaîne OCN met en scène une jeune chamane et un enquêteur luttant contre un mauvais esprit capable de posséder et de tuer les humains. Le thriller familial The Village: Achiara’s Secret  마을 – 아치아라의 비밀 (2015) ne cesse d’évoquer la disparition d’une morte. C’est sans compter la multitude de séries mettant en scène des héros capables de voir les fantômes, aptitude fréquemment associée aux pouvoirs des chamanes, comme The Great Shaman Ga Doo Shim 우수무당 가두심 (2021), Bring It On, Ghost 싸우자귀신아 (2016), Oh My Ghost 오 나의 귀신님 (2015), The Girl’s Ghost Story 소녀괴담 (2014), The Master’s Sun  주군의 태양 (2013) … La présence du surnaturel associé au chamanisme dans les œuvres audio-visuelles témoigne de l’attrait du public et de la survivance des chamanes dans la Corée contemporaine.

De gauche à droite : Affiches des dramas Possessed, The Village : Achiara’ s Secret, Bring It On, Ghost, The Girl’s Ghost Story, The Master’s Sun

Le beau gosse aux grelots semble d’ailleurs avoir séduit les producteurs, car une adaptation télévisée devrait voir le jour en 2022 avec les acteurs Seo In Guk 서인국 (Reply 1997, The Smile Has Left Your Eyes, Doom at Your Service) et Oh Yeon Seo 오연서 (My Sassy Girl, A Korean Odyssey, Mad for Each Other). Car, taillé pour le cinéma, le roman de Jung Jaehan prend des allures de scénario. Les descriptions sont ultras visuelles et s’imaginent comme des scènes filmées. L’utilisation massive d’onomatopées parsème le récit et lui donne une dimension sonore. L’écriture est vive et sans ambages, offrant un rythme soutenu et un dynamisme vibrant. Quand aux dialogues, ils sont écrits comme des répliques de films, ancrés dans une oralité familière voir outrancière. Les personnages s’insultent copieusement et se bastonnent avec ce goût pour le grotesque propre aux polars sud-coréens.

« Il essaie d’ouvrir les yeux. Y parvient à peine. Il a dû s’en prendre des sévères dans cette région. Ses lèvres écorchées le brûlent, il les essuie d’un revers de la main. Qu’elles tachent de sang.

– Merde, mon gagne-pain.

[…] Su-cheol est étendu à côté de lui. Il n’a pas pu suivre le déroulement des évènements mais manifestement celui-ci s’en est pris dix fois plus que lui dans la tronche. Han-jun entreprend de le réveiller en lui flanquant quelques baffes, sans qu’aucun résultat s’ensuive. « 

Bande annonce du roman

Divination, entre succès et polémique

Les pratiques magiques ayant trait au surnaturel ont toujours été teintées d’ambivalence. Simples croyances, mensonges illusoires ou véritables esprits invisibles? Difficile d’avoir un avis clair sur la question. Si rien n’affirme la véracité des pouvoirs spirituels, rien de démontre leur inefficacité. Dans une société où les individus se cherchent continuellement, tentent de vivre au mieux malgré des angoisses toujours plus présentes, le chamanisme, comme tout autre système de pensée, offre une voie de rationalisation, un soutien et un semblant de réponse.

La divinisation n’est pas nouvelle en Corée et fait partie du quotidien. Il est coutume pour les entreprises de faire appel à des chamanes pour connaître les meilleurs emplacements grâce à la géomancie ou de fixer les dates propices à l’organisation de mariages, funérailles, évènements ou autre. Se placer sous l’apanage des divinités, c’est surtout se garantir la présence de bons auspices pour le futur: « Vous ne devez pas en parler à la légère. Sans rituel de la chance, il est plus que probable que notre avenir soit pestiféré. Rien de ce qu’on entreprend ne marche », déclare ainsi une actrice à un PDG malchanceux qui va s’empresser de prendre rdv avec Han-jun.

En parallèle du chamanisme coréen qui protège des mauvais esprits, éloigne la malchance ou soigne les âmes, il est possible de rencontrer des diseurs de bonne aventures utilisant le saju (사주/四柱), des devins ou des astrologues adeptes de chiromancie ou de tarot. La lecture du destin est un business qui séduit une jeune génération en quête de sens et on observe une résurgence des pratiques divinatoires, mêlée de nouvelles technologies au sein de cafés de voyance branchés qui cohabitent avec les tentes érigées à la va-vite dans la rue. Très proches des séances de voyance occidentales, ces consultations rapides et bon marché permettent notamment de connaître sa compatibilité amoureuse.

Le pouvoir que vous avez utilisé pour jeter des malédictions, il va se retourner contre vous. Car la vie est un miroir. 

자신의 힘을 저주에 썼으니, 그대로 돌아올 겁니다. 인생은 거울이니까.

Mais toute pratique possède ses dérives, et le chamanisme n’a pas acquis sa mauvaise renommée sans raison. Outre le lent travail de dépréciation orchestrée par le pouvoir au cours de la dynastie Joseon par des lettrés néo-confucéens bien décidés à garder le monopole du pouvoir religieux, l’époque moderne et les différents gouvernements se sont appliqués à faire disparaitre des ‘superstitions arriérées’ (mishin 미신 / 迷信) (Walraven : 1993). Ajouté à cette histoire mouvementée, les chamanes ont acquis la réputation peu flatteuse d’arnaqueurs abusant de la crédulité de leur clients en monnayant des pratiques à des tarifs exorbitants.

Le sanctuaire du Beau Gosse ferme à 18 heures. La raison officielle s’énonce ainsi : « Si je vous fais une divination la nuit, les forces lunaires sont telles que vous, simple client, risquez de vous retrouver englué par un esprit », quant à la vraie raison, c’est qu’ « un dîner gastronomique, c’est le luxe en soi », devise autoproclamée de Han-jun.

Il suffit de voir le portrait peu reluisant que certains dramas offrent à ces personnages, notamment féminins, pour constater combien cette image négative est devenue archétypale. Dans la série historique Hometown Legends 전설의 고향 (2008), la chamane prend des allures de sorcière adepte de magie noire et lanceuse de macabres malédictions, tout comme dans Mirror of the Witch 마녀보감 (2016) ou The Moon Embracing the Sun 해를 품은 달 (2012). Dans sa version contemporaine, elle prend la forme d’une femme d’âge mûr, outrageusement maquillée, vêtue de vêtements bariolés, le regard acéré et la gouaille agile, toujours prompte à faire payer au prix fort ses prestations de devineresse.

De gauche à droite puis de haut en bas : Les multiples versions de la mudang à la télévision (Hometown Legends; Moon That Embraces The Sun, The Village, Mirror of the Witch, Possessed) et un exemple de paksu mudang (Possessed)

A ce titre, le roman semble s’inspirer du scandale politico-religieux Choi Soon-sil 박근혜-최순실 게이트 ayant eu lieu en 2016 et qui a conduit à la destitution de la présidente Park Geun-hye 박근혜. Une sombre affaire d’influence entre la fille d’un prédicateur mi chamane mi évangéliste d’une « Église de la vie éternelle » Choi Soon-sil, et la fille du général Park Chung-hee 박정희 (à la tête du régime autoritaire en 1962-1979). Corruption, abus de pouvoir, falsification… des magouilles dans lesquelles nombres de puissants étaient impliqués et qui ont grandement choqué l’opinion publique. Cette question de l’influence des chamanes dans la sphère politique a d’ailleurs été abordée en 2020 dans le drama The Cursed 방법 où la jeune mudang Jung Ji So 정지소 (Parasite), aidée de Uhm Ji Won 엄지원 (The Silenced), s’oppose au pouvoir destructeur de la puissante gourou Jo Min Soo 조민수 (Pieta).

Fort heureusement, la figure jadis si méprisée des chamanes tend à reconquérir ses lettres de noblesse. Outre le travail de préservation mis en place par le gouvernement pour protéger ce patrimoine immatériel vivant, l’attrait de la jeune génération pour les pratiques ésotériques donne un nouveau souffle à la profession. Les dramas les plus récents offrent une vision bien plus positive de ce surnaturel de l’ordinaire comme en témoigne les séries fantastiques : Sell Your Haunted House 대박부동산 (2021), The Witch’s Diner 마녀식당으로 오세요 (2021), The Great Shaman Ga Doo Shim 우수무당 가두심 (2021), The Uncanny Counter 경이로운 소문 (2021) , Hotel del Luna 호텔 델루나 (2019), The Ghost Detective 오늘의 탐정 (2018), The Guest 손 (2018).

De gauche à droite : Affiches des dramas Sell Your Haunted House, The Witch’s Diner, The Great Shaman Ga Doo Shin, The Uncanny Counter, Hotel del Luna
SOURCES :

NB : Ceci n’est qu’un minuscule aperçu de la richesse incroyable du chamanisme coréen. J’ai puisé allègrement dans mon ancien mémoire de recherche (dont je me refuse à vous donner le lien tant il comporte de lacunes. Comme quoi, relire son travail des années après permet de prendre du recul). Je ne vais donc pas m’étendre sur le sujet (que j’affectionne particulièrement) car j’ai bien l’intention de revenir dessus plus tard tant il y a de choses à dire. Je vous propose quand même quelques sources bibliographiques pour les plus curieux d’entre vous :

  • BIDET, Eric (trad.) ; COLLECTIF. Traditions, rituels, croyances, anthropologie coréenne. Paris : Les Indes savantes, coll. « Monde coréen », 2005
  • COLLECTIF. Korean Shamanism, Revivals, survivals, and charge. Séoul : The Royal Asiatic Society Korea Branch, 1998
  • GUILLEMOZ, Alexandre. La Chamane à l’éventail, Récit de vie d’une mudang coréenne suivi de La chamane et l’ethnologue. Paris : Imago, 2010
  • KIM Keum-Hwa. Partageons le bonheur, dénouons la rancœur. Récit de la chamane aux dix mille esprits. Paris : Imago, 2015
  • SETH, Michael J. Une histoire de la Corée, de l’Antiquité à nos jours, An History of Korea, From Antiquity to the Present. Lanham (Maryland) : Rowman & Littlefield, 2011, XI-573p.

Challenge littéraire : L’Automne Coréen

L’équinoxe est passé, nous célébrons la venue de l’Automne aux mille couleurs. Sous l’impulsion d’Emy de la chaîne littéraire Antastesialit, les mois d’Octobre et de Novembre aurons un petit goût de piment, de miel et de sauce soja. Pendant cette période, la Corée est à l’honneur!

Le moment idéal pour plonger au cœur de la culture coréenne et d’échanger sur toutes sortes de sujets : littérature de la poésie classique de Choi Chiwon aux weebtoons de Naver, cinéma des films d’auteur aux kdamas, musique du pansori à la kpop, cuisine du kimpap au jajangmyeong, histoire des Trois Royaumes à l’hypothétique réunification… Pour les intéressés, n’hésitez pas à parcourir les propositions de lectures d’Emy.

Littérature

Pour ma part, j’avais très envie d’écrire un article sur un roman historique se déroulant à l’ère Joseon mais, trop chronophage, je vais devoir remettre le projet à plus tard. Mon choix s’est donc porté sur cinq romans assez hétéroclites :

Nokcheon suivit de Un éclat dans le ciel de Lee Chang-dong 이창동 (녹천에는 똥이 많다 1992) publiés aux éditions du Seuil. Auteur et cinéaste engagé, Lee Chang-dong nous livres deux récits politiques qui font écho au régime militaire des années 80 dans une volonté de dénoncer l’oppression de la dictature.

Ma très chère grande sœur de Gong Ji-young 공지영 (봉순이 언니 1998), publié aux éditions Philippe Picquier. Ce récit, c’est un hommage rendu à Bongsoon unni, grande-sœur Bongsoon, la gentille jeune fille au large sourire qui prend soin de la narratrice pendant son enfance dans la Corée en mutation des années 60. Un témoignage tendre et poignant sur le Séoul des miséreux à travers les yeux de la fillette que fut la romancière.

Toutes les choses de notre vie de Hwang Sok-yong 황석영 (낯익은 세상 2011), publié aux éditions Philippe Picquier. Loin, très loin des beautés artificielles de la tentaculaire Séoul, vivent les perdants de la société du progrès, du prestige et du succès. Les sans-abris invisibles, naufragés d’une île décharge, qui contemplent avec une philosophie poétique la vacuité d’un monde qui les a oublié. L’immense auteur coréen se fait à nouveau le porte parole des sacrifiés du miracle économique coréen, lui qui critique depuis toujours l’injustice et l’intolérance dans des récits à l’écriture puissante.

Le Gambit du renard de Lee Yoon-ha (Ninefox Gambit 2016). Il s’agit du premier tome d’une trilogie space-opéra, Les Machineries de l’Empire, publié par les éditions Lunes d’Encre puis Folio SF. Une toile de fond militaire où une générale accueille en elle l’âme d’un dangereux stratège pour mater une rébellion qui met à mal l’ordre de l’empire stellaire. L’auteur, américain d’origine coréenne et mathématicien de formation, a écrit de nombreuses nouvelles de SF et de fantastique. Peu familière des sagas spatiales en littérature, je suis assez intriguée par ce roman et je me demande quels éléments issus de la culture coréenne l’écrivain a pu distiller dans son récit?

Carnets d’enquête d’un beau gosse nécromant de Jung Jaehan 정재한 (The Minamdang Case Note 미남당 사건수첩). Une ‘comédie policière’ de 2018 écrite par une web-autrice à succès, publiée aux éditions Matin Calme qui suit les péripéties d’un chamane bellâtre fort populaire mais parfaitement factice, amateur de luxe, d’insultes et d’arnaques au talisman. Ce qui s’éloigne sensiblement du rôle logiquement attendu. Il faut dire qu’avec une sœur cybernaute génie du hacking et un ami détective privé, les trois compères ont de quoi animer leur escroquerie. Sauf qu’un jour, une cliente le contacte pour une histoire de fantôme et les voilà avec un cadavre sur les bras…

Panel des couvertures en version originale

Kdramas

En ce qui concerne les kdramas, Emy nous propose le visionnage de 4 séries assez récentes : la série fantastique Goblin (2016), le thriller Save Me (2017), le drame historique Mr Sunshine (2018), et la comédie familiale Reply 1988 (2015-2016). Si vous me lisez, vous savez que j’apprécie déjà Goblin et Reply 1988, ce qui me laisse deux nouveaux dramas à découvrir :

Save Me 구해줘 est un thriller qui traite d’un sujet peu évoqué : les sectes et leur pouvoir destructeur. La série est diffusé sur la chaîne OCN, réputée pour ses dramas policiers à suspens (Tunnel 터널 2017, The Guest 손 2018, Strangers from Hell 타인은 지옥이다 2019 …). Il s’agit d’une adaptation du webcomic Out of the World 세상 밖으로 de Jo Geum-san 조금산.

Une famille venue de Séoul emménage dans le comté rural de Muji (inspiré de la ville de Cheongju, située dans la province centrale du Chungcheongbuk-do) et croise la route de quatre jeunes lycéens qui les aide après une panne de voiture. Les garçons sont vite charmés par leur fille, la belle Sang-mi qui va dans la même école. Mais les malheurs s’abattent sur la famille : le père est ruiné, le fils harcelé se suicide et la mère sombre dans une dépression. Leur voie de salut : la communauté religieuse locale de Guseonwon 구선원, si serviable et avenante, qui leur tend une main secourable inespérée.

Pourtant derrière les paroles doucereuses de charité et de pardon, se cache un piège terrible. Sang-mi voit impuissante ses parents se faire engloutir dans le culte du Tout Puissant 새하늘님, mené par la figure messianique du charismatique Père Spirituel (영부/靈父) Baek Jung Ki. La voilà prisonnière de l’église, à la merci de ses ambitions démoniaques. Le quatuor mené par les courageux Sang-hwan et Dong-cheol va alors tenter de la libérer après avoir entendu son appel désespéré : « Sauvez-moi ».

Le rôle titre est tenu par Seo Yea Ji 서예지 qui a notamment brillé dans le healing drama It’s Okay to Not Be Okay 사이코지만 괜찮아 (2020). Ses sauveurs sont incarnés par Ok Taec Yeon 옥택연, ancien membre du groupe 2PM, vu dans Dream High 드림하이 (2011) et Bring It On, Ghost 싸우자 귀신아 (2016) ; et Woo Do Hwan 우도환 (Mad Dog 매드 독 2017). Ils affrontent Jo Sung Ha 조성하, connu pour ses rôles secondaires dans de multiples dramas. Certains acteurs imitent le dialecte satoori 사투리 ce qui leur donne un accent inhabituel très amusant (qu’on retrouve d’ailleurs dans Reply 1988).

En Corée, toutes les organisations religieuses sont égales devant la loi mais l’état n’en ressence aucune. Elles bénéficient donc d’une immense liberté d’action car il n’existe pas de règlementation particulière. La religion protestante composée de baptistes, d’évangélistes ou de presbytériens est particulièrement dynamique. En témoigne les multiples croix rouges illuminées qui pullulent dans le paysage urbain nocturne. De nombreuses nouvelles religions sont des dérivations chrétiennes.

Le Guseonwon évoque ainsi les sectes du Salut 구원파 comme l’Église de l’Unification plus connue sous le nom de secte Moon (qui comprend plus d’un million de fidèles) dont le fondateur Sun Myung Moon se considère comme le nouveau Messie ou l’Église Shincheonji de Jésus 신천지예수교 증거장막성전 dont le chef spirituel se décrit comme un prophète immortel.

Les sectes coréennes font l’objet de multiples scandales. Elle sont régulièrement épinglées pour leurs liens douteux avec les partis politiques, l’embrigadement de leurs membres, leurs abus ou leurs refus de suivre les recommandations sanitaires. Certains témoignages évoquent des tentatives de recrutement auprès des jeunes ou des étrangers, et il n’est pas rare de voir déambuler dans les rues ou le métro, et ce dans l’indifférence générale, des prédicateurs persuadés de l’Apocalypse prochaine et de la venue du Sauveur.

OCN va poursuivre son exploration du fanatisme religieux en 2018 avec le drama Children of A Lesser God 작은 신의 아이들 où deux enquêteurs tentent de sauver des enfants élevés dans une secte.

Mr Sunshine 미스터 션샤인 est un sageuk (série historique) qui nous plonge dans la Corée du début du XXe siècle occupée par les japonais. On y suit le parcours d’un jeune esclave (nobi 노비/奴婢 selon l’ancien système de caste de l’ère Joseon), de sa jeunesse difficile à l’âge adulte, entre sa fuite vers les USA et son incorporation dans la marine militaire, jusqu’à son retour au pays où il rencontre une jeune aristocrate (yangban 양반/兩班). Il apprend en parallèle l’existence d’un complot visant à annexer la Corée par les forces étrangères.

Le héros est joué par Lee Byung-hun 이병헌, acteur phare du réalisateur Kim Jee Woon, connu pour ses rôles dans le western déjanté The Good, The Bad, The Weird 좋은 놈, 나쁜 놈, 이상한 놈 (2008), le thriller I Saw the Devil 악마를 보았다 (2010), le film de mafieux A Bittersweet Life 달콤한 인생 (2005) ou encore l’action drama IRIS 아이리스 (2009).

Il est secondé par la talentueuse Kim Tae-ri 김태리, mondialement acclamée pour sa prestation dans le drame psychologique Mademoiselle 아가씨 (2016) de Park Chan-wook 박찬욱, une adaptation du sensuel roman de Sarah Waters Du bout des doigts (Fingersmith). Elle s’est aussi distinguée dans le très poétique Little Forest 리틀 포레스트 (2018) de Yim Soon-rye 임순례, adapté du manga japonais éponyme (リトル・フォレスト) de Daisuke Igarashi, où une jeune citadine retrouve son village natal et s’adapte à la vie rurale en suivant le rythme des saisons.

Moi qui aime tout particulièrement les sageuk, j’ai vraiment hâte de m’y plonger. La période de l’occupation japonaise 일제강점기 (1905-1945) est une page sombre de l’histoire coréenne, dont l’évocation reste délicate pour les œuvres télévisuelles. Contrairement à l’ère Joseon qui donne une immense liberté de ton aux scénaristes (humour, fantastique, romance, horreur etc.), cette période douloureuse reste associée à l’oppression d’un peuple qui n’a ni oublié ni pardonné les horreurs du passé.

Le cas des ‘femmes de réconfort’ (慰安婦 ianfu/일본군 위안부), ces victimes forcées à devenir des esclaves sexuelles aux mains de l’armée japonaise durant la Seconde Guerre Mondiale, est particulièrement sensible et les relations diplomatiques entre les deux pays restent tendues sur le sujet. En 2016 est sorti un film poignant Spirits’ Homecoming 귀향 qui rend hommage à la souffrance de ces jeunes filles sacrifiées.

Je vous conseille aussi le drama The Bridal Mask 각시탈 (2012) adapté du manhwa de Heo Young Man 허영만, où l’acteur Joo Won 주원 interprète un justicier masqué, héro de la résistance, dissimulé sous les traits d’un collaborateur à la solde des japonais. Il offre un bon divertissement, mêlant intrigue romanesque, suspens, drame et action avec talent.

Et vous? Participez-vous à un challenge littéraire cet automne? Connaissez-vous la Corée? Si vous aviez un roman coréen à proposer, lequel choisiriez-vous?

Andrée A. Michaud – Bondrée

Traverser les frontières

Andrée A. Michaud est une romancière québécoise née en 1957 à Saint Sébastien de Frontenac, un petit village situé à la frontière de l’Estrie et de la Beauce, au sud-est du Québec. Sa rencontre avec l’écriture fut déterminée par le hasard et l’indécision ; après un baccalauréat en philosophie, cinéma et en linguistique à l’Université de Laval, elle réalise une maîtrise en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal où son talent est découvert par son professeur, l’écrivain Noël Audet. Il soumet à son insu le manuscrit sur lequel elle travaille à une maison d’édition. Son premier livre, La Femme de Sath est ainsi publié en 1987 et suscite l’engouement du public.

Ses premiers romans, regroupés sous l’appellation de ‘cycle durassien’ (son style se rapprochant de celui de Marguerite Duras), explorent les thèmes de la folie, de l’oubli, de la répétition et de la fatalité (V. Montambault). Opérant un changement dans son œuvre à partir des années 2000, elle entame ce qu’elle nomme son ‘cycle américain’. Ses récits prennent dès lors place dans un contexte géographique précis tout en poursuivant une réflexion sur la psychologie des êtres. Bondrée, publié en 2013 est donc le dernier volet d’une trilogie états-unienne, initiée avec Mirror Lake en 2006, suivit de Lazy Bird en 2010. Plébiscité par la critique, Bondrée a reçu le Prix du Gouverneur général du Canada en 2014, le Prix Saint-Pacôme du roman policer 2014 et le Prix Arthur Ellis 2015.

Le titre Bondrée est une francisation de Boundary Pond, le nom d’un camping situé aux confins du Maine américain et du Québec. Lieu idyllique bientôt frappé de cauchemar. Bondrée alterne entre une narration à la première personne, celle d’une petite fille, et un narrateur omniscient à la troisième personne. Le roman se découpe en plusieurs actes portant le nom des victimes qui parsèment le récit. Ils sont les acteurs principaux d’un drame qui se joue dans le théâtre formé par la forêt, un huis-clos tragique écrit par des êtres en souffrance. Un thriller psychologique où Andrée A. Michaud sonde la complexité de l’âme humaine, brouille les repères du genre : l’enquête s’associe au récit d’un drame qui touche tout les personnages.

« Le dernier été que nous avons passé à Bondrée s’est toutefois chargé d’une nouvelle odeur, celle de la chair, à la fois sexe et sang, qui montait de la forêt humide quand le soir tombait et que le nom de Tangara se répercutait sur la montagne. »

De gauche à droite : Couvertures des éditions québécoises, américaines et allemandes

LA LEGENDE DE PIERRE LANDRY

Tout commence dans la forêt de Peter’s Woods, du nom de Pierre Landry, « un trappeur canuck installé dans la région au début des années 40 pour fuir la guerre, pour fuir la mort en la donnant. » Réfugié dans son éden forestier, Landry quitte la civilisation, et s’enfonce un peu plus dans les bois au fur et à mesure que des citadins « en mal de silence » édifient des chalets de vacances sur les rives du lac. L’exilé se cache avant que la beauté de Maggie Harrison ne l’attire hors de son refuge végétal, le poussant à rôder près du lac « et que l’engrenage qui allait transformer son paradis en enfer se mette en branle. »

Landry est pris de passion pour la belle Maggie, « femme à la peau trop claire dont il avait ravi l’image pour la rebaptiser Marie dans l’eau pure d’un ruisseau », Marie, sweet bird, Tangara de Bondrée. Mais c’est le rejet violent des gens de la rive qui répond au chant d’amour de Landry, la femme effrayée le repousse et l’homme sauvage, le bastard, fuit à nouveau pour être retrouvé pendu, à quelque pas du cadavre de Sugar Baby my love, le petit chien de Maggie, éventré par un piège.

Ce suicide par pendaison nourrit une légende issue d’une pitoyable tragédie amoureuse entre un trappeur et une beauté qui se refuse à lui, « une femme qu’il avait surnommée Tangara, confondant ses robes rouges avec le vol des oiseaux écarlates. » Cette Tangara « s’était peu à peu immiscé dans la mémoire de Boundary » pour devenir un esprit dont on chuchote le nom au bord du lac, « espérant voir surgir du fin brouillard léchant la rive la silhouette de cette femme-oiseau née de quelques bouts de soie rouge assemblés par l’esprit dérangé de Landry. » Un esprit perdu qui hante la forêt, comme une sombre menace planant dans l’ombre de la canopée.

« Certains hommes ne disparaissent jamais tout à fait de la terre où ils avaient planté leurs hantises. Leur tristesse survivait aux battements du cœur et on les transformait en spectres hideux s’acharnant à bouleverser la quiétude de certains paradis. »

DRAME SOCIAL

En cette nuit du 21 juillet 1967, Zaza Mulligan fredonne les titres à la mode : A Whiter Shade of Pale de Procol Harum ou Lucy in the Sky with Diamonds des Beatles. La jeune fille soûle chancelle sur le chemin forestier et s’amuse de sentir le monde tanguer. Un souffle l’effleure, mais elle l’ignore, « Wind on my knees, wind in the tree, sans se soucier d’avantage de l’origine de ce bruit au sein du silence. » It’s a fox, pense-t-elle, tandis que la peur s’insinue lentement à travers les arbres. Une ombre muette abat alors sa main sur son épaule et un hurlement déchire la nuit.

On retrouve son corps deux jours plus tard, la jambe sectionnée par un vieux piège à ours. La police conclue à une mort accidentelle due aux pièges dissimulés sous la terre de la forêt, une mort stupide, sans motifs ni preuves tangibles pour incriminer qui que ce soit. Mais le 13 août, on fait une autre découverte macabre : Sissy Morgan, ses long cheveux coupés, une jambe arrachée par les dents d’un piège rouillé. Cette fois plus aucun doute, la seconde mort éclaire la première : un tueur rôde au sein de Boundary.

La découverte du corps de Zaza provoque un profond bouleversement dans la petite communauté. C’est un mal impossible à rationaliser qui laisse les vacanciers abasourdis et incrédules. La morte s’insinue dans les foyers, se glissant dans le lit des esprits endeuillés, sa longue jambe « de la douceur gluante du sang frais » suintant sous les draps. Le décès brutal dévore une partie de leur être : « Ils avaient tous laissé une part d’eux, un reste de candeur ayant survécu à l’âge adulte, une image, un rêve dans lequel la forêt ne se repliait pas dans une atmosphère d’outre-tombe, dans lequel le monde était encore vivable. Il y avait des lieux maudits et celui-là en était un, qui dissimulait ses pièges depuis des décennies. »

Avec la perte des jeunes filles, c’est toute la communauté qui est impactée, le meurtre créant un gouffre de peur et de suspicion à même de déstabiliser l’équilibre du groupe social (A. Deniau). La perte de l’un de ces membres fragilise toute la structure, d’autant plus lorsque le suspect potentiel se cache en son sein. Impossible de faire corps contre un ennemi commun, car n’importe qui peut être le coupable. La panique nourrit les méfiances et les affabulations : le pendu est revenu, « un maniaque qu’on avait déclaré mort alors que le corps trouvé dans sa cabane était tellement pourri qu’il était méconnaissable. » Apparaît alors le risque de voir surgir une chasse à l’homme, le groupe se liguant contre un bouc émissaire, dans le seul but de récréer la cohésion sociale.

Ainsi lorsque les soupçons se portent sur le pauvre Gilles Ménard, celui qui à découvert le corps de Zaza, c’est tout Bondrée qui se ligue contre lui. Car la justice populaire est aveugle : « L’hypocrisie se fondait dans un nuage de murmures gras qui barbouillait les bouches outragées : « je l’ai jamais trusté, ce gars-là », « maudit visage à deux faces », « on aurait donc dû », un paquet de menteries qui leur dilataient les pupilles jusque dans le front et noircissaient leurs yeux de péchés mortels. » Bien qu’innocent, les fausses accusations détruisent sa réputation, gravant en lui « jusqu’à la fin de ces jours cette marque apparue avec le doute, la marque des parias. »

« Le mal ne pouvait venir d’un être isolé. Il venait toujours du nombre et du surnombre, de l’accumulation de haines avec le nombre, de la proximité de trop de destins orchestrant férocement leur accomplissement. »

La perte de l’innocence

C’est au travers des yeux d’une fillette de 12 ans, la jeune Andrée Duchamp, que le lecteur assiste à l’agonie de l’innocence. Une petite morveuse, qui devenue adulte, se souviens d’une époque de « liberté n’appartenant qu’à l’insouciance. » Une Andrée d’encre et de papier, reflet de l’enfance de son autrice et de ses étés au bord d’un lac. Sur ces souvenirs tendres, Andrée A. Michaud se livre : « Le sable est froid et j’y trace des lignes avec mes mains nues, enivrée par les odeurs d’automne et de bois pourri qui m’entourent. Je suis seule et voudrais que ce moment de bonheur, auquel rien n’a à être retranché ni ajouté, ne prenne jamais fin. Je le prolongerai donc, presque cinquante ans plus tard, en écrivant Bondrée.« 

La littoldolle est en admiration devant les deux beautés Zaza et Sissy, qui lui offrent parfois un bonbon soigneusement conservé ensuite dans une boîte à trésor. La disparition de son modèle, la pousse à grandir trop vite ; sans comprendre « pourquoi Zaza était tombée en bas du monde, dans ce nulle part [qu’elle] n’arrivai[t] pas à concevoir. »

« Avec mes allures de garçon manqué, je n’avais rien d’une poupée, mais j’étais fière de projeter aux yeux des deux créatures les plus fascinantes de Bondrée, sauterelles et salamandres incluses, une image ayant la perfection de leur univers doré. »

Un cadre de perfection anéantit par la violence des hommes : « L’automne était précocement arrivé, drapé de ses airs de deuil et portant ses pièges recouverts de feuilles mortes. » Témoin de la gène et du silence de ses aînés, Andrée découvre, bien malgré elle, les affres d’une réalité qu’elle aurait préféré ignorer. Après l’intrusion de la Mort, « nos regards s’étaient transformés, la couleur s’était diluée », le chant des oiseaux devient « une plainte funeste », la beauté semble lointaine et déchirante comme « les vagissements d’un bébé abandonné par sa mère. »

Un crime aussi violent fait plusieurs victimes directes et indirectes. Par un effet d’onde de choc traumatique (Serniclaes), la victime initiale ou victime primaire va contaminer les témoins directs et diffuser un traumatisme indirect, secondaire, dit aussi traumatisme vicariant. Celui-ci est généré par l’empathie, la capacité d’apercevoir et de sentir la souffrance d’autrui, et fragilise durablement le psychisme (Debauche : 2017).

« Plus jamais, disait ma prière, et l’étoile, au-dessus de la montagne, s’était peu à peu liquéfiée, une étoile molle et mouillée qui sombrait derrière les nuages. Foc, Sissy, avais-je murmuré, foc, Zaza, puis j’avais essuyé mes larmes pendant que l’image des deux filles ayant représenté mon idéal sombrait avec l’étoile, un autre feu qui s’éteignait, mais n’en continuerait pas moins d’éclairer mon enfance. »

Le destin funeste de la beauté

« Sissy Morgan et Elisabeth Mulligan, dite Zaza, les deux filles par qui le malheur allait surgir », sont deux lolitas insouciantes aux longues jambes bronzées qui aimantent les regards des hommes et méprisent les autres femmes. Perçues comme des aguicheuses, les deux adolescentes troublent l’ordre moral en attisant la convoitise masculine, excitant en eux « ce qu’ils croyaient n’appartenir qu’aux autres hommes. » Des « little bitch », immatures et frivoles, personnification de la tentatrice, celle qui mérite un peu son malheur.

Ainsi, personne ne s’inquiète lorsque Zaza disparaît, « puisque c’était Zaza, that kind of girl, qu’on entendait depuis toujours chanter avec Sissy Morgan, crier avec Sissy Morgan, run Sissy, run ! si bien qu’on en était venu à ne plus se préoccuper des deux filles. » Parfaite illustration du slut shaming ordinaire (de l’anglais slut ‘salope’ et to shame ‘faire honte’) cette violence structurelle sexiste qui stigmatise la sexualité féminine et la dégrade, justifiant de fait les violences faites aux femmes qui ne respectent pas le rôle supposé de leur genre (C. de Senarclens).

« C’était pourtant à cause de leur beauté et de celle de Maggie Harrison, de celle de toutes les femmes heureuses et désirables que les pièges de Pete Landry avaient surgi de la terre noire, et la violence des autres hommes avec eux. »

Le profil des victimes fait ressurgir les vices cachés derrière le masque de l’hypocrisie sociale. Car l’attitude à l’égard des adolescentes se modifie après le drame : « Il avait fallu ce malheur pour qu’on songe à ces filles autrement qu’à des intrigantes, pour qu’on comprenne que leur attitude ne cachait rien qu’un vide immense où chacun se jetait bêtement, ne voyant que la peau bronzée couvrant le vide. »

« Victimes de la rage que suscite parfois la beauté », Zaza et Sissy sont des proies idéales, des cibles privilégiées dont on voit les visages à la une des journaux regorgeant de faits divers. Générée par la société et les médias, la peur omniprésente de se faire agresser et tuer conditionnent le comportement féminin à une vigilance restrictive (Hagan : 1979). Afin d’éviter le pire, les femmes réduisent leur liberté par une succession de gestes préventifs : ne pas sortir la nuit, éviter les vêtements et les attitudes ‘à risque’, etc. (Pain : 1991). Naître femme, c’est vivre dans une crainte constante, « ce long couloir où les femmes doivent courir lorsque la nuit tombe. »

La femme, communément associée aux victimes, incarne dans le roman américain la ‘gardienne du foyer’, « les avocates de la sédentarité, les vestales chargées de garder le feu sacré » (M. Lemire : 2003). Andrée A. Michaud insiste d’ailleurs sur la dichotomie genrée de Boundary. Les maris vivent en extérieur, partant à la chasse à l’assassin, fouillant les bois pour dénicher les pièges ; tandis que leurs épouses attendent sur le seuil, accompagnées de leurs enfants.

« Ces filles l’avaient cherché, voilà ce que la plupart des gens ne pouvaient s’empêcher de penser, et ces pensées soulevaient en eux une espèce de repentir gluant qui leur donnait envie de se battre à coup de poing, de se gifler jusqu’au sang, car ces filles étaient mortes, bon Dieu, dead, for Christ’s sake, et personne, pas plus elles que les autres, ne méritait la fin qu’on leur avait réservée. »

Sale boulot de flic

L’affaire est confiée à la police du Maine, la victime étant américaine, et c’est l’inspecteur-chef Stan Michaud et son jeune adjoint Jim Cusack qui se voient chargé de l’enquête. Des policiers que le drame n’épargne pas car pour les forces de l’ordre les événements liés à la mort, en particulier celle des enfants, sont les plus difficiles à gérer, la distance émotionnelle étant parfois impossible à maintenir (Blavier : 2006). Y compris pour le médecin légiste qui récite de la poésie à l’oreille des morts pour « renvoyer les spectres à leur inexistence. »

Stan Michaud est décrit comme « un homme costaud qui portait sa masse à la fois comme un fardeau et comme une cuirasse et qui se taperait un infarctus avant son soixantième anniversaire, à moins que son crâne éclate, que son cerveau explose, éclaboussant les murs des images d’horreur qui s’y accumulaient. » Car ce policier est usé par son métier, hanté par ce qu’il nomme « les cas boomerang », ces affaires terribles qui reviennent frapper la conscience longtemps après les faits. Son cas boomerang à lui se nomme Esther Conrad, une autre sacrifiée dont la main refermait une pierre en forme de cœur, le cœur d’un vieux flic enserré dans une paume glacée.

« Il se rendait sur les lieux d’une mort qui ferait son nid en lui. »

Comme nombre de policiers, il a une tendance à l’alexithymie. Dérivée du grec (a ‘sans’, lexis ‘mot’, thymos ‘humeur’) elle signifie « l’absence de mots pour exprimer les émotions » (Sifnéos : 1973). Michaud, par soucis de préservation des siens et par habitude, ne peut parler du mal-être qui le ronge. Car condamnés au silence, la plupart des agents de police n’osent verbaliser leurs expériences : « il avait vu ce que personne ne désire voir, qu’il pataugeait dans cette boue qui finirait par l’engloutir, de la boue mouvante, comme savent si bien en créer les hommes. »

Michaud semble condamné, sa vieille carapace de flic rongée par les années d’ancienneté. Ses émotions se sont taries avec le temps, lentement dissipées avec sa foi en l’être humain : « Sa douleur s’exprimait autrement, elle le rongeait de l’intérieur pour se transformer en nuit d’insomnie qui lui laissaient les yeux rouges, mais aussi secs que ceux des criminels. C’est cette sécheresse qui le rapprochait d’eux et lui permettait d’entrevoir ce que voient les yeux sans larmes. »

« Il endossait la culpabilité des criminels et voulait que les morts sachent qu’il dormait avec eux, que quelqu’un se souciait de leur dernier souffle, de la vérité qu’il contenait, la seule vérité, en somme, qui méritait qu’on s’y attarde. S’il entendait ce souffle, le souffle de toute vérité, il pourrait peut-être faire le silence en lui et apercevoir l’assassin. »

Son adjoint, Jim Cusack, plus jeune et moins expérimenté subit de plein fouet la violence de cet assassinat : « La morte a trouvé le défaut dans la cuirasse et en avait profité pour s’insinuer dans la brèche ouverte au niveau du cœur. » Ce qui semble être une « perte de virginité » obligatoire dont seuls les plus endurcis se relèvent : « Sous cette vieille peau, une autre carapace se formerait, plus difficile à transpercer », une armure nécessaire pour éviter l’abandon ou le suicide (Monfort : 2005). Ainsi, « l’intervention traumatique devient un rituel de passage qui relie les différents intervenants entre eux » (B.Dabin).

La fonction de policier est soumise à une forte pression, engendrée notamment par le contact prolongé avec les pires folies humaines, ce qui en fait l’une des professions exercées les plus stressantes (Cooper ; Davidson & Robinson). Stan Michaud perçoit l’avenir du flic comme « un long couloir où un malheur le guettait derrière chaque porte. » C’est un métier à risque caractérisé par l’imprévisibilité et le danger, agents de stress à l’origine d’un ‘emotional hazard‘ chronique (Gaines & Jermier : 1983). De plus, le port d’arme engendre un lourd processus décisionnel, auquel s’ajoute la nature de l’organisation régie par une exigence de performance, une structure rigide et des horaires rotatifs qui perturbent la vie familiale et sociale (Dolan & Des Roches : 1988). Le manque d’effectif et de ressources humaines et matérielles adéquates (Loo : 1986 ; Payette : 1985), ainsi que la vision négative entretenue par le public et les médias (Tremblay & Tougas : 1989), aggravent le phénomène de dépréciation de la profession.

À ces difficultés s’ajoute un risque lié à la vulnérabilité psychique. La trop forte implication émotionnelle peut provoquer un phénomène d’épuisement mental, nommée ‘fatigue de l’empathie‘ ou ‘usure de compassion‘ (Charles Figley : 1995). L’identification à la souffrance d’autrui et la difficulté à établir une distance relationnelle adéquate sont des facteurs de risque pour les professionnels en contact avec les victimes directes. Il est alors nécessaire de développer un processus de résilience et des stratégies de coping (‘faire-face’) afin de se protéger en dépit de l’adversité (Levant : 1997, Vermeulen & Grynberg : 2013).

Au final, cette usure émotionnelle aura raison des policiers : trois jours après la fin de l’enquête, Stan Michaud rend sa plaque d’inspecteur, puis se rend sur les tombes des jeunes filles en murmurant des « sorry, Elizabeth, sorry, Sissy. » Son collègue, quant à lui, restera marqué par cette affaire, faisant des deux victimes ses propres fantômes, ses Esther Conrad, hanté par la vision « d’une longue mèche de cheveux roux qui s’enfonçait dans le sol. »

« Il semblait presque croire que l’arrestation du meurtrier ressusciterait les jeunes filles et qu’elles pourraient enfin répondre à la question qu’il se posait depuis toujours : why ? Pourquoi le mal était-il plus fort que la police, plus fort que le bon Dieu, plus fort que la beauté ou la joie pure de l’innocent ? Why ? »

Les Bois Noirs

Le lieu est primordial dans l’univers de Andrée A. Michaud qui s’inspire de « l’esprit des lieux », cette synthèse de différents éléments, matériels et immatériels, qui forgent l’identité d’un site et le rendent unique (M. Prats & J-P. Thibault). Élément central du récit, le décor génère une atmosphère qui « donne sa teinte à l’intrigue », en détermine « la charge dramatique » selon les mots de l’auteure.

Terre apatride et no man’s land singulier, enclavée entre un lac et une immense forêt, Boundary forme un huis-clos forestier qui enserre la petite communauté et la maintient prisonnière du drame qui s’y joue. L’environnement s’imprègne de la démence humaine et génère une atmosphère onirique qui brouille les frontières de la réalité. Comme de nombreux romanciers américains et québécois, marqués par la grandeur sauvage de leur pays et de leur climat changeant, Andrée A. Michaud accorde une grande importance à la météorologie ; ces romans se déroulent souvent en pleine nature. Par un effet miroir, les événements du récit influencent le temps et créent une harmonie des humeurs. Ainsi, dans Bondrée, le microclimat, entre chaleur estivale et pluie torrentielle, agit sur l’histoire. L’environnement génère une atmosphère qui répond à la folie des événements qui s’y déroulent.

« Des taches de couleurs étaient apparues dans le paysage encore vierge, créant une mince enclave où, quelque mois par années, la couleur s’animait, s’opposant à l’immensité de la verdure au sein de laquelle Landry avait établi son risible empire. »

Le paysage de Bondrée est décrit comme « un territoire où les ombres résistent aux lumières les plus crues, une enclave dont l’abondante végétation conserve le souvenir des forêts intouchées qui couvraient le continent nord-américain il y a de cela trois ou quatre siècles. » C’est un espace trompeur qui, sous une indolence séduisante, cache sa bestialité. Les bois dissimulent leur hostilité envers « la présence de l’homme [qui], pour un temps, contrariait la nature sauvage du lieu. » Toujours sauvage, « la forêt de Bondrée est une forêt jonchée de pièges, un territoire où le vacillement de la lumière peut facilement vous faire basculer du côté de la nuit. »

La forêt symbolise l’inconscient et ses peurs enfouies (C. Jung). C’est aussi le reflet des peuples nord-américains qui vivent en son cœur. Andrée A. Michaud, qui aime employer le motif forestier dans son œuvre (Le Ravissement 2001, Rivière Tremblante 2011, Tempêtes 2019…) et qui se considère comme un « vieil arbre inquiet« , insuffle à son récit sa fascination pour la beauté sauvage de la nature, sa puissance et sa poésie, à la fois proche et lointaine, rassurante et inquiétante.

« Je n’ai rien oublié des forêts de Bondrée, d’un vert à ce point pénétrant qu’il me semble aujourd’hui issu de la seule luminosité du rêve. Et pourtant rien n’est plus réel que ces forêts où coule encore le sang des renards roux, rien n’est plus vrai que ces eaux douces dans lesquelles je me suis baignée longtemps après la mort de Pierre Landry, dont le passage au cœur des bois continuait de hanter les lieux. »

Franklin Carmichael (1890-1945), artiste canadien, membre du Groupe des 7, Autumn Hillside, 1920, huile sur toile, Musée des beaux-arts de l’Ontario ; Autumn in Orillia, 1924, huile sur toile

Le Coureur des bois

Dans l’imaginaire québécois, le milieu forestier est perçu comme hostile et dangereux. C’est un espace où les règles des hommes s’étiolent, effacées par un chaos primordial antérieur à toute société humaine. La forêt appartient à un ancien monde immémorial et représente une menace d’ensauvagement (G. Brisson). D’ailleurs, les métiers associés au milieu naturel continuent de véhiculer certains stéréotypes. Les travailleurs en forêt, charbonniers, guides de chasse et de pêche, ou forestiers sont décrits comme des individus frustres et grossiers, en décalage avec les normes du monde civilisé, des rough-and-ready woodsman (G. Brisson).

Pierre Landry est un homme sauvage, un reclus caché sous le couvert de la forêt, un être dont on a oublié qu’il était autrefois un individu comme les autres, il est devenu l’Autre. Cet étrange personnage semble incarner un archétype littéraire issu de l’imaginaire québécois : le Coureur des bois, figure symbolisant les premiers temps de l’immigration européenne (1608-1775) sur les terres de la Nouvelle-France (C. Morissonneau). À cette époque où les européens se confrontaient à un continent inconnu et inhospitalier, fuyant l’oppression politique de la vieille Europe, des mythes identitaires liés à cette rupture ont vu le jour.

Le Coureur des bois se situe à l’opposé du Nouvel Adam qui, faisant référence au premier homme des temps bibliques, symbolise dans la psyché américaine la nouvelle nation purifiée à la découverte d’un Nouveau Monde (P-P. Ferland). Le Nouvel Adam incarne les valeurs héroïques du self-made man, un aventurier non corrompu par la société qui préserve son intégrité et sa nature profonde, à l’image du bon sauvage rousseauiste. Il est un être d’innocence primale qui rejette les codes sociaux passéistes au profit d’une vérité absolue et d’un code moral exemplaire (P-P. Ferland).

Là où le Nouvel Adam américain, incarnation d’un héros élu, civilise un territoire inconnu et hostile, le Coureur des bois canadien échappe « aux avatars de l’autorité politique, religieuse ou divine, voire à la condition humaine » (P-P. Ferland). Le premier oscille entre nomadisme et sédentarité, et repousse la sauvagerie incarnée par l’Indien vers la Frontière dont il étend toujours plus loin les limites ; tandis que le second se fonde avec l’Indien et embrasse sa nature sauvage. Le Coureur des bois se place en rupture avec la civilisation, un renégat qui fuit les règles et les limites au profit de la sauvagerie et de la liberté.

Les récits d’expérience de voyage d’auteurs nord-américains confèrent à l’homme des bois, woodman, une valeur quasi mythique. Ceux qui vivent dans la forêt finissent par s’y fondre, ils deviennent des Bons Sauvages vivant dans un Paradis Perdu, personnifiant le diction : « tu peux sortir le gars du bois, mais pas le bois du gars. » Ils adoptent le mode de vie sauvage nécessaire à leur survie et consomment la viande d’animaux considérés par les citadins comme « impropres à la consommation car nourris de sang cru et porteurs de rage : celle du sang noir, rage de la viande crue, mais aussi celle du sauvage, qui amène à la transgression de toutes les lois civiles » (Bertrand Hell).

Ainsi, le trappeur Landry fusionne avec la forêt, faisant corps avec elle. Comme par effet de contamination, la forêt « avait précipité Landry dans un espace-temps où celle-ci lui avait ravi sa pensée d’homme. » Comme animée d’une volonté propre, la forêt prend des allures d’ogresse, son sol se gorgeant du sang des proies abattues. Le chasseur devient lui-même gibier au sein de la terre nourricière qui le dévore. Du drame terrible qui s’y joue, la forêt de Bondrée semble complice : « Landry n’était qu’une autre des victimes de la forêt, perdu dans sa fascination pour la beauté des fleurs et des oiseaux. »

« De nombreuses histoires circulaient à propos de cet homme qu’on prétendait frappé d’une rage étrange, des histoire de bestialité, de sauvageté et de folie desquelles il ressortait qu’en refusant la guerre, Landry avait signé un pacte de sang avec la forêt. »

Marc-Aurèle de Foy Suzor-Coté, The Coureur de bois, 1907, huile sur toile, National Gallery of Canada

Américanité

L’œuvre d’Andrée A. Michaud témoigne d’une américanité, propre aux romanciers issus du continent Nord-Américain. Elle se définit comme « certains traits relavant autant d’inconscient collectif marqué par l’expérience du continent neuf que d’un ensemble de valeurs partagées », qu’elles soient sociales, culturelles, religieuse, etc., entre les États-Unis, le Canada, et les communautés américaines en général (J.Morency). Issue de l’american way of life intériorisé par la culture québécoise (Y.Resch), l’américanité est caractérisée par des notions comme « la jeunesse, l’absorption des peuples autochtones, le melting pot, l’oubli de l’Europe, l’importance de l’avenir et le puritanisme » (J.Morency ; M.Têtu).

Ainsi, l’américanité de l’imaginaire québécois se définit par une « conscience d’appartenance au continent des Amériques et par les démarches entreprises pour assumer globalement cette réalité d’un monde nouveau à façonner » (Lamonde : 2004). Le Canada partage avec les États-Unis une histoire commune, celle d’une immigration européenne vers un Nouveau Monde inconnu, sa confrontation avec les peuples autochtones, de la question identitaire qui résulte des multiples échanges intracontinentaux et de la rupture avec l’Europe (Bouchard : 1995). L’Amérique incarne un mirage dualiste à la fois attirant et repoussant pour les Québécois ; une ambivalence né d’un complexe culturel issu d’une « identité américaine qui n’est pas strictement états-unienne » (J-F. Côté : 2001). La proximité états-unienne est si forte, que l’expression ‘presqu’Amérique‘ fut inventée en 1967 pour désigner cette ambivalence culturelle (P-A. Bourque).

Dans la littérature québécoise, l’américanité se traduit par la présence de thématiques classiques du récit américain comme l’aliénation, la fuite, l’errance, l’importance de l’espace et du climat, l’image récurrente de l’Indien, ainsi que l’idée d’une quête identitaire et d’un métissage culturel (A. Le Vot). La place de la nature y est primordiale, se drapant parfois d’une valeur mystique et spirituelle. Qu’il s’agisse du motif de la frontier états-unienne ou de ‘l’appel du Nord‘ québécois, on observe dans ces littératures « un respect distant qui tient au caractère sacré du temps et de l’espace vierge et un besoin urgent de profaner ce même espace, d’en dépasser les limites connues pour prendre possession, physique et morale, des espaces explorés » (P-A. Bourque : 1975).

Partageant une histoire et une géographie similaires, les communautés états-uniennes et québécoises ont chacune cherché à exprimer les nouvelles réalités en inventant des procédés littéraires nouveaux, notamment au travers des formes langagières (Gauvain ; Jonassaint). Les écrivains s’affranchissent des codes, s’inspirent de la variété linguistique et culturelle de leur pays, transcendent les frontières du genre littéraire pour créer des œuvres hybrides innovantes à même de témoigner de la complexité de leur société (J.Morency).

Frédéric Edwin Church, Crépuscule dans la nature, 1860, huile sur toile, Cleveland Museum of Art

Une écriture hybride

Ainsi pour Andrée A. Michaud, la notion de nord-américanité est fondamentale. Le rayonnement culturel américain se devine dans les multiples détails disséminés dans le récit : la musique écoutée par les adolescentes, la nourriture entre poutine, frites et bubble-gum, et bien sûr la multiplicité du langage. L’écriture d’Andrée A. Michaud met en mots la réalité sociale et culturelle de Boundary, celle d’une communauté de vacanciers estivaux où « anglophones et francophones originaires du Maine, du New Hampshire ou du Québec se côtoyaient sans presque se parler, se contentant d’un signe de la main, d’un bonjour ou d’un hi ! Reflétant leur différence, mais indiquant le lien qui les unissait au lieu, qu’ils avaient choisi pour tenter de marquer leur appartenance lointaine à une nature qui les excluait. »

L’autrice joue avec les frontières mouvante de la langue, favorisant une hybridité accentuée par l’absence de dialogue et l’emploi du style indirect. Un choix atypique pour le lecteur français, peu habitué au multilinguisme littéraire, mais parfaitement intégré dans la littérature québécoise pour qui « l’hybridation des langues et le métissage des peuples qui mènent à une identité multiculturelle et multilingue sont valorisés et tenus comme supérieurs à l’identité unilingue fermée » (Richard : 2000).

Autre caractéristique singulière, la place accordée aux arts visuels. Les auteurs québécois n’hésitent pas à transcender les arts et font volontiers appel aux techniques cinématographiques (panorama, travelling, gros-plans, plongées, contre-plongées..). Comme l’autrice le précise : « à la base de chacun de mes textes, il y a une image. Pas une idée. Après, je ne fais qu’imaginer ce qui se passe dans cette image. » Bondrée est donc parsemée d’images, de plans et de cadrages qui en font autant un roman graphique qu’une œuvre littéraire. Elle poursuit : « tous mes romans, du moins de mon point de vue, ont quelque chose de très imagé, qui peut se rapprocher de la façon dont on entrevoit la trame d’un film. » Cette dimension sensorielle est issue de ses longues années de recherche en cinéma afin « de concevoir une méthode d’analyse des films du tout début du cinéma, au moment où le langage cinématographique était en train de se mettre en place.« 

Andrée A. Michaud réinvente le roman policier, transcende ses limites. Si elle emploie les codes classiques du genre (une enquête menée par un flic qui dévoile le meurtrier), son sens de la poésie insuffle aussi une dimension onirique, presque surnaturelle au récit. Son exploration de l’univers mental de ces personnages lui confère aussi l’étiquette de roman psychologique. Ainsi ce n’est pas tant l’intrigue qui prime, que la réflexion qu’elle génère.

« Ces odeurs qui couraient de juin jusqu’aux nuits fraîches n’ont d’égal que l’humidité de l’atmosphère constituant ma mémoire de l’enfance, saturée de vert et de bleu, de gris couvert d’écume. Elles contiennent au creux de leur spectre ensoleillé la moiteur des étés où j’ai grandi. »

Le tueur de Bondrée

Pas de crime sans coupable, de mains tachées de sang, de pulsion de mort et de chair qui s’incarne dans l’esprit noir d’un assassin. Un être inconnu dont l’identité reste un mystère jusqu’au moment de révélation où la vérité aveuglante surgit et révèle que le sombre personnage fait souvent partie de la communauté. La littérature policière québécoise est adepte du whodunit, contraction de ‘Who [has] done it ?’, ‘qui l’a fait ?’, synonyme du roman d’énigme qui diffuse les indices tout au long du récit. À l’instar de Bondrée qui distille le passé et les pensées du meurtrier à travers les pages, comme pour inviter le lecteur à le démasquer (D.Bélanger).

Celui qui était surnommé Little Hawk dans sa jeunesse, était l’unique ami de l’exilé Pete Landry, « le seul être humain, en fait, avec qui il acceptait de partager la mort. » Envoyé avec tout les autres Yankees au devant d’une guerre dont il ne mesure pas encore la violence, il condamne du même lieu son ami Landry au silence solitaire de la forêt. Une guerre aux conséquences terribles, dévoreuse de vie et de raison, qui ne laisse que des cadavres et des esprits devenus fous.

Car le tueur est paradoxalement la victime d’un traumatisme intense, celui de l’horreur de la Seconde Guerre Mondiale. Il participe à l’opération Neptune à Omaha Beach en Normandie, le 6 juin 1944, et assiste à la perte de Jim Latimer, un coéquipier de la 1er division d’infanterie américaine. En ce jour terrible, « son regard avait rendu l’âme, frappé d’une sorte d’aveuglement où se projetaient toujours les mêmes images, rouges et assourdissantes. » L’expérience des combats armés provoquent de multiples sévices tant physiques que psychologiques chez les soldats survivants, troubles observés avec plus d’attention chez les vétérans de la guerre du Vietnam au cours des années 60.

Le traumatisme est une effraction, une blessure issue d’un événement soudain, intense et brutal qui génère un choc psychique à même d’altérer durablement le psychisme d’une personne (Bokonowski : 2010). Plus l’événement est violent, impliquant la mort ou un risque mortel, des blessures ou une menace aggravée, plus il affecte l’équilibre psychologique d’un individu (Brillon : 2004). Le neurologue juif allemand Herman Oppenheim, emploie pour la première fois le terme de ‘névrose traumatique‘ en 1988. Des études, dont celles de Lazarus et Folkman, concluent que les événements de vie impactent différemment les individus non pas en fonction de leur intensité, fréquence ou gravité mais selon l’importance de la résonance émotionnelle (Bruchon-Scheweitzer : 2001).

L’expérience de la guerre a profondément abîmé la psyché du jeune Little Hawk : « Au sein de la tuerie, il avait perdu cette faculté qu’ont la plupart des hommes de distinguer le bien du mal et attrapé cette rage, plus rare, de l’homme près à tuer quiconque s’en prendrait à son fils, sa fille, son frère, son chien. » Il souffre d’un traumatisme de type 2 selon la typologie de Lenore Terr, engendré par un agent stressant chronique ou abusif comme les guerres, les abus sexuels, les violences intrafamiliales ou politiques, le harcèlement ou encore les agressions répétées. Il s’agit d’un traumatisme direct, la victime ayant été confrontée au « sentiment de mort imminente ou d’horreur » (Josse : 2007).

Fragilisé psychologiquement, Little Hawk, revenu du front après avoir été interné dans un hôpital militaire, retrouve Landry détruit par un amour sans espoir, « réduit à l’état de larve par une femme que rien n’obligeait à lui donner son corps, mais qui, pire que tout, lui avait refusé son regard. » Le suicide de Landry provoque un nouveau choc émotionnel et éveille en lui une haine sauvage jusqu’ici contenue. L’homme bascule et laisse alors place à un fauve enragé. Après avoir tué le chien de Maggie, Little Hawk semble apaisé mais un autre événement va à nouveau réveiller la bête.

« Soulagé pour un temps de sa rage, le loup avait ensuite quitté les bois en laissant le corps de Landry se balancer dans sa cabane, au milieu de ce royaume dont il était malgré lui devenu le bouffon, se jurant que personne, jamais, ne toucherait à son fils, sa fille, son père, son frère. »

L’heure zéro

Dans les affaires policières, les pires drames commencent souvent par des événements sans importance, des histoires insignifiantes qui finissent par dégénérer, entraînant avec elles le cours d’un destin que personne ne maîtrise, convergeant vers l’heure zéro décrite par Agatha Christie dans son roman Towards Zero de 1944. Andrée A. Michaud tâche de répondre à l’insoutenable question du « Pourquoi ? » et de comprendre les tensions inconscientes qui animent les êtres et les poussent à traverser la frontière tenue entre démence et raison. Elle confie : « Ce qui m’intéresse ici, c’est la folie, le point de bascule où un être apparemment normal va craquer et laisser libre cours à ses pulsions, à la haine qui couve en lui, au potentiel de violence que nous possédons tous, mais que nous arrivons généralement à maîtriser.« 

Little Hawk est devenu un homme, un père, celui de Frenchie, sa fille qu’il aime à la folie. Et c’est elle qui servira de déclencheur fatal. Le drame de Bondrée commence par une histoire d’amitié et de sottise, celle de la jeunesse. Deux filles un peu pestes qui acceptent de jouer avec une troisième et de l’inclure dans leur groupe de copines. La troisième ne réalise pas qu’elle est au cœur d’une mascarade moqueuse, elle « avait cru qu’elles étaient devenue amies et elle leur avait collé au cul, c’est ce que prétendait Sissy et Zaza. » Frenchie s’est alors amouraché de l’ancien prétendant de Zaza, et sa jalousie l’a conduite à se venger sur une poupée aux joues parsemées de frecles, aux cheveux roux, dont « elle avait arraché un à un ses cils interminables, one for Zaza, one for my love and one for me, pour ensuite la rouer à coup de pied, take this, Zaza, and this, and this, and that. »

Little Hawk découvre les larmes de sa fille, « sa petite Françoise, sa poupée, son ange » qui lui raconte son chagrin, et ses pleurs réveillent le loup endormi. Le père vengeur répond à la cruauté adolescente par une cruauté animale bien plus violente. Il déshumanise ses victimes, les associant à des proies que l’on chasse : « Il s’apprêtait à abandonner la chair de cet animal à qui en voudrait quand il avait remarqué la chevelure, dont l’étalement sur l’herbe prenait la forme d’un jeune renard lové sur la tête et l’épaule de la jeune fille. » La scalpation de Sissy porte atteinte à sa féminité et à son humanité. Des filles-renardes bonnes à dépecer font écho aux peaux suspendues dans la cabanes du trappeur Landry.

« Il avait quitté la clairière en tenant à bout de bras la crinière de Sissy Morgan, une longue queue d’animal curieusement blond s’imprégnant de rosée. »

La folie d’un père

Le tueur confond les adolescentes Zaza et Sissy avec Maggie, sweet Tangara of Boundary, cette séductrice qu’il croit responsable de la mort de Landry. Elles incarnent l’objet d’un désir inassouvi, à la fois attirant et repoussant, vecteur d’un désordre qu’il faut éradiquer. Sa haine envers cette femme se mue en un mépris pour toutes les autres. Ses meurtres prennent alors la forme d’une purge : « Il s’était félicité d’avoir réglé leur compte aux deux nouvelles Maggie de Boundary. » En sacrifiant la vie des jeunes filles à la morsure de métal, il venge symboliquement Landry.

Little Hawk semble souffrir de schizophrénie paranoïde, où les « idées délirantes à thème de persécution peuvent amener le sujet à percevoir un membre de son entourage comme un persécuteur ou, à l’inverse, comme une victime qu’il faut protéger à tout prix » (A-S. Chocard). Dans son délire, ses angoisses refoulées réapparaissent et nourrissent sa rage meurtrière (N. Sillamy). Lorsqu’il commet ses meurtres, Little Hawk revit ses traumatismes. Il croit lire dans les yeux de ses victimes, l’éclair de frayeur qui traverse le regard de ceux qui savent qu’ils vont mourir, le même que celui des soldats tombés au front.

« Agenouillé près du corps évanoui de Zaza Mulligan, l’homme avait pris sa tête à deux main pour faire taire les bruits d’obus qui explosaient sous son crâne, pour recouvrir les hurlements de la fille, une pute, une autre Maggie Harrison, qui se mêlaient à ceux de son copain de caserne, Jim Latimer »

On peut s’interroger sur les sentiments enfouis qui animent le père envers sa fille. Cette haine qui se déploie sur des rivales du même âge que son enfant, et surtout sur le jeune amoureux avec qui « cette guerre, ce massacre, ce carnage avait commencé. » Frenchie, pâle reflet des lolitas de Boundary, finit par leur ressembler, prenant les traits d’une troisième victime, lorsque, fuyant la présence du père-assassin, elle chute dans les bois. Et il voit couler le sang sur la joue de sa fille, une goutte qui forme une larme, a tear, a drop of red rain, « ce sang venait de lui. Il en était la cause. »

Son amour presque obsessionnel, cacherait-il un désir secret envers cette beauté féminine qu’il dévore de ses mâchoires métalliques ? Comme une métaphore de la bête, symbole de la sauvagerie et de la sexualité refoulée, qui plonge ses crocs dans la chair blanche d’une cuisse, s’abreuvant de son sang. Derrière son désir de préservation si fort, se cacherait une jalousie inavouée envers celui qui lui ravira la beauté et une pulsion latente envers elle. Son suicide serait un acte de préservation ultime pour son enfant chérie, une dernière prière : « Nobody, not even myself, will from now on hurt my only child. »

« Wait for me ! Wait for me, baby doll, mais Frenchie s’était mise à courir aussi, trop vite, et de plus en plus vite, avec ses jambes et ses pieds nus, don’t, don’t touch me, dad. En enjambant une pierre, elle avait trébuché, comme Zaza avant elle, comme Sissy, qu’importe, comme Sissy dans la boue, ses cheveux se jetant sur son dos tel un interminable et lumineux voile de mariée, tant de beauté, my love, une longue et vaporeuse robe de soie pâle accrochant les vacillement du couchant. Don’t ! »

Reflets labyrinthiques

L’écriture de Bondrée évoque un imaginaire labyrinthique : un lieu clos formé par le camping cerné d’une ceinture d’arbres aux allures de prison, des personnages dévorés au sein de cet espace sauvage, la recherche de sens – et donc d’une sortie – au cours d’une enquête policière, la lente perte de la raison humaine au profit de l’animalité à l’image d’un Minotaure, une folie qui enferme Bondrée dans un éternel retour – ceux des drames du passé qui hantent inlassablement les esprits – et bien sûr, la mort sacrificielle de victimes innocentes.

Selon, Vicky Montambault, la présence du double dans le roman d’Andrée A. Michaud symbolise le « caractère indéfectible du temps ». Les doubles engendrent un effet circulaire, reproduisant malgré eux les événements du passé, conduisant à un cycle sans fin. La plupart des personnages forment des duo : Andrée et Emma, les deux copines, Zaza et Sissy, les deux victimes, Landry et Lamar, les deux sauvages, Michaud et Cusack, les deux flics. Des situations qui semblent se répéter et des personnages archétypaux aux multiples reflets.

C’est d’abord le couple Zaza – Sissy, les deux amies inséparables, en rupture avec les autres, les deux beautés de Boundary, les deux victimes, les deux mortes. Le récit fait souvent allusion à leur gémellité. Deux gamines, qui « ne se lâchaient déjà pas d’un pouce », vêtues de la même façon, « des jumelles, aurait-on dit, l’une rousse et l’autre blonde, qui dévalaient la côte Croche en criant look, Sissy, look ! Run, Zaza, run ! Poursuivies par je ne sais quelle créature les obligeant à courir jusqu’au bout de leur souffle. Run, Zaza, run ! »

Elles semblent ne faire qu’un, se fondre en un seul être, tant est si bien qu’un lien fusionnel les unis. Seule Sissy pressent le malheur de son amie, réveillée en pleine nuit par un cauchemar prémonitoire. C’est elle qui, cherchant son double disparu, ère éperdue dans tout Bondrée en appelant Zaza, persuadée qu’il lui est arrivé quelque chose, « car le lien qui l’unissait à Zaza était plus fort que celui du sang. » Un lien qui les enchaînent à partager le même destin, « pareilles dans la vie, pareilles dans la mort », la survie de Sissy semblant impossible après la disparition de Zaza.

« La ressemblance entre la morte et la vivante n’était pas frappante, mais elle avait dû l’être quand la morte respirait encore. La jeune fille qui pleurait devant lui était une autre Zaza, une sœur, une jumelle. »

Autre figure du double, celle des pendus : Pierre Landry et Bob Lamar alias Little Hawk. Les deux amis, les deux chasseurs, les deux sauvages ; l’un devenu fou en fuyant la guerre, l’autre en l’affrontant. Ils partagent le même langage rude, « la triste nécessité de ce que certains appelaient la cruauté, mais qui n’était que l’écho de la respiration archi-millénaire de la terre. » Une sauvagerie qui les isole et les condamne. Le suicide du premier a provoqué la perte du second. Après la découverte de son mentor, quelque chose se brise chez Bob Lamar, quelque chose qu’il avait déjà perdu sur le sable de Normandie. Les morts se dédoublent dans Bondrée et finissent par se confondre. Les deux jeunes filles mordues par le piège, les deux pendus dévorés par la folie sauvage. Proies et prédateurs connaissent une fin tragique sous le regard imperturbable de la forêt.

étrange Bondrée

À la lecture de Bondrée, la frontière se dessine à chaque page. C’est en premier lieu la frontière géographique de Boundary la bien-nommée, située entre deux territoires, à la lisière d’une forêt immense, terre sauvage contre monde humain. Ce motif de la frontière évoque, dans la littérature américaine, les immenses espaces sauvages de l’Ouest, le contact avec des sociétés dites ‘primitives‘ et la lutte identitaire des immigrés européens (Turner : 1963). La frontière possède un potentiel métaphorique puissant qui nourrit les mythes du ‘Grand désert américain‘ et du ‘Jardin du Monde‘ régénérés par la figure du Nouvel Adam et son avatar, le cow-boy (J.Morency). Elle marque aussi la confrontation entre sacré et profane (Viola Sachs), civilisation et sauvagerie, ordre rationnel et chaos originel, communauté et individu, passé et avenir (J.Morency).

Outre le lieu, la frontière dessine la rupture entre raison et folie, humanité et sauvagerie, qui anime le récit. La bestialité d’un homme qui brise l’harmonie de sa communauté, pris dans les affres d’une démence qui transcende les limites du réel et du temps. Les drames du passés n’ont pas disparus avec les morts et impactent encore les vivants, brouillant les repères chez les protagonistes et chez le lecteur. L’écriture se libère des règles, créant un texte hybride où le multilinguisme anglo-français se mêle à une double narration entre Je et omniscience. Le genre du roman lui même oscille entre récit policier et drame psychologique.

En raison de son atmosphère étrange, le roman Bondrée fut associé à l’univers fantasmagorique du Twin Peaks de David Linch et Mark Frost : le mystère insondable d’un cadavre de jeune fille retrouvé au sein d’une petite communauté perdue dans les méandres d’une forêt brumeuse du nord des États-Unis. La série télévisée est inspirée d’un fait divers datant de juillet 1908 : le corps flottant d’Hazel Irene Drew retrouvé dans le lac du village de Sand Lake, au nord du comté de New York. Ce meurtre irrésolu devint une légende du folklore local qui marqua le jeune Mark Frost lors de ses vacances d’été.

Par de nombreux aspects, Bondrée est un roman très personnel pour son autrice. Le récit prend place à Bondary Pond, un lieu symbolique pour Andrée A. Michaud, qui évoque « ce lieu qui a marqué [son] enfance et, de ce fait, ne pouvait que devenir lieu de fiction. » L’action se déroule durant l’été 1967, à une époque où Andrée A. Michaud n’avait que 9 ans, un âge proche de celui de son double littéraire, la petite Andrée Duchamp, à qui elle donne son prénom. De même, l’inspecteur Michaud porte son nom. Il s’agit, selon les mots de leur créatrice, d' »une façon de dire au lecteur que, quel que soit le personnage, l’auteure se cache toujours derrière.« 

Après le drame, Boundary s’étiole, rongée par le malheur qui s’est infiltré dans le sol de la forêt. Andrée et sa famille ont quitté le camping, qui s’est dépeuplé de ses vacanciers, laissant les chalets abandonnés, devenus les vestiges des temps heureux : « Le cauchemar avait emporté le rêve et Bondrée n’était plus que décombres. » Les histoires écrites dans le sang et les larmes ne s’effacent jamais tout à fait. Elles s’impriment profondément dans les consciences et hantent la mémoire des êtres et des lieux.

« Un cauchemar d’une telle ampleur ne peut prendre fin aussi rapidement. La rumeur qui l’enveloppait continuait à se faufiler d’un chalet à l’autre en semant l’angoisse et la confusion sur son passage. »

Tom Thomson (1877-1917), Northern River (Rivière du Nord) pochade préalable, 1914, Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa ; Dans le Nord (en anglais, Blue Lake, In the Northland), 1915, Musée des Beaux-Arts de Monréal
SOURCES :
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  • Chocard, Anne-Sophie. « Approche psychopathologique du passage à l’acte homicide-suicide », Imaginaire & Inconscient, vol. no 16, no. 2, pp. 183-198, 2005
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  • Deniau, Alain. « Des effets symboliques, après un meurtre originaire », Che Vuoi, vol. hs1, no. 1, 2015, pp. 21-40, 2015
  • Senarclens (de), Coline & Pahud, Stéphanie. « Anatomie de la salope. Des savoirs profanes autour du slutshaming, des slutwalks et de la culture du viol », Itinéraires, 2017-2, 2018
  • Ferland, Pierre-Paul. Une nation à l’étroit : Américanité et mythes fondateurs dans les fictions québécoises contemporaines, Thèse de Doctorat en Études Littéraires, Un iversité Laval, 2015
  • Greco, Maria Cristina. « Les multiples appartenances à la Franco-Amérique : Bondrée d’Andrée A. Michaud », Quebec Studies, 68, 2019
  • Hachet, Amal. « Approche psychanalytique de l’acte meurtrier », Cités, vol. 66, no. 2, 2016, pp. 67-76.
  • Lachaussée, Catherine. « Andrée A. Michaud : mémoire sous observation », Nuit blanche, (52), 24–29, 1993
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  • Montambault, Vicky. L’imaginaire labyrinthique dans Le Ravissement d’Andrée A. Michaud : Espaces clos et temps cyclique, Mémoire de Maîtrise, Université du Québec à Trois-Rivières, 2003
  • Morency, Jean. « Dérives spatiales et mouvances langagières : les romanciers contemporains et l’Amérique canadienne-française », Francophonies d’Amérique, (26), 27–39, 2008
  • Morency, Jean. « L’américanité et l’américanisation du roman québécois », Réflexions conceptuelles et perspectives littéraires, Globe, 7 (2), 31–58, 2004
  • Poliquin, Daniel. La bourgade et la frontière, Aspects de la nouvelle francophonie canadienne, Les Presses de l’Université Laval, 2003
  • Prats, Michèle et Thibault, Jean-Pierre. « Qu’est-ce que l’esprit des lieux », ICOMOS, 14th, Victoria Falls, Zimbabwe, 2003
  • Sillamy, Norbert. Dictionnaire de la psychologie, Larousse, Paris, 1996

Cinéma et séries coréennes pour l’Automne

La Corée du Sud est un pays que j’associe toujours à l’automne gaeul 가을. Peut-être à cause de ses forêts d’érables, de pins et de ginkgos qui offrent des paysages de feu, ses champs d’eulalie ou herbe argentée eogsae 억새 bruissant sous le soleil, ses coffee shop cozy à l’esthétique épurée qui foisonnent à Séoul, la beauté atypique de son architecture entre hanok traditionnels et constructions de briques un peu anarchiques. L’ambiance idéale pour les amoureux de la saison brune, qui est d’ailleurs considérée comme la plus agréable par les coréens (grands amateurs de randonnée) qui possèdent même un terme spécifique : le danpung-gil 단풍길, ‘chemin d’automne’.

C’est aussi la saison de Chuseok 추석, la très importante fête des moissons, qui a lieu le quinzième jour du huitième mois lunaire. L’occasion pour les familles de se rassembler afin de rendre hommage aux ancêtres et de célébrer les dons que la nature leur offre. La Corée est une nation d’agriculteurs, les gens sont profondément attachés à la terre, très généreuse durant la saison automnale. Il existe un proverbe qui personnifie cette abondance :  »Cheongomabi » 천고마비,  »Le ciel est haut et les chevaux sont gras », issu du chinois 天高馬肥 tiān gāo mǎ féi. Pour ce peuple qui a tant souffert de la faim et des privations, le culte du sol est primordial. Ainsi, la mélancolie coréenne issue du Han 한, ce sentiment de regret insondable qui étreint leur âme, résonne aussi avec la douceur nostalgique de l’automne.

J’avais envie de vous proposer une petite liste de films et de séries issus du pays du ‘Matin frais’ 朝鮮. Bien sûr, tous ne prennent pas place en automne mais ils ont un je-ne-sais-quoi qui me fait toujours penser à cette saison. Au programme des œuvres adeptes du mélange des genres comme savent si bien le faire les cinéastes coréens et des séries que j’aime regarder avec une boisson chaude à la main…

Films

The Sound of a Flower (Dorihwaga 도리화가) de Lee Jong Pil, sorti en 2015, nous conte l’histoire vraie de Jin Chae Seon, la première chanteuse de pansori de l’ère Joseon (1392-1897). Passionnée par le chant, elle se déguise en homme au péril de sa vie, bravant l’interdit qui pèse sur les femmes, et accède à la fonction de chanteur à la cour royale. Le Pansori 판소리, trésor national immatériel, est l’opéra traditionnel coréen qui se compose d’un chanteur et d’un joueur de tambour buk. La performance, pouvant durer plusieurs heures, se compose d’un récital de madang, des histoires contées. Le film jouit d’une photographie magnifique, et bien que l’on puisse regretter la prestation vocale de l’actrice principale, loin des performances exigées en pansori, il reste un bon moyen de découvrir cet art si méconnu. Pour les amateurs du genre, La Chanteuse de pansori (Seopyeonje 서편제) de 1993 réalisé par le grand Im Kwon Taek, ainsi que sa suite non-officielle de 2000, Le Chant de la fidèle Chunhyang (Chunhyangga 춘향가), sont des classiques.

A Werewolf Boy (Neukdae Sonyeon 늑대소년) de Jo Sung Hee sorti en 2012. Une jolie romance surnaturelle entre une jeune fille asthmatique – jouée par l’adorable Park Bo Yong – et un mystérieux garçon-loup – interprété par le populaire Song Joong Ki. Grand succès au box office coréen, cette réécriture de la Belle et la Bête évite les clichés mièvres du genre et dépeint la relation toute simple entre deux adolescents aussi timides et fragiles l’un que l’autre, ainsi que la difficile lutte contre les préjugés et la méchanceté humaine.

Rabbit and Lizard (Tokkiwa Rijeodeu 토끼와 리저드) est un road movie de Ju Ji Hong datant de 2009. May, une jeune coréenne adoptée qui recherche ses origines fait la rencontre d’un chauffeur de taxi malade du cœur. Tout deux en poursuite de quelque chose, ils partagent leurs épopées. C’est un petit film sans prétention, au rythme lent et mélancolique qui ne plaira pas à tout le monde. Les coréens sont les spécialistes du mélodrame, incarnation du han. On ne compte plus le nombre de romances tragiques tire-larmes qui mettent en scène des amours impossibles à coup de maladies incurables, d’accidents, de séparations ou autre… Le champion toutes catégories est bien sûr Winter Sonata (Gyeoul yeonga 겨울연가) de 2002, the drama coréen devenu phénomène culturel en Asie. Son succès, notamment au Japon, a propulsé le tourisme dans les régions où se déroulait le tournage; et la popularité de son acteur principal, Bae Yong-jun, déchaîna des foules de fans lors de sa visite sur le sol nippon.

Memories of Murder (Sarinui Chueok 살인의 추억) est un thriller policier grotesque datant de 2003, réalisé par le génial Bong Joon Oh (The Host, Parasite, Okja). Inspiré d’une sordide affaire criminelle : celle du tueur en série de Hwaseong qui a bouleversé le pays entre 1986 et 1991. Une dizaine de femmes retrouvées violées et assassinées dans la province rurale du Gyunngi-do. Malgré des efforts colossaux mis en oeuvre et des milliers de suspects interrogés, l’affaire restera irrésolue. Il faudra attendre 2019 pour que les avancées techniques de la police scientifique permettent enfin de confondre le meurtrier. Bong Joon Oh n’hésite pas à retranscrire la brutalité et l’incapacité de la police locale au cours d’une enquête qui tourne parfois à la farce.

A Tale of Two Sisters (Janghwa, Hongryeon 장화, 홍련) est un superbe conte horrifique de Kim Ji Woon datant du 2003. Deux sœurs reviennent dans la maison familiale après un séjour à l’hôpital. Mais le foyer se montre hostile et suinte l’angoisse, entre les phénomènes inexpliqués qui se multiplient, et la présence de leur inquiétante marâtre, magnifiée par la prestation glaçante de Yeom Jung Ah. Le réalisateur joue avec le spectateur dans un film en miroir peuplé d’illusions et de pièges. Son oeuvre est inspirée d’un conte traditionnel de l’ère Joseon : L’Histoire de Fleur rose et Lotus Rouge (Janghwa Hongryeon jeon 장화홍련전) où deux sœurs luttent contre leur méchante belle-mère et ses machinations diaboliques. Tuées par celle-ci, les jeunes filles devenues fantômes exigent la justice auprès du maire du village. Vengées, elles se réincarnent en sœurs jumelles dans le nouveau foyer de leur père.

Hansel & Gretel (Henjelgwa Geuretel 헨젤과 그레텔) de Im Pil Sung, est un hybride entre thriller et fable sorti en 2007. Un jeune homme se perd dans une forêt et trouve refuge dans une charmante maison où vit une famille en apparence heureuse. Mais à mesure que le temps passe, les murs révèlent leurs sombres secrets. Le foyer se transforme en un piège labyrinthique dont les trois enfants possèdent les clés. Histoire cruelle sur la solitude de l’enfance face à la violence des adultes, ce film revisite le conte de Grimm avec brio en employant intelligemment le motif de la maison hantée.

Dramas

Je commence fort avec Kingdom (킹덤), un sageuk (drama historique) diffusé sur Netflix en 2019. Ère Joseon à l’aube de l’hiver, une épidémie mystérieuse se propage dans un village isolé après la contamination étrange d’un homme revenu du palais royal. Le prince héritier Lee Chang, soupçonne la mort de son père malade, mais celle-ci est gardée secrète par le clan de sa belle-mère. Afin d’en comprendre la cause, il se rend chez le médecin royal mais découvre sur place une terrible vérité. Cette série ambitieuse peuplées de zombies possède une intrigue prenante, de bon acteurs, un visuel éblouissant et un suspens maintenu avec talent. J’ai dévoré les deux premières saisons sans me lasser et attend la troisième avec impatience.

Life on Mars (라이프 온 마스) est le remake de la série américaine éponyme, diffusé en 2018 par la chaîne OCN, connue pour ses dramas policiers. Han Tae Ju, enquêteur criminel, traque un serial killer qui sévit à Séoul. Violemment blessé à la tête, il se retrouve projeté en 1988 en tant que détective dans le commissariat de la ville de son enfance. Espérant se réveiller de cette illusion, il tente alors de résoudre les affaires qui se présentent à lui, d’autant qu’un cas de tueur en série fait étrangement écho à celle de son présent-passé… Je ne connais pas la version US mais j’ai beaucoup apprécié cette série et son ambiance rétro, avec sa palette de personnages attachants et drôles.

Reply 1988 (Eungdabhara 응답하라 1988) est le prequel des Reply 1994 et Reply 1997 qui forment une saga des familles magistrale. La série retrace le quotidien d’un groupe de cinq amis et de leur familles qui vivent dans la même rue du quartier populaire Sangmundong de Séoul. L’histoire prend place – à nouveau – en 1988, année des Jeux Olympiques et de la revanche coréenne sur les décennies de privations liées à la guerre. C’est la fin d’une époque, celle des petites gens, de leur habitudes simples et conviviales, de cette Corée encore humaine avant son expansion économique fulgurante. Cette série est jubilatoire, ça crie de partout, on se chamaille, on se soutient, on partage tout. Les gags fusent – le fameux cri de la chèvre restera dans les mémoires – menés tambour battant par le couple parental phare de la franchise, formé par Lee Il Hwa et Sung Dong Il.

Goblin (Sseulsseulhago Chanlanhasin – Dokkaebi 쓸쓸하고 찬란하神 – 도깨비) fut un succès à sa sortie en 2016. Ce drama fantastique met en scène Kim Shin, un général militaire de l’ère Goryeo qui accède à l’immortalité après sa fin tragique. Mais après des siècles de solitude, il ne désire qu’une chose : la mort. Pour cela, il doit chercher sa fiancée parmi les humains, seul être capable de retirer l’épée qui l’empêche de mourir. Pour les amoureux de folklore coréen, cette série est une perle car elle fait référence à un grand nombre de mythes et de créatures surnaturelles : Grand-Mère Samshin, faucheurs psychopompes, gobelins, réincarnations, destin et vies antérieures… Le tout accompagné d’une belle photographie, d’une bonne dose d’humour et de personnages sympathiques.

Et pour finir, Cheese in the trap (치즈인더트랩) diffusé en 2016, est adapté du weebtoon de Soonkki publié sur la plateforme Naver en 2010. On y suit Hong Sol, jeune étudiante studieuse et fauchée, dans son quotidien éreintant à l’université. Tout se complique un peu plus quand le mystérieux et populaire sunbae (aîné) Yoon Jung, tente de sympathiser avec elle. A l’époque où je lisais le weebtoon, j’étais moi-même étudiante et j’ai adoré regarder la série dans ma chambre de 9m2. Par contre, je ne conseille pas le film, réalisé plus tard, qui n’est qu’une pâle copie du drama.

Voilà, petite liste non exhaustive de mon cinéma d’automne coréen qui pourra peut-être vous inspirer pour vos futurs visionnages. Il y en a certainement d’autres, comme les bien nommés Autumn Tale, Late Autumn, Autumn autumn, … tous des mélodrames. Et vous, quels sont vos films de la saison?