Lee Chang-dong – Nokcheon / Un éclat dans le ciel

Drames de la réalité

Lee Chang-dong 이창동 / 李滄東 est né le 1er avril 1954 à Daegu 대구, ville conservatrice de la province du Gyeongsang au centre-est de la Corée du Sud. Il est issu d’une famille de la petite classe moyenne aux convictions socialistes, qui appartenait – de façon paradoxale – à la noblesse (yangban 양반) de l’ancienne Corée. Son père, un idéaliste de gauche, laissait à son épouse le soin de s’occuper de leurs six enfants dans une certaine précarité.

Présentant un don pour l’écriture, il fut diplômé en lettres à l’université Kyungbook en 1980 alors que la Corée du Sud subissait le joug d’une énième dictature : celle de Chun Doo-hwan 전두환, devenu président après son coup d’État militaire du 12 décembre 1979 qui mit fin à la très courte période de démocratisation suivant la mort par assassinat le 26 octobre 1979 du général Park Chung-hee 박정희, président de la République, par le chef des services secrets sud-coréens Kim Jae-kyu. Lee Chang-dong, alors jeune étudiant proche du milieu littéraire et du théâtre, est témoin de l’oppression brutale des autorités sur la jeunesse contestataire et n’hésite pas à prendre part aux manifestations. Dans ce contexte mouvementé, il forge son engagement pour la démocratie et la liberté qui va imprégner toute son œuvre.

Après avoir enseigné les lettres dans un lycée, il débute sa carrière d’écrivain en 1983 en publiant Chonri 소지 (The Booty). S’en suivent Burning Papers (1987) et Nokcheon (1992) qui lui confère une reconnaissance littéraire nationale. Intrigué par son talent, le grand cinéaste Park Kwang-su 박광수, pionnier du nouveau cinéma coréen, lui propose l’écriture de deux scénarios : To the Starry Island 그 섬에 가고싶다 (1993) et A Single Park 아름다운 청년 전태일 (1995). Deux films puissants salués par la critique qui offrent à Lee Chang-dong l’impulsion de devenir réalisateur à son tour.

C’est ainsi qu’il écrit et filme son premier long-métrage Green Fish (Chorok mulkogi 초록물고기) en 1997, drame sombre sur l’entrée d’une jeune homme dans l’univers des gangs. Il réalise ensuite Peppermint Candy (Bakha satang 박하사탕) en 1997 qui aborde à nouveau la dictature militaire avec brio. Mais c’est en 2002, qu’il est définitivement reconnu comme l’un des plus grands cinéastes coréens avec son chef-d’œuvre Oasis 오아시스 qui conte la relation amoureuse de deux adolescents, un délinquant attardé mental et une handicapée physique.

A la suite de ces succès, Lee Chang-dong est nommé, presque malgré lui, ministre de la Culture et du Tourisme sous le gouvernement du président Roh Moo-hyun 노무현. On lui doit notamment la création de quota d’écran pour promouvoir les films indépendants permettant le développement de productions locales, proposition qui a rencontrée une vive opposition. Ce travail de préservation culturelle lui vaudra d’être fait chevalier de la Légion d’honneur par la France en 2006. Mais sa fonction reste pour lui une expérience épuisante qu’il ne renouvellera pas. Il quitte son ministère en 2004 pour se consacrer au cinéma.

C’est ainsi qu’il présente Secret Sunshine (Miryang 밀양), au Festival de Cannes en 2007, la chute désespérée d’une femme endeuillée dans la folie et la religion. Il devient membre du jury de ce même festival en 2008. Puis propose le films Poetry (Si 시) en 2010, tragédie sur un femme de soixante ans luttant contre Alzheimer et les fautes impardonnables de son fils à travers la poésie. Sa carrière connait une longue interruption dû à ses convictions politiques qui s’opposent aux dirigeants en place Lee Myung-bak et Park Geun-hye. Mis sur liste noire par le gouvernement, il n’obtiendra plus aucuns financements et sa création sera muselée. Après huit ans de silence, il réalise Burning 버닝 en 2018, inspiré par une nouvelle du romancier japonais Haruki Murakami. Ce dernier film remportera un immense succès international.

De gauche à droite : Affiches des films de Lee Chang-dong, Green Fish, Peppermint Candy, Oasis, Secret Sunshine, Poetry, Burning
Nokcheon, l’asphyxie du poisson rouge

La première nouvelle porte un titre évocateur : Nokcheon-eneun ttong-i manhda 녹천에는 똥이 많다 que l’on pourrait traduire par « Il y a beaucoup de merde à Nokcheon ». Nokcheon est le nom d’une station de métro de Séoul située sur la ligne 1, nokcheon yok 녹천역 issu du chinois lù chuān 鹿川驛 signifiant « Ruisselet des chevreuils ». Une appellation aussi belle que grotesque pour ce lieu putride à la puanteur immonde où les gens se soulagent quand personne ne regarde.

Il s’était tout de suite demandé comment il se pouvait qu’un tel endroit porte un nom aussi poétique, aussi noble, et la réponse ne lui était pas encore venue. Il en avait examiné les moindres recoins pour en arriver à la conclusion que seul le minable petit ruisseau qui coulait à proximité de la gare était susceptible de justifier cette dénomination, mais le cours d’eau était mort depuis longtemps, il était pollué et ne charriait plus que des ordures. À une époque très lointaine, quelques chevreuils étaient sans doute descendus de la montagne pour s’y abreuver, mais cette appellation revêtait aujourd’hui un sens vraiment ironique et sarcastique.

Descendus à cette station, « deux hommes abandonnés au milieu d’une étendue désolée et entourés d’une obscurité de plomb. » Ils sont les protagonistes de ce drame domestique d’un réalisme morne qui révèle toute l’absurdité de l’existence. Deux frères, nés de mères différentes, aussi dissemblables qu’il est possible : Joonsik l’aîné est petit, bedonnant et terre à terre tandis que son cadet Minwoo est grand, élancé et idéaliste. Sans prévenir, Minwoo s’immisce dans la vie de Joonsik et perturbe le fragile équilibre qui la maintenait en place, semant sans le savoir les graines d’une tragédie familiale.

Joonsik mène une petite vie sans prétention, un monsieur tout le monde dont la seule ambition est d’avoir une existence sans histoire avec sa famille. Il est parvenu à réaliser son rêve : devenir propriétaire d’un appartement bon marché à 23 pyongs (env. 70m2) qu’il partage avec son épouse et leur petite fille. L’accès à un « vrai chez-nous » représente une véritable victoire pour ce couple ordinaire dans la Corée en développement des années 80. Son épouse, déterminée à valoriser sa position sociale dans le petit monde de représentation que représente le voisinage, s’est fixée trois objectifs : « installer un aquarium dans le salon, posséder un équipement vidéo puis stéréo. C’était, selon elle, le minimum pour que son salon n’ait rien à envier à celui des autres. » Pourtant derrière cette vie bien rangée, la monotonie et une certaine fausseté se font sentir.

Dès leur entrée dans le foyer la dichotomie des deux frères est flagrante. Peu touché par tout ce confort domestique, Minwoo fait mention des conditions de construction, l’expulsion des anciens habitants du quartier pour bâtir les nouveaux immeubles, ce à quoi Joonsik répond : « Oui, mais est-ce que c’était une raison suffisante pour que je renonce à mon appartement ? » L’altruisme de l’un s’oppose à l’égoïsme de l’autre. Car Minwoo fait partie des activistes opposés au régime militaire en place, un criminel renvoyé de son université et recherché par les autorités.

– Tu ne peux pas te contenter de vivre dans l’espoir d’un changement radical ! Tu imagines que ce régime peut s’effondrer comme ça ?

– Ça m’est bien égal que le monde change ou pas, je fais ce que j’estime être juste…

– Tu t’y sens obligé ?

– Il faut toujours que quelqu’un ose affirmer ce qui est juste !

-형, 세상이 바뀌든 바뀌지 않든 그게 중요한 게 아냐. 난 그냥옳 다고 생각하는 일을 할 뿐이야.

– 옳다고 생간하면 그걸 꾼 해야만 하냐?

– 세상에는 옳은 것을 옳다고 이야기하는 사람이 누군가눈 꼭 있어야 하잖아?

Joonsik nourrit un complexe d’infériorité pour ce demi-frère si parfait, issu d’une relation extraconjugale. Lui, être timide et peu affirmé, ne fait pas le poids face à ce fils favorisé par leur père : « Son cœur était douloureux, comme si quelqu’un venait de le frapper. Son père était enterré maintenant, mais il aurait aimé lui parler de beaucoup de choses. » Il occupe un poste de professeur titulaire grâce à l’appui du directeur du lycée, après avoir été garçon de course puis employé administratif au sein de l’établissement. Un favoritisme qui cache une hypocrisie mêlée de pression dont use son supérieur. Pour ne pas paraître « ingrat », Joonsik est invité à la délation, à espionner ses collègues pour dénicher les militants syndicalistes qui jettent de l’ombre sur le lycée. Dans son opiniâtreté à survivre, il ressemble à sa mère, une femme quelconque mariée à un bel homme, capable de voler du pain ou de mentir pour obtenir des tarifs réduits quitte à se ridiculiser et de chier en plein marché dissimulée par son étal pour ne pas perdre de temps et donc de clients, le tout pour nourrir sa famille.

Peu à peu, Minwoo malgré lui révèle les failles de ce foyer. Plus ouvert et honnête avec lui même, il déchire le voile des apparences. En premier lieu celui du mariage, contracté trop vite et sans conviction, aussi factice que le reste. Le couple ne partage aucune intimité, même leur yeux ne se croisent plus, remplacé par cette « habitude, prise il ne savait plus quand, de se regarder par l’entremise du miroir plutôt que face à face. » Joonsik n’inspire qu’ennui et insupportable indifférence à son épouse qui se montre continuellement exaspérée par son mari. Mais la voilà qui change au contact de son beau-frère avec qui elle est aimable et souriante. Face à ce beau jeune homme « si pur », cette mère au foyer rêve de romance, d’une vie « authentique » ; de minuscules changements ravivent alors la jalousie de Joonsik.

Ce monde ne lui avait décidément laissé aucune occasion de rémission. Parfois un petit jour était apparu, mais il avait fallu qu’il s’y glisse plein de crainte et obséquieux comme un chien. Il avait enfin obtenu quelque chose mais au prix de combien de peines! Minwoo avait trahi leur petite entreprise de vol autrefois et aujourd’hui il mettait à nu le royaume qu’était pour Joonsik son foyer, à la fondation duquel il avait consacré toute son énergie : un édifice ridicule qui ne reposait que sur le mensonge et la satisfaction de soi-même.

A mesure que son monde se fissure, Joonsik réalise combien sa vie lui a échappé. Sa rancœur se cristallise et lorsqu’un agent de police l’interroge à propos de son frère recherché pour ses agissements politiques, il cède. Dénonce ce cadet honni avant de réaliser l’ampleur de son geste. Mais trop tard. Le voilà seul avec ses remords et sa peine, près de cette station de métro putride qui ne mène nulle part.

Il pleura. Les larmes ne s’arrêtaient plus, ce qui renforçait encore sa tristesse. S’il pleurait, ce n’était ni parce qu’il regrettait quelque chose ni parce qu’il se sentait coupable, mais parce qu’il se sentait désespéré, parce qu’il sentait son cœur saigner, parce qu’il ne pourrait expliquer à personne son désespoir. Il resta ainsi très longtemps à pleurer bruyamment, sans penser à se lever, assis sur la fosse à merdes. Son visage était tordu sous l’effet des grimaces de douleur, tout semblait presser son cœur d’un coup. Il se laissa enfin totalement emporter par la tristesse trop longtemps figée dans son corps et par le néant inévitable.

그는 울기 시작했다. 그의 눈에서 눈물이 흘러내렸고, 그 눈물이 더욱 그를 서럽게 만들었다. 그가 우는 것은 후회 때문도 아니었고, 자책감 때문도 아니었다. 그저 가슴이 찢어지도록 자기 자신이 비참하다는 느낌, 아무도 이해하지 못할, 아무에게도 설명하지 못할 그 자신만의 슬픔이 그를 울게 만들었다. 아주 오랜 시간 동안 그는 똥구덩이에 엉덩이를 깔고 앉은 채 일어날 생각도 않고 어린애처럼 소리 내어 울고 있었다. 가슴 속에 있는 모든 슬픔의 덩어리가 한꺼번에 터져 나온 듯이 얼굴을 일그러뜨리고 울었다. 너무나 오랜 세월 그의 몸 안에 뭉쳐져 있던 슬픔, 어찌할 수 없는 허망함에 완전히 자신을 내맡기고 울었다.

Vision du monde

A travers cette nouvelle, Lee Chang-dong interpelle sur la notion de bonheur, le prix à payer pour l’atteindre et le sens qu’on lui accorde. Inscrit dans un contexte particulièrement lourd et violent, le récit observe ces bouleversements du point de vue des gens ordinaires, ceux que l’histoire ne remarque pas mais qui sont les plus impactés par elle. L’écrivain interroge ainsi le quotidien des citoyens lambdas, ce peuple vivant sous une dictature militaire et soumis à une politique qui le dépasse. L’un se cramponne à une vie crasseuse avec résignation et obéissance, maintenant un silence obstiné avec pessimisme ; tandis que l’autre se bat pour mener une vie noble, dénonçant sans vergogne le mal pour défendre le bien. Pourtant, bien que Minwoo ait l’étoffe d’un héro, c’est le fade Joonsik qui est le protagoniste principal de l’histoire.

Et Joonsik observe, impuissant, son monde se briser. Un monde qu’il a construit sans réfléchir, avec les mains mais non avec le cœur, persuadé que c’était la meilleure méthode. Combien sommes-nous à vivre ainsi, en pilote automatique, uniquement préoccupé par une tranquillité illusoire et morne?

La comprendre ? Et vous alors, pourquoi vous n’essayez pas de me comprendre ? C’est vrai, ça ! Il paraît que je suis un type qui vit en ignorant tout de la vie ! Je vis comme un ver, sans rêve, sans idéal ! J’ai été obligé de ramper, de rester dans la vulgarité ! Pourquoi, toi, il faut que tu sois si plein de morale ? Comment peux-tu continuer à être du côté de la noblesse et de la morale ?

이해? 그럼 너희들은 왜 날 이해하려고 하지 않냐? 그래, 난 인생이 뭔지도 모르고 살아가는 놈이야. 꿈도 이상도 없이 그저 벌레처럼 살아가는 놈이야. 타락하고 비굴하고 그렇게 살아갈 수밖에 없었어. 그런데 넌 어째서 그렇게 도던직이어야 하냐? 왜 너만은 아직 도던 적이고 고상하게 살고 있냐?

Car dans la vie, les héros idéalistes sont bien moins nombreux que les gens réalistes. Si l’humain souhaite mener une existence intègre et noble comme Minwoo, il se contente généralement de peu et préfère abandonner son innocence pour le confort de l’ordinaire à l’image de Joonsik. Tout le monde n’a pas l’étoffe du justicier, ni le goût du sacrifice. En racontant l’histoire à travers les yeux de Joonsik, Lee Chang-dong révèle toute la faiblesse et la fragilité de l’être humain qui se trouve perdu dans une réalité qui lui échappe.

Il emploie à cet usage la métaphore de l’aquarium rempli de poissons rouges. Un aquarium désiré au début car symbole d’une certaine réussite sociale avant de devenir un objet insignifiant, le sac en plastique contenant les poissons se vidant lamentablement sur le sol comme pour mieux révéler l’absurdité de telles prétentions. L’humain est un poisson qui vit dans un bocal. Il tourne continuellement en rond sans avoir conscience de son enfermement.

Minwoo sera certainement isolé pendant longtemps de la société. Mais il n’est pas le seul à ne pouvoir accomplir sa volonté dans ce monde ! Moi aussi je dois vivre constamment dans l’humiliation, sans dignité, sans pureté. Il regardait l’obscurité. Il faut y allez ! Vers mon nid de vingt-trois pyongs flottant dangereusement sur ce vide au loin, sur un énorme amas d’ordures, après avoir foulé des pieds tous les détritus, la haine et les rêves abandonnés.

물론 민우 녀석은 이제 오랫동안 이 사회와 격러될 것이다. 하지만 생을 압류당한 채 살아가야만 하는 것이 어찌 민우 녀석뿐이겠는가. 이 거대한 오욕의 세상, 이미 모든 순결함과 품워를 잃어버런 이 곳에서 나 또한 살아야 하는 것이다. 가자, 하고 그는 어둠 속올 바라보며 자신에게 설득했다. 이 어마어마한 쓰레기의 퇴적층 위, 온갖오물과 중오와 버려진 꿈들을 발 아래에 두고 저 까마득한 허공에 아슬이슬하게 매달린 23평짜리의 내 보금자리 를 향해.

Pragmatique et pessimiste, Lee Chang-dong aborde l’écriture des ses œuvres, qu’elles soient cinématographiques ou littéraires, sans s’alourdir de prétentions. Dans un article publié sur Keulmadang, la philosophe Véronique Bergen explique : « Son esthétique se place sous le signe d’un principe d’incertitude, frère de celui qui régit le monde quantique. De nombreux protagonistes des films de Lee Chang-dong font l’épreuve de cette indétermination qui voisine la désorientation. Butant contre une réalité qui demeure opaque, ils errent dans un monde dont leur échappe une dimension alors qu’ils font main basse sur une autre. »

Dans son processus créatif, Lee Chang-dong explore la profondeur du désespoir, l’aliénation, la perte de soi qui pousse ses personnages à chercher, parfois en vain, un sens à leur existence et ouvre les yeux du lecteur-spectateur sur une réalité souvent ignorée. De plus, son récit prend place dans un contexte social particulièrement tendu. La surveillance accrue des autorités sur toute forme de mouvement contestataire, exacerbée par une paranoïa anti-communiste et le conflit nord-coréen, a plongé la population dans un climat anxiogène. Les manifestations pro-démocratique des années 80 étaient violement matées par la police et les dissidents traqués et arrêtés. Pour la plupart des gens, la priorité était d’assurer sa subsistance et sa sécurité et non de courir le pavé le poing levé à affronter les gaz lacrymogènes. Un épisode du drama Reply 1988 aborde avec justesse cette déchirure.

La fille aînée, Bora, prend activement part aux manifestations étudiantes, causant une grande inquiétude à sa famille qui craint pour sa sécurité et son avenir.

Farce grotesque, Nokcheon révèle la théâtralité de l’existence, sa dimension performative, son absence de sens tant les individus tendent à se conformer aux lignes d’un scénario dont ils sont les pantins. Nous, lecteurs, assistons au triste spectacle de trois êtres en souffrance : « Les immeubles alignés brillaient d’innombrables lumières dans une nuit pourtant épaisse. La scène paraissait irréelle, comme s’il s’agissait d’une immense machinerie théâtrale. Joonsik vivait dans ce décor. » La nouvelle a d’ailleurs été adaptée en 2019 en pièce de théâtre par le Doosan Art Center, par Yoon Seong-ho et Shin Yoo-chung.

Affiche et photographies issues de la pièce de théâtre adaptée de la nouvelle
Un éclat dans le ciel, la lutte de l’étoile

La seconde nouvelle se révèle tout aussi amère : « Depuis l’aube » ou Saebyeog-ieossda ihu 새벽이었다 이후, évoque les souffrance d’une jeune femme soumise à l’injustice policière en 1986. Chung Shinhye est serveuse dans un petit village minier, après avoir déserté le domicile familial. Renvoyée de son université pour y avoir organisé une assemblée étudiante, la voilà qui sert du café à des mineurs sales et grossiers. Par une froide soirée d’automne, elle est arrêtée par la police sans explications et conduite dans une salle d’interrogatoire du commissariat central.

Là, dans ce lieu aux murs placardés du drapeau national, de la photographie du président et de slogans de propagande (« Bâtissons une société de justice », « Créons une patrie développée », « Construisons une société démocratique et de bien-être », « Extirpons la mal communiste et défendons l’ordre démocratique »), elle se retrouve au cœur de ce qui se révèlera une « plaisanterie absurde ». Les inspecteurs l’assaillent de questions sur ses activités : à quelle organisation appartient-elle ? qui la commande ? quels sont ses complices ? Elle ne sait que répondre. On la soupçonne d’appartenir à un groupe d’activistes révolutionnaires, d’être « une étudiante contestataire », de se prostituer avec les mineurs pour « éveiller leur conscience politique ». Ses dénégations sont ignorées, balayées par des jurons.

Aux questions insultantes s’ajoute la violence brute des hommes : « Très vite son énorme main vint s’écraser sur le visage de Shinhye. Sans même reprendre son souffle, il lui plaqua la tête contre le bureau métallique. Tout tournait autour d’elle, elle ne voyait plus que des étincelles qui bondissaient en désordre. Elle voulait le supplier de ne pas la tuer mais il ne lui laissa même pas le temps de proférer un mot. »

La police lui fait subir un interrogatoire qui s’apparente à de la torture. Pendant des heures, la jeune femme est battue, questionnée sans relâche, menacée des pires sévices, privée de sommeil. L’épuisement la pousse presque à avouer n’importe quoi à ses geôliers, y compris à signer des mensonges : « Elle était ivre de sommeil et incapable de se concentrer sur ces deux ou trois feuilles à la graphie très serrée. » Dans sa douleur, elle puise la détermination de ne pas céder. Face à cette résistance obstinée, un inspecteur décide de la punir. Il lui ordonne de retirer ses vêtements, de s’accroupir nue sur le bureau, il plonge ses doigts dans son vagin, tente de la violer pour lui apprendre « ce que c’est que de vivre dans la vraie vie et ce qu’est la vie ». Elle pleure, vomit, supplie, et dans un ultime sursaut, le frappe et se rue hors de la salle, marquant la fin de son tourment. Bredouilles, les policiers abandonnent, et la jeune femme ressort abasourdie : « Le monde avait continué à vivre au même rythme, comme un éternel mensonge, alors que Shinhye souffrait. »

Elle ne comprenait toujours pas pourquoi ils l’avaient laissée partir sans difficulté. Ils n’avaient plus cherché à lui faire signer des aveux. Tout s’était terminé brusquement, comme si un rideau était tombé pour indiquer la fin de la pièce. Le début avait été impressionnant, la fin ressemblait à un mensonge. Ils l’avaient retenue trois jours et trois nuits sans rien obtenir d’elle après avoir eu recours à toutes les violences et à toutes les menaces. Elle avait tenu bon jusqu’au bout mais n’en retirait aucune fierté ni consolation.

En quittant le commissariat, elle apprend la vérité : c’est une collègue serveuse qui l’a dénoncé, jalouse après l’avoir vu discuter avec Kim Kwangbae, ancien meneur d’une émeute ouvrière en 1980. Mais en réalité, ça aussi c’est un mensonge. L’homme lui révèle qu’il est « tout l’opposé de ce portrait », un traître et un lâche qui a dénoncé ses camarades et est devenu un informateur, un délateur. Pourtant, quand les inspecteurs, persuadés d’avoir ferré « un gros poisson », ont tenté de le convaincre de faire une fausse déposition pour incriminer Shinhye, il s’y est refusé. Lui, « le dernier des chiens », « plus méprisable encore que le plus méprisables des insectes », a décider de leur prouver qu’ils avaient tord et de défendre son « dernier orgueil », « tout son amour propre ».

La jeune Shinhye est en fuite constante, essayant d’échapper à sa propre vie qui lui semble sans issue et étouffante. « Les autres m’ont poussée à devenir une autre que moi-même » : les ambitions de réussite sociale de sa mère qui place en elle un espoir démesuré, l’attente de ses camarades dont elle peine à partager les engagements politiques, ses collègues serveuses et prostituées occasionnelles qui ne comprennent pas qu’elle soit encore vierge, les ordres de la police exigeant des aveux factices qu’elle ne peux se résoudre à confier.

Les doutes qui l’assaillent sont ceux qui étreignent le cœur de chaque être humain. Cette peur latente et sourde qui l’on ne parvient pas à comprendre et qui brouille nos repères : « J’étais incapable de me consacrer corps et âme au progrès de l’histoire, je voyais bien que j’étais déchirée entre mes envies et mes ambitions et que je ne pouvais me défaire de mon scepticisme. Je ne vivais donc que des situations sans issue dont il m’était impossible de m’échapper seule. » Pourtant, à l’issue de son calvaire, elle trouve la force de vivre et de résister.

Il était encore très tôt. La nuit se défaisait peu à peu de ses habits sombres, au loin un coin de ciel apparaissait déjà, bleu et luisant comme un dos de poisson. Elle s’arrêta soudain pour contempler une étoile au-dessus d’elle, en plein milieu du ciel : elle brillait, imperturbable, indifférente au jour qui s’apprêtait à l’effacer.

Qui donc a allumé cette lumière éternelle là-haut ? Elle prit le temps de contempler l’astre à tête renversée. Jamais elle n’avait ressenti une telle proximité. Elle avait été torturée au commissariat, elle avait couché avec Kim Kwangbae alors que la Terre faisait un tour sur son orbite et que cette étoile scintillait doucement, toujours à la même place dans l’Univers.

Shinhye laissa l’émotion bouleverser le chaos de son âme. Cette étoile est dans le ciel, je suis debout ici. Rien, personne ne prendra la place qui est celle de cette étoile ! Dans mon cœur aussi brillera une étoile dont personne, si fort soit-il, ne pourra s’emparer ! Oui, je serai vivante ! Une brutale envie de vivre irrigua son cœur, l’étoile se décrocha et tomba juste devant ses yeux, où elle explosa. Elle éclata en sanglots.

La violence du pouvoir

Lee Chang-dong à l’instar de nombreux romanciers et cinéastes, met en scène le thème du traumatisme de l’histoire nationale dans ses œuvres. On observe une « omniprésence des réalités historiques et sociales dans la littérature coréenne moderne et contemporaine » (M. Choi ; J-N. Juttet). Une tendance que j’avais déjà abordée avec le roman La vie rêvée des plantes de Lee Seung-U qui présente des similitudes avec Nokcheon. Ainsi dès 1983, Lee Chang-dong publie son premier roman Chonri, un récit polémique qui n’hésite pas à évoquer les récentes émeutes de la ville de Gwangju, lors du soulèvement populaire pour la démocratisation qui a baigné dans le sang en mai 1980 ; un thème qu’il abordera à nouveau avec son film Peppermint Candy. Mais c’est bien la nouvelle Un éclat dans le ciel qui confronte avec le plus de réalisme l’horreur de la répression anti-démocratique.

Le massacre de Gwangju vu par le cinéma : Gwangju Video: The Missing 광주비디오: 사라진 4시간 (2020), A Petal 꽃잎 (1996), May 18 화려한 휴가 (2017)

La police de la république de Corée (대한민국의 경찰 / 大韓民國의 警察) a connue, comme son pays, une histoire tourmentée. Soumise à l’autorité absolue de l’Etat, elle a ainsi participé à la répression des mouvements de démocratisation qui ont jalonné les Républiques successives sclérosées par des régimes autoritaires (Y. Kim). Les coréens se souviennent des exactions de la police qui a tiré sur la foule lors du soulèvement de Masan (3·15 마산 의거 / 三一五馬山義擧) ce qui a engendré la Révolution du 19 avril 1960 (4·19 혁명 / 四一九革命). Lancé par des étudiants pour contester la troisième réélection frauduleuse du président autocrate Syngman Rhee 이승만, au pouvoir depuis 1948 et alors âgé de 84 ans, le mouvement révolutionnaire pris une ampleur inédite et gagna tout le pays et mit finalement fin à douze ans de dictature. Un vent de liberté bientôt soufflé par le coup d’état militaire du général Park Chung-hee 박정희, le 24 mars 1962.

Mais le supplice de l’héroïne du livre fait surtout écho à l’affaire de torture sexuelle du commissariat de Bucheon (부천서 성고문 사건 / 富川署性拷問事件) qui eu lieu le 4 juin 1986. Kwon In-suk 권인숙, une étudiante en 4e année à l’université nationale de Séoul avait été conduite au commissariat après avoir falsifié des papiers d’identité pour obtenir un emploi. Bien que la jeune femme ait admis les faits, le détective Moon Gwi-dong 문귀동, la soupçonnant d’être impliquée dans un groupe contestataire, l’a agressé sexuellement. La jeune femme a alors porté plainte et l’affaire a vite été médiatisée, faisant scandale et mettant en lumière les exactions malhonnêtes de la police censée protéger la population et les violences faites aux femmes dissidentes. Les autorités de sécurité publique, soutenues par le président Chun Doo-Han 전두환, ont tenté de taire les faits et fait paraître de fausses informations dans les médias, diffamant la victime sur sa mauvaise conduite et ses tendances gauchistes. La justice s’est alors acharnée sur Kwon In-suk, niant son agression, et l’a condamné à une peine d’un an et six mois d’emprisonnement le 1er décembre 1986. Il fallu attendre le 9 février 1988, à la suite du soulèvement démocratique du 19 juin 1988, pour que la Cour suprême condamne le détective à 5 ans de prison dont trois avec sursis.

Une affaire de torture qui rejoint celle du meurtre de Park Jong-cheol 박종철, un étudiant de l’université nationale de Séoul, président du conseil étudiant du département de linguistique et activiste prodémocratie contre la dictature de Chun Doo-hwan. Arrêté et interrogé par la police, le jeune homme a refusé de dénoncer ces camarades militants malgré des actes de torture par l’eau ou waterboarding. Soumis à un simulacre de noyade, il mourra de suffocation le 14 janvier 1987 à l’âge de 21 ans. Les autorités ont alors voulu étouffer l’affaire mais la grogne populaire face à ce meurtre barbare a conduit au Soulèvement démocratique de Juin (6월 민주항쟁 / 六月民主抗爭). Entre le 10 et le 29 juin 1987, d’immenses manifestations populaires ont poussé le régime militaire de Chun Doo-hwan à établir de nouvelles élections présidentielles qui ont mené à l’établissement de la VIe République de Corée. L’instabilité politique du pays a favorisé l’accès au pouvoir de son successeur, le général Roh Tae-woo 노태우 entre 1988 et 1993, individu dont le mandat sera fortement mitigé (corruption et inculpation dans le coup d’État militaire de 1979 et la répression de Gwangju), qui s’est malgré tout engagé à respecter les promesses de démocratisation du pays.

Photographie du rassemblement commémoratif en l’honneur de Park Jong-cheol à l’Université nationale de Séoul du 20 janvier 1987 서울대에서 열린 박종철 추모행렬 (source) / Extrait du film 1987: When The Day Comes qui traite de l’affaire

Les cas de torture perpétrés par des individus dépositaires de l’autorité ne sont donc pas rares en Corée. La société coréenne modelée par le néo-confucianisme accorde une importance considérable au respect de la hiérarchie. Les subordonnés doivent obéissance à leurs supérieurs et gare à ceux qui oserait contester cet état de fait. Les médias coréens font régulièrement mention des abus de pouvoir tyranniques d’héritiers de grosses fortunes chaebol 재벌 sur des employés sans défense. Ce comportement nommé gapjil 갑질 se nourrit de cette culture de l’élite et du jeu de pouvoir propre à la société coréenne.

A cela s’ajoute une certaine banalisation des châtiments corporels (체벌 / 體罰) pourtant interdits par la loi. Coups de bâton sur les jambes ou les mains, position accroupie et mains levées en signe de pénitence, obligation de faire des pompes ou des tours de terrain ; c’est par le corps que l’on éduque et que l’on demande pardon. Le cinéma coréen foisonne de scènes de correction. Des colères humoristiques où une mère taloche sa progéniture, à la gifle rageuse donnée par une rivale jalouse, aux bastonnades moins innocentes d’adolescents, ou aux véritables passages à tabac entre gangsters. Sans compter les beignes, mandales et autres raclées allègrement fournies par les inspecteurs de police aux suspects, malfrats ou délinquants plus ou moins innocents qui croisent leur route. En témoignent des films comme Memories of Murder de Bong Joon-ho (2003), 1987: When The Day Comes de Jang Joon Hwan (2017), ou les dramas Bad Guys (2014), Signal (2016), Life on Mars (2018).

Scènes issues du film Memories of Murder : l’interrogatoire musclé d’un suspect et l’équipe d’inspecteurs dans un commissariat typique des années 80.

A travers le portrait de personnages en proie à des épreuves douloureuses, Lee Chang-dong cherche à libérer la parole sur un passé anxiogène longtemps soumis à ‘l’obligation d’être oublié’ et tente de faire ressurgir les souvenirs traumatisants pour ne pas nier l’histoire et opérer ainsi un travail de mémoire (J. Duay). Une façon de prôner la force de vivre de l’être humain dans toute sa fragile et insignifiante beauté.

« Il fallait que je définisse ce qui était le plus important pour moi, parce qu’il est illusoire de chercher à vivre dans une liberté purgée de tout désir. »

SOURCES :
  • Choi Mikyung; Juttet, Jean-Noël. « Les « sombres feux du passé » dans la littérature contemporaine de Corée du Sud, Critique, vol. 848-849, no. 1-2, 2018, pp. 165-179
  • Dayez-Burgeon. Histoire de la Corée : Des origines à nos jours, Éditions Tallandier, 2012
  • Delissen Alain. Démocratie et nationalisme : le moment minjung dans la Corée du Sud des années 1980. In: Matériaux pour l’histoire de notre temps, n°45, 1997. Modèles d’Asie : En Asie aujourd’hui, des réussites économiques, pour quelles sociétés ? sous la direction de René Girault . pp. 35-40.
  • Duay, Justine. « Mémoire, traumatisme et histoire dans le cinéma sud-coréen contemporain : Mother et Peppermint Candy », Décadrages, 19/2011, 120-129
  • Ferreira, Eric. « Les bourreaux sont-ils les victimes de la société coréenne? d’après le film Pak’ha sat’ang (Peppermint Candy) de Lee Chang-dong », Synergies, Corée n° 2 – 2011 pp. 83-92 (source)
  • Kim Youngsik. « La réforme de la police en Corée du Sud : le chemin inachevé », éd., Droit et politique. La circulation internationale des modèles en question. Presses universitaires de Grenoble, 2014, pp. 265-274.
  • Piel, Jean. Corée, tempête au pays du Matin Calme, éditions Philippe Picquier, Paris, 1998
  • Uk Heo ; Roehrig, Terence. South Korea since 1980, Cambridge University Press, New York, 2010

Dhong Thu Huong – Terre des oublis

LA TRISTE JUNGLE DES CŒURS

Dương Thu Hương est une romancière née en 1947 au nord-Vietnam, dans la région de Thái Bình. Terre des oublis, Chốn vắng en vietnamien et No man’s land en anglais, est son sixième roman édité en France. Paru en 2002 puis traduit en 2005 par Phan Huy Đường, il rencontre rapidement un grand succès, révélant son autrice jusqu’alors méconnue au public occidental. Il remporte le Grand prix des lectrices de Elles en 2007.

L’ÉCRIVAINE DISSIDENTE

Dương Thu Hương est issue d’une famille traditionnelle de la classe moyenne, « qui accepte et pratique strictement les principes de la morale ancienne« , elle reçoit une « éducation féodale stricte. » Elle raconte : « Ma grand-mère paternelle était une propriétaire terrienne. Côté maternel, on était médecin, enseignant. Mon père était un ingénieur de la communication sans fil. Il a fait ses études à l’École Supérieure Technique de France à Hanoi. » Femme de lettres, elle poursuit ses études à l’École Supérieure de la Culture et étudie en Europe (Bulgarie, Allemagne de l’Est et URSS).

À l’age de vingt ans, poussée par l’élan patriotique, elle décide de s’engager sur le front de Bình Trị Thiên et rejoint le comité de la culture provinciale de Quảng Bình afin de divertir les troupes du nord et les victimes de guerre, et ainsi de « chanter plus fort que les bombes » Tiếng hát át tiếng bom. Quand elle rejoint l’armée communiste, sa motivation est liée à l’infériorité militaire de son pays : « Nos étaient un petit, un très faible peuple« , confie-t-elle, « les Américains comme les Français étaient d’énormes puissances militaires, et en face d’eux nous étions un petit peuple très faible. C’est ce sentiment fort qui m’a poussé à la fin de mes études en 1968 à rejoindre les combats.« 

Mais face à l’incompétence politique et à la corruption des membres du parti communiste qui bénéficient de privilèges, ses idéaux se fanent. Sa désillusion est grande confrontée à la réalité cruelle du conflit fratricide : « J’ai découvert le vérité en voyant que nous nous battions aussi contre des Vietnamiens. » Entre 1970 et 1980, elle débute dans l’écriture sous la forme d’abord de nouvelles et de poèmes amateurs. Puis elle devient scénariste pour le cinéma mais ses travaux sont utilisés pour servir la propagande. En 1985, elle rejoint le parti communiste vietnamien à contre-cœur avant d’en être renvoyée en 1990 à cause de ses écrits critiques contre la politique et la propagande militaire.

En avril, elle est arrêtée et emprisonnée sans procès comme dissidente et les autorités interdisent toutes publications de ses livres. Malgré cette prohibition ses récits sont traduits dans le monde et permettent de faire entendre sa voix. Sous la pression de la communauté internationale, Dương Thu Hương est libérée en novembre 1990, mais placée en résidence surveillée à Hanoi. Elle est décorée ‘Chevalier des Arts et des Lettres’ par la France en 1994, et c’est en 2006 qu’elle découvre enfin Paris.

Affiches de propagande vietnamiennes : Chung Ta Pour notre avenir ; Soyons vigilants, bien entraînés et prêts à lutter pour protéger la nation ; Prêt à être fidèle au parti communiste

LES GRANDES OMBRES DE LA GUERRE

La Guerre du Vietnam – Chiến tranh Việt Nam – connue aussi sous le nom de Seconde Guerre d’Indochine a eu lieu sur toute la zone géographique comprenant le Vietnam, le Laos et le Cambodge du 1er Novembre 1955 à la chute de Saigon (aujourd’hui Hô-Chi-Minh-Ville), le 30 avril 1975. Le conflit divise le pays en deux et oppose d’une part, l’Armée populaire vietnamienne (Quân đội Nhân dân Việt Nam) et le Front national de libération du Sud Viêt Nam (Mặt trận Dân tộc giải phóng miền Nam Việt Nam) ou Việt Cộng, soutenus par la Chine et l’URSS communistes ; et d’autre part, la République du Viêt Nam (Việt-Nam Cộng-Hòa) et ses alliés anti-communistes dont les États-Unis.

Le 2 juillet 1976, le pays enfin réunifié, la République socialiste du Vietnam (Cộng hoà Xã hội Chủ nghĩa Việt Nam 共和社會主義越南) est instaurée, l’appellation « Parti des Travailleurs » (Đảng lao động Việt Nam) devient « Parti communiste du Vietnam » (Đảng Cộng Sản Việt Nam). L’orientation politique est claire : la reconstruction économique via la production et le contrôle absolu de l’État socialiste, guidé par le marxisme-léninisme. Le travail de reconstruction du pays ravagé est colossal : 2 millions de morts, 5 millions de blessés et handicapés, des milliers de drogués et de prostituées, un millions d’orphelins, et plus de 3 millions de chômeurs (P-R. Féray). La guerre a laissée derrière elle un avenir délétère. Et c’est dans ce contexte que se déroule le roman.

« La jungle d’antan, fourmillant de cerfs, de daims, de tigres, d’ours, de renards et d’oiseaux, avait disparu. Il ne restait que des forêts éparses, déchiquetées par les bombes, défoliées par la dioxine. »

Juin 1975 : Miên, épouse heureuse en seconde noce d’un riche propriétaire terrien, voit revenir d’entre les morts son premier mari, quatorze ans après le début de la guerre. Un amour de jeunesse précipité par le conflit qu’elle a presque oublié. Miên ressemble à une fée des montagnes Tiên Nữ. Une peau pâle, laiteuse, et une chevelure ondoyante de jais qui encadre un visage semblable à la lune, attrait associé à des qualités positives selon les standards vietnamiens, comme la gentillesse ou la stabilité. Or dans la littérature vietnamienne, les belles femmes ont souvent un destin tragique, malchanceux et cruel. La pauvre Miên se voit déchirée entre deux hommes, deux devoirs, deux vies.

Depuis dix ans, elle vit paisiblement avec Hoan et leur petit garçon Hanh. Elle ne reconnaît pas l’homme dont les yeux brûlants lui évoque « un été furtif comme un feu agonisant. » Pourtant il s’agit bien de son ancien mari, Bôn : « l’âme errante qu’elle honore sur l’autel depuis si longtemps s’est soudain réincarnée dans ce corps noir, cette peau et ces lèvres cadavériques. »

« Miên comprend qu’elle est piégée. Elle ne sait plus comment elle va vivre depuis que l’âme errante est descendue de l’autel honorant le héros de la patrie pour s’asseoir devant elle et boire goulûment le thé en la fixant de son regard passionné. »

LE DEVOIR ET L’HONNEUR S’OPPOSENT AU BONHEUR

Lorsque son premier mari réapparaît, Miên est soumise à un terrible dilemme : rester avec l’homme qu’elle aime ou l’abandonner pour revenir dans son ancien foyer. Dans cette société traditionnelle que forme le village du Hameau, le choix est illusoire. La communauté, pétrie d’idéologie communiste et de principe moraux féodaux a déjà pris parti pour le héros revenu du front : « Le destin a voté pour Bôn. » Car dans le Vietnam d’après-guerre, les anciens soldats bénéficient d’une « reconnaissance spéciale de la communauté. » Des campagnes sont organisées pour inciter les jeunes filles à se porter volontaire afin d’épouser les mutilés de guerre et ainsi rembourser leur dette de sang.

Bôn est « un combattant qui s’est sacrifié pour le peuple, pour la patrie. » En son honneur, Miên doit remplir son devoir, et peu importe sa volonté. Les gens ordinaires ont appris qu’ « une personne doit mourir si le roi le lui demande; sinon il est accusé de ne pas être fidèle » Quân xử thần tử, thần bất tử bất trung (Vi Tran). L’esprit désœuvré de Miên voit défiler les ombres des soldats, des ancêtres, des membres du Parti et des villageois qui la condamnent de leurs médisances.

« Elle avait accepté cette vie insensée parce qu’elle avait eu peur et qu’elle s’était soumise à l’âme des morts. Une vie en ce monde ne peut pas se laisser emporter dans le bateau chancelant des ombres sur le fleuve égaré de l’éternité. »

En plus de la pression patriotique, Miên doit obéir à une règle morale traditionnelle, motif typique des personnages de la littérature classique vietnamienne : les hommes doivent être courageux et les femmes vertueuses (Vi Tran). Selon l’adage confucéen, « une femme décente ne se marie jamais deux fois » Gái Ngoan không lấy hai chồng ; une épouse doit être fidèle à son mari de son vivant mais aussi après sa mort. Ainsi, face à une demande de remariage, le suicide est la voie de salut pour préserver sa réputation et ne pas subir l’ire sociale en se voyant traitée de traître, de rebelle ou de traînée (Vi Tran).

Miên, son mari déclaré mort par les autorités, a respecté son veuvage et a finalement obtenu le droit de se remarier. Aucune faute ne lui incombe. C’est bien la pression sociale qui la pousse à se sacrifier. Miên entend les reproches de ces ancêtres : « La femme qui ne sait pas se sacrifier, la femme sans noblesse et sans vertu ne remplit pas son devoir. » Obéissante, elle accepte de « quitter cette existence douce et chaleureuse, remonter le temps, retrouver une ombre douteuse, les cendres d’un ancien amour. » C’est donc dans la misérable hutte de Bôn que Miên se retire du monde.

Affiches de propagande vietnamiennes : La terre est d’or ; Sauvez le pays, Sauvez la jeunesse ; Solide protection de la paix et du bonheur

DEUX HOMMES, DEUX DESTINS

Hoan, le véritable amour de Miên, a lui aussi connu la peine. De sept ans son aîné, c’est un géant aux yeux doux. Fils d’instituteur, il fut un jeune homme beau et riche convoité par les filles à marier. Mais trop naïf, il est victime des machinations féminines ; piégé par l’alcool et la ruse, il se voit marié de force à une fille complice de sa mère ambitieuse. Divorcé, le « commerçant qui entretient en lui le cœur d’un lycéen et les aspirations d’un poète manqué » rencontre enfin le bonheur avec Miên.

Hoan est l’anti-thèse de Bôn. Issu d’une famille aimante et stable, il inspire l’envie de ses pairs par son incroyable chance en affaires comme s’il était « protégé par le ciel. » Au Vietnam la famille est un pilier central, elle détermine l’avenir d’un homme. Les aînés ont une influence considérable sur la destinée de leur lignée. Comme le dit le proverbe : « On vit grâce à l’influence des tombeaux et non uniquement grâce au bol de riz » Sống vì mồ mả Không sống vì cả bát cơm (Dương Đình Khuê).

Ainsi, Hoan sait que sa bonne fortune est un don paternel : « L’âme fragile et fière de son père […] continuait de l’accompagner, de le protéger sur les chemins de la vie, que cette ombre frêle et impérieuse continuait de planer sur sa vie. C’était comme si l’âme de l’instituteur ne pouvait se résoudre à revenir au nirvana, pour continuer d’aimer et de compatir avec son fils unique. »

Bôn, au contraire, ne jouît pas du même héritage : issu d’un foyer pauvre, il n’a connu que le dénuement et a souffert de « l’espoir colossal » que ses parents ont placé en lui. Les quatorze années perdues pendant la guerre lui ont ravi ses espérances de réussite. Bôn est un homme perdu, faible et sans volonté. Il se lamente sur son sort sans trouver la force de remédier à sa situation, se laissant lentement dévoré par la fatalité.

« Il supplia longtemps, […] pria le Tout-Puissant, invoqua les âmes errantes bien-aimées qu’il savait parfaitement impuissantes, appela les âmes pitoyables de ses parents, des êtres qui, de leur vivant, n’avaient connu qu’une pâle existence de famine et de pauvreté, qui ne lui avait laissé d’autre héritage que la honte et l’habitude de rêvasser. »

LA MALADIE DU VÉTÉRAN

Lorsque Bôn revient du front, il ne possède rien et ni l’armée, ni la société ne l’on préparé à son retour. Comme nombre d’anciens soldats, Bôn est dans l’impossibilité de communiquer sur son passé et ne bénéficie d’aucun suivi psychologique. Son corps est affaibli par la maladie, ses entrailles sont sous l’emprise du Feu, son haleine puante.

« Le Hameau ne lui appartient plus, à lui, l’homme aux mains vides, qui revient dans sa demeure sans même de quoi acheter un paquet de tabac grossier. Il est devenu un étranger sur la terre qui recèle son placenta. »

Bôn est dévoré de jalousie à l’égard de Hoan, des foyers aimants que forment ses voisins. Lui, le soldat qui ne connaît que l’art de donner la mort, se rêve à redonner la vie. Mais ses pitoyables tentatives de féconder Miên, à l’aide de filtres et de potions, se soldent par des échecs. Il n’a pas la force de cultiver son lopin de terre stérile, laisse sa mégère de sœur et ses enfants sauvageons mendier le riz de sa femme. Il se perçoit comme un parasite, vivant « de la charité, les mains tendues. » Refusant toutes les solutions qui s’offrent à lui comme un remariage avec une autre femme, il s’obstine dans sa relation perdue avec Miên.

« Le vert gluant, nauséeux de la jungle, à tué en moi ces désirs. »

Le personnage de Bon présente les symptômes du Trouble de stress post-traumatique (Post traumatic stress disorder ou PTSD) fréquemment observé chez les vétérans de guerre américains revenus du Vietnam. Ils se traduisent par quatre caractéristiques que sont : la dépression, une culpabilité résiduelle, une ré-expérience du traumatisme, et un détachement émotionnel au danger (Myra MacPherson, Long time passing : Vietnam & the haunted generation).

Les souvenirs de la guerre qui n’ont pu s’effacer de son subconscient hantent son esprit. Il revit son périple dans la jungle, où il errait tenaillé par la faim et l’épuisement après le massacre de son unité dans la destruction de la colline 327, « jonchée de cadavres, de débris, d’où s’élevait une mer de flammes et de fumée. » Pendant des jours, il a tenté de protéger des vautours le cadavre de son sergent bien-aimé, le traînant sur son dos, poursuivi par les âmes de ses ennemis assassinés. Il est pris de culpabilité face à l’ombre ricanante et rancunière d’un jeune soldat qu’il a abattu d’une rafale de mitraillette alors qu’il se rendait.

« Le vert infini de la jungle le terrorisait. Comme un homme revenu de l’enfer, il n’osait pas se retourner pour contempler le fleuve sans rivages et sans fond qui séparait le monde humain des enfers, il ne voulait plus revoir la forêt primitive, le monstre incomparable, le vampire aux mille formes qui avait bu et tari son énergie, sa jeunesse. »

Abandonné à son sort, Bôn semble condamné : « Son âme et son corps n’étaient plus capables de supporter la mémoire de tout ce qu’il avait vécu, enduré. » Désabusé, il perd goût à la vie, songe au suicide sans trouver la force de passer à l’acte, laisse la folie s’emparer de lui. Poussé par la haine et la jalousie, il tente de tirer sur Hoan afin de garder Miên pour lui. Incapable de ressusciter son union avec Miên, il sombre dans le désespoir, se laisse hanter par les fantômes : « Ils le regardaient tous en silence avec des yeux glauques, ils le saluaient devant la porte en agitant les os de leurs mains. » Pour entendre le murmure des morts, il se réfugie au cimeterre, loin « des lieux trop imprégnés du souffle de la vie. »

SUR LA TERRE, ERRE LE FANTÔME

Selon la cosmologie vietnamienne, les humains partagent leur monde (đường, le monde des vivants) avec « les êtres qui se trouvent de l’autre côté du seuil ontologique (âm, le monde des morts) » (Heonik Kwon). Il existe ainsi deux catégories d’invisibles : les ancêtres tổ tiên, qui appartiennent à l’espace domestique ; et les revenants ou fantômes con ma, entités déplacées et sans lieu fixe. Les ancêtres font partie inhérente de la famille tandis que les fantômes errants sont des « être[s] vagabond[s] à qui n’incombe aucune tâche déterminée » et qui ne jouent aucun rôle dans la constitution d’un ordre social et moral donné (Durkheim 1960 [1912] : 392).

L’au-delà est lui-même hiérarchisé : certains ont une ‘bonne mort’ cái chết hạnh phúc, naturelle et sans souffrance, entourée de leur proches qui accomplissent les rites funéraires et commémoratifs ; tandis que d’autres souffrent de ‘malemort’ cái chết tồi tệ, une fin violente ou injuste, loin de chez soi et marquée par l’absence de tout rites de passage (Middleton, 1982). La violence de la guerre du Vietnam a engendré de nombreuses malemorts et les villageois ont pris l’habitude de vivre entouré d’esprits errants, et à craindre les « âmes inassouvies, ces puceaux et ces pucelles [qui] aiment torturer tous ceux qui ont eu la chance de savourer l’alcool de la vie. »

Lorsque le corps meurt, l’âme s’en échappe et voyage entre le lieu de décès et celui de la sépulture ou de l’autel funéraire. Mais pour les personnes disparues ou décédées loin du village natal, l’âme est piégée. C’est une ‘mort injuste’ chết oan, une agonie dans l’au-delà où le mort est condamné ngục au tourment. L’âme humaine est une entité double : une âme spirituelle hồn, et une âme matérielle vỉa. Cette dernière ressent la souffrance physique, le froid ou la faim, et transmet ses sensations sous la forme d’émotions puissantes, comme la tristesse ou la colère, à son homologue spirituelle (Heonik Kwon).

« Le monde des morts est un lieu lointain qui menace tous les vivants. Là, la lumière ne vient pas du soleil mais des crânes phosphorescents que des petits démons et sales promènent en procession au bout d’une pique faite d’un fémur. Dans cette lumière effrayante, toutes les peaux sont livides, exsangues, tous les yeux sont sans prunelles, toutes les lèvres ont la couleur du sang séché. Le monde des ténèbres est le rendez-vous de toutes les injustices de ce monde. »

Vu Dinh Tuan (1973), Autumn Noon 1, 2, 3, aquarelle sur soie, 2018

LE DÉSIR DU REVENANT

Dương Thu Hương compare le retour de Bôn à celui d’un revenant. Un être aux « yeux tristes et sombres, des joues noires, creusées par le paludisme chronique, des lèvres livides qui exhalaient l’haleine de l’enfer. Ce revenant incertain était soudain devenu un homme exacerbé par le désir qui, toutes les nuits, s’acharnait sur son ventre, balbutiait sans se lasser la même rengaine d’amour, haletait comme un fossoyeur creusant une tombe. Et chacune de ses tentatives pour faire l’amour s’achevait comme un enterrement manqué. »

Son contact prolongé avec les morts l’a changé en spectre affamé ma đói, « trois fois plus assoiffé de vivre qu’un homme ordinaire. » Il se lance dans une quête désespérée pour féconder Miên afin de la faire sienne à jamais : « Son unique moyen de conserver cette vie commune était de redevenir un mâle puissant pour injecter sa semence dans le corps immaculé et appétissant de Miên, et de partager son avenir. » Sa pauvre épouse doit subir ses baisers à l’odeur de charogne et ses caresses qu’elle lave inlassablement dans un bain de décrassage purifiant. Mais un mort ne peut se lier à un vivant et insuffler la vie.

« Il n’était qu’un fantôme du passé qui se nourrissait des offrandes aux morts. Sa vie commune avec Miên n’était que le mariage forcé d’une femme débordante de vigueur et de vie avec un cadavre livide sorti de la jungle du passé. »

Après l’absorption d’un remède destructeur, il s’unit à sa femme terrifiée dans une folie furieuse et réussit à la mettre enceinte. Mais Bôn n’est pas en mesure d’avoir un enfant normal. Ses organes sont trop épuisés, ses poumons ont respirés l’agent orange (dioxine des défoliants déversés par les américains). D’une union aussi tourmentée naît un foetus-monstre, un bébé sans tête, condamné à errer dans l’au-delà. Car selon la croyance, « quand l’âme s’envole du corps, c’est la lumière diffusée par les yeux qui la guide vers le paradis ou dans la voie de la réincarnation. L’âme d’un cadavre sans crâne ou aux yeux crevés errerait sans fin dans les ténèbres, tomberait facilement aux mains des démons. » Pour Miên, Bôn restera « un cadavre errant à jamais, maudit par cette petite âme qui n’arrivait pas à s’incarner dans une forme humaine. »

LE COMBAT DE LA FEMME VIETNAMIENNE

Dương Thu Hương connaît les affres du mariage malheureux. En 1967, elle est mariée de force à un homme brutal. En tant que fille aînée responsable de l’honneur de sa famille, elle se voit obligée de vivre avec son bourreau. Sa demande de divorce après la naissance de ses deux enfants est réfutée par l’opposition paternelle : « Il m’a obligée à rester avec cet homme, parce que pour une famille féodale, un divorce c’est salir l’honneur des siens. J’ai dû rester dans ce carcan jusqu’en 1980. Mon père était mon idole, c’était un homme très dévoué, très aimable, c’est pourquoi je devais me soumettre. Voilà comment j’ai épuisé ma part de lâcheté. » Après avoir vécu « comme une esclave, une vie végétale« , elle divorce en 1980. Le calvaire dont souffre Miên fut aussi le sien.

« Quand j’étais très jeune, j’ai dû me marier avec un homme qui m’aimait et que je n’aimais pas. Il a mis son fusil sur mon cou, il m’a demandé de l’épouser, sinon il me mettait une balle dans la gorge, il se tuerait ensuite. J’avais peur, j’avais 20 ans, c’était un homme fou amoureux, mon père était loin.« 

Les femmes vietnamiennes doivent appliquer le principe confucéen de Tam tòng, tứ đức ou les “Trois soumissions, quatre vertus”. Soumise dans leur enfance au père (Tại gia tòng phụ 在家從父), elle obéissent ensuite à leur mari (Xuất giá tòng phu 出嫁從夫), puis à leur fils à la mort de celui-ci (Phu tử tòng tử 夫死從子) (Vi Tran). Les quatre vertus impliquent les talents domestiques (công 婦功), des mannières élégantes et raffinées (dung 婦容), un discours correct fait de mots tendres (ngôn 婦言), et une attitude modeste (hạnh 婦行). Les femmes sont ainsi éduquées dans le but de protéger les intérêts de la classe dirigeante et le patriarcat, et de contribuer à la stabilité de l’ordre social (Vi Tran).

Dans la culture traditionnelle, les gens croient en l’adage : Nhất nam viết hữu, thập nữ viết vô, “un fils est précieux mais dix filles ne valent rien”. Pourtant la littérature vietnamienne comprend nombre de figures féminines héroïques. Les femmes fortes et déterminées jouent un rôle majeur dans les mythes, les légendes et l’histoire du pays. À l’instar des dames Trung – Hai Bà Trưng – ces deux sœurs, héroïnes nationales, qui ont combattu l’invasion chinoise au IIe siècle, offrant pour la première fois l’indépendance au Vietnam. D’autres figures féminines importantes sont présentes comme Hồ Xuân Hương (1772-1822) qui usa de ses talents de poétesse pour critiquer la société corrompue de son temps. Elle est connue comme « la Reine de la Poésie Nôm » – Bà chúa thơ Nôm – , un système d’écriture empruntant les caractères chinois pour leur assigner une valeur phonétique vietnamienne.

Miên, après avoir patiemment souffert de son sacrifice conjugal, décide de se rebeller contre ce destin si injuste. Elle se libère des « ombres fantomatique de la tradition », des autorités bien-pensantes du Parti, des regards accusateurs des villageois. Hoan édifie une école primaire afin de se rendre indispensable au village et de racheter la liberté de Miên. Par un revers de fortune ironique, Hoan le bienfaiteur remplace ainsi dans le cœur des villageois, Bôn l’ancien héros maintenant pitoyable. Dương Thu Hương fait cyniquement remarquer que « la foule n’a pas de conscience morale, elle se soumet toujours au plus fort. » L’auteur condamne ouvertement l’idéologie communsite et la dictature du village, exemple ordinaire de « la volonté silencieuse des masses » qui impose son sens du devoir.


Mai Trung Thu (1906–1980), Femme à la fenêtre (1941) ; La Cueillette (1941) ; Mère et enfant (1952) ; La Guerre (1968)

TERRE DES OUBLIS

Dương Thu Hương, dont le prénom signifie ‘parfum d’automne’, nous fait découvrir les merveilles d’un Vietnam millénaire aux forêts luxuriantes. Ses saveurs de citronnelle, de gingembre ou de jasmin embaument les pages. Une grande mélancolie se devine dans la peinture des émotions complexes que ressentent ses personnages.

Terre des oublis est le récit des tourments de l’après-guerre, de la nostalgie d’un passé détruit par la violence aveugle. Mais c’est aussi un chant d’espoir pour accéder à la liberté et au bonheur. La plume de Dương Thu Hương est une arme de combat pour cette « louve solitaire » qui n’a jamais abandonné la lutte pour la justice : « Je suis devenue écrivain par hasard, pour me libérer des douleurs. Je ne suis pas si intéressée par ce métier, mais je le vois comme une façon unique de survivre. »

« Si je veux cracher sur le pouvoir, je n’ai pas le droit de craindre. »

SOURCES :
  • Collectif. Traumatised Society : A Study of Traumatic Experience trough the Eyes of Duong Thu Huong’s Novel Without A Name, Journal of Education and Social Sciences, Vol. 5, issue 2, 2016
  • Dương Đình Khuê, La Littérature populaire vietnamienne, Editions Bruxelles, R. Dekens 34 : Thanh-Long, Collection : Messages d’Extrême-Orient, n°1, 1976.
  • Féray, Pierre-Richard. Le Viêt-Nam au XXe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, 272p.
  • Kwon, Heonik. « Les voisins invisibles », Terrain [En ligne], 69 | avril 2018, mis en ligne le 22 juin 2018, consulté le 25 juillet 2020. URL : http://journals.openedition.org/terrain/16611
  • Nguyen Huy Lai, Joseph, (docteur en théologie, docteur en droit, ancien vice-président du gouvernement du Vietnam). La tradition religieuse, spirituelle et sociale au Vietnam – Sa confrontation avec le christianisme, Paris, Éditions Beauchesne, 1981
  • Vi Tran, Women’s Heart of Sorrow : Versions of the Truyen Kieu in the Works of Duong Thu Huong and Le Ly Hayslip, Thesis, Master of Arts in English, Eastern University Charleston, Illinois, 2002
  • Interview de Duong Thu Huong, « Tout feu, tout femme » menée par Claire Devarrieux, datée du 9 février 2006, sur Libération. URL : https://next.liberation.fr/livres/2006/02/09/tout-feu-tout-femme_29326
  • Article « Rencontre : Rithy Panh – Duong Thu Huong, Le pouvoir des mots [2007] », daté du 25 octobre 2012, sur Indomemoires.hypotheses.org. URL : https://indomemoires.hypotheses.org/1879

Eileen Chang – Lust Caution

Nouvelles d’émois impossibles

Lust, Caution (色,戒 Sè, Jiè) comporte quatre nouvelles mettant en scène des héroïnes « partagées entre désir et interdits » et habitées par une volonté de liberté féroce qu’elles dissimulent sous une indolente mélancolie. Les trois premiers textes sont parus en 1943, de la main d’une autrice populaire de 23 ans. Le dernier, plus sombre, fut rédigé bien plus tard en 1950 et achevé en 1977.

Eileen Chang (Zhang Ailing 張愛玲 / 张爱玲), de son nom original Zhang Ying 張煐, est une romancière sino-américaine, née en 1920 au cœur de la concession internationale de Shanghai. Issue d’une famille aristocratique, elle écrit: « J’ai passé la plupart de ma vie à Shanghai où je suis née, enfant d’un mariage arrangé qui s’est terminé en divorce. Mon père était un « gentleman des loisirs », ma mère un peintre qui a voyagé et séjourné en Europe. » C’est une enfant aux racines partagées entre l’ancien monde impérial décadent et la modernité venue de l’Occident qui grandit dans une époque de grands bouleversements politiques et sociaux.

Fruit d’un monde en mutation, elle étudie les classiques chinois ainsi que la langue et la littérature anglaise à la Saint Maria Girl’s School de Shanghai. Bien qu’ayant obtenu une bourse d’étude pour l’université de Londres en 1939, la Seconde Guerre Mondiale l’oblige à partir pour l’université de Hong Kong afin de suivre un cursus de lettres. Mais lorsque l’Empire du Japon envahit l’île en 1941, elle n’a d’autres choix que de rentrer à Shanghai.

C’est dans cette ville occupée par l’armée japonaise qu’Eileen Chang fait carrière dans l’écriture. Ses récits aux thèmes simples et apolitiques rencontrent vite le succès et elle devient la plume littéraire du tout Shanghai. Elle rédige notamment Love in a Fallen City 傾城之戀, The Red Rose and the White Rose 紅玫瑰與白玫瑰, The Golden Cangue (金鎖記 ; mais aussi des scripts pour le cinéma dont Bu Liao Qing 不了情 (1947) ou The Sorrows and Joys of Middle Age 哀乐中年 (1949).

« En fait, tout ce que j’écris ce sont les choses insignifiantes qui se produisent entre les hommes et les femmes. Il n’y a ni guerre ni révolution dans mes œuvres. Je pense que les gens sont plus francs et ouverts en amour qu’ils ne le sont dans des situations de guerre ou de révolution. »

Eileen Chang, Writing of One’s Own
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Couvertures des éditions chinoises et françaises, Affiche du film de Ang Lee

Bouclage (Fengsuo)

Dans les rues de Shanghai, un tramway est à l’arrêt lors d’un bouclage black-out. L’énorme ville emplie de magasin aux rideaux métalliques s’assoupit en plein jour. A l’intérieur de ce tramway immobile, où les passagers luttent silencieusement contre l’ennui, une rencontre imprévue à lieu. Lü Tsong-chen, est un expert-comptable ordinaire, vêtu à l’occidentale, chargé d’acheter des pains vapeurs pour sa femme qu’il n’aime plus vraiment. Wu Ts’ui-yuan, est une discrète jeune femme des missions qui travaille comme assistante en anglais dans une école, habillée d’une robe chinoise et d’une ombrelle. Elle regrette la vacuité de sa vie, le mépris de ses collègues, sa condition de femme trop intelligente dans une famille bien sous tous rapports mais sans âme. Elle soupire : « Les gens bien, sur terre, sont plus nombreux que les gens vrais… »

Dans ce monde aux influences partagées entre Orient et Occident, les gens vivent sans réfléchir, vacant à leur occupations. Ts’ui-yuan est malheureuse dans ce monde superficiel où les gens « ne peuvent pas ne pas combler cette effrayante vacuité – sinon, leur cerveau peut-être se mettrait en action. Penser est une affaire douloureuse. »

Un jeu de hasard fait que Tsong-chen s’assoit aux côtés de Ts’ui-yuan, afin de fuir un agaçant neveu, un peu trop ambitieux. Un pastiche de flirt débute alors. Il lui raconte sa vie, elle l’écoute, songeant qu’il est le seul dans ce tramway à être « un humain, un vrai. » Sans qu’ils s’en aperçoive, leurs cœurs se rapprochent.

Puis tout se précipite. Une rue agitée, un mouvement simultané des corps, leurs visages se frôlent et ils ont « soudain l’impression de se voir pour la première fois. […] Il la regarde, et elle rougit. Il ne lui a pas échappé qu’elle avait rougi, il en est manifestement heureux. Et elle en rougit encore davantage. » Dans le feu de la conversation, il lui confit qu’il souhaite prendre une concubine, mais la jeune femme sait bien que tout cela n’est pas sérieux : « Un homme amoureux se plaît généralement à parler, une femme amoureuse cesse contrairement à l’habitude d’adorer parler, parce qu’inconsciemment elle le sait bien : un homme qui se met à comprendre parfaitement une femme ne pourra plus l’aimer. »

Mais quand il se raisonne, se rappelant qu’il n’est guère fortuné, elle sent l’amertume la saisir : « Il est un homme bien – et en voilà encore un de plus sur terre ! » Il lui promet de lui téléphoner, elle lui donne son numéro le mettant mentalement au défi de s’en souvenir. Et lorsqu’il disparaît, avalé par la foule à la fin du bouclage, elle referme son cœur : « Il est parti, et pour elle, c’est comme si il était mort. » Il ne reste qu’une désillusion dans le cœur d’une jeune femme : « Tout ce qui s’est passé pendant ce bouclage ne s’est jamais produit. Shanghai tout entière s’était endormie et avait fait un rêve irrationnel. »

Shanghai, ville-monde

« Les Shanghaiens sont issus du peuple chinois traditionnel mais ils ont été transformés par les fortes pressions de la vie moderne. La fusion entre culture ancienne et nouvelle ne peut pas aboutir à un résultat tout à fait sain, ils incarnent une sagesse étrange et distinctive. »

Eileen Chang, Writing of One’s Own

Shanghai, décrétée port ouvert aux étrangers en 1842, se transforme en une métropole cosmopolite sino-étrangère. De simples zones de résidences se changent sous la rébellion des Taiping (1850-1860) en colonies soustraites à la souveraineté chinoise. On observe alors un métissage inédit des cultures (française, italienne, russe, chinoise, anglaise …) car les Chinois ont la volonté de moderniser leur pays en se nourrissant des influences de mentalités et d’innovations multiples. L’économie capitaliste shanghaïenne engendre un miracle industriel dans les années 20 grâce à toute une génération d’entrepreneurs chinois formés aux méthodes étrangères.

Dans les années 30, la ville compte 4 millions d’habitants et est le principal pôle industriel du pays. Cette usine géante notamment dans le secteur textile, emploie une grande main d’œuvre pauvre issue des provinces proches. Shanghai voit défiler toutes les classes sociales : bourgeoisie, marchands, ouvriers, lettrés, petit peuple xiao shimin. Mais elle est aussi gangrenée, lors de son époque nationaliste, par les sociétés secrètes (qui contrôlent la contrebande et le trafic de l’opium) et le Kuomintang 中國國民黨 (Parti Nationaliste chinois) qui empêche toute velléité de rébellion pour le prolétariat et la classe ouvrière.

La ville en fusion développe une culture unique, le Haipai 海派, qui permet l’essor d’un urbanisme créatif. Une architecture hybride où le Néo-classique, l’Art-Déco et l’Art-Nouveau français, le style Paquebot ainsi que le style Jazzy américain se mêlent, teintés d’éléments chinois et japonais. Une société de loisirs et de consommation qui voit se multiplier cinémas, théâtres, salles de danse ou cafés. Eileen Chang aime profondément Shanghai, terre de ses plus belles années littéraires. Elle en fait le lieu d’action de nombre de ses intrigues, lui offrant presque un rôle à part entière.

Carte postale d’une rue de Shanghai, vers 1930

La Faïencerie (Liuliwa)

La Faïencerie, c’est l’épouse de M. Yao. Cette femme possède la faculté incroyable de n’accoucher que de filles qui toutes sont des beautés dont les visages suivent, à chaque naissance, les tendances de la mode esthétique. Ce surnom fait référence à une expression chinoise qui dit que, selon le sexe de l’enfant, « le hochet est un fuseau de faïence (fille) ou une tablette de jade (garçon) ».

Dans la société traditionnelle chinoise, les fils sont un don du ciel, les filles, une fatalité. Car si le fils hérite des biens de son père, la fille doit se marier convenablement, apporter une dot et s’établir ailleurs. Car le mariage en Chine est rarement affaire d’amour. Il s’agit surtout d’un contrat établi dans l’intérêt de deux familles aux propriétés et rangs sociaux équivalents. Selon l’adage : « A la porte en bambou correspond une porte en bambou, à la porte en bois correspond une porte en bois » (Y. Yang). L’endogamie sociale permet de respecter un certain ordre et surtout de maintenir des privilèges au sein d’une même classe sociale. On fait donc appel à des entremetteurs Mei-Jen, pour lier les partenaires (selon des critères définis et l’emploi de la divination).

Ainsi, la femme chinoise part vivre au sein du foyer de son promis. Elle est présentée aux ancêtres de son mari, à qui elle devra désormais un culte. L’époux devenu le chef religieux de sa femme, a tout les droits sur elle. Selon le Hiao-King 孝經 (Livre canonique de la piété filiale, attribué à Zengzi 曾子, disciple de Confucius 孔子, et composé vers l’an 480 avant J.-C.), la bru doit obéissance à ces beaux-parents. Elle est d’ailleurs entièrement soumise à l’autorité (parfois abusive) de sa belle-mère. Son rôle principal étant de mettre au monde un fils qui deviendra le successeur de la lignée.

Pour Eileen Chang, « le mariage porte toutes les traces du sacrifice humain : l’honneur, la terreur et les pleurs. » La femme n’est qu’une marchandise que l’on vent au plus offrant, elle devient l’esclave de son mari à qui elle donne ce qu’elle a de plus précieux : sa virginité et sa liberté. Dans une Chine où naître fille est un problème pour les parents, il est donc préférable d’être jolie et de se marier sans difficulté.

Or les sept filles de M. Yao en décident autrement. L’aînée accepte le mariage arrangé mais son mari est volage et sa belle-famille la couvre de moqueries. La cadette, plus sauvage, se choisit un simple secrétaire sans le sous qu’il faut par la suite aider financièrement. La troisième fille, douce et docile, « non contaminée par les mœurs de l’époque, qui respecte les règles du gynécée et n’a pas de fréquentation masculine », semble la plus facile à marier. Mais lors d’un dîner organisé par sa famille, elle jette son dévolu non sur son fiancé potentiel, mais sur un autre convive, au grand daim de ses parents. La pauvre éplorée est bien en peine de contrôler les élans de son cœur. M.Yao face à toutes ces contrariétés finit alité par la neurasthénie. Il lui reste encore des filles à marier.

Affiches publicitaires datant des années 1930, Shanghai

Le méridien du cœur (Xinjing)

Hsü Hsiao-han ‘Petit Froid’ fête ses 20 ans avec ses amies aux noms de fleurs, toutes issues de la bourgeoisie. Ces filles de bonnes familles bavardent de mode et de garçons, dansent sur de la musique européenne qui grésille à la radio et fument avec nonchalance. Elles vivent dans des gonggu, ces immeubles industriels divisés en appartements possédant toutes les commodités modernes (ascenseurs, électricité et eau courante) dédiés à une élite urbaine aisée (contrairement aux lilong, habitats des bidonvilles).

Hsiao-han est une fille à papa, dont la naissance fut interprétée par une astrologue comme un mauvais présage pour sa mère. Gâtée et immature, elle rejette tous ses prétendants, même les plus talentueux car elle nourrit en secret un amour incestueux pour son père. Pourtant ce père aimé lui préfère une de ses amies, et ce dans l’indifférence de sa mère, ce qui enflamme sa colère et son indignation. La famille, qui semblait idéale aux yeux de tous, se désagrège après cet adultère. Le conflit œdipien faisait du père et de la fille des complices au détriment de la mère écartée. Mais dans les larmes renaît un autre lien : celui de la mère et de l’enfant.

Plume solitaire

Eileen Chang développe précocement un goût pour l’écriture. À sept ans, elle écrit son premier roman, puis devenue collégienne, publie ses histoires dans le magazine de l’école. Enfant d’un mariage malheureux, ses rapports chaotiques avec son père la pousse à fuguer à l’âge de 18 ans. Elle se réfugie alors chez sa mère avec qui la relation n’est pas plus chaleureuse. Il semble que la solitude soit la grande compagne de cette romancière. Chez Eileen Chang, la famille – un lieu fermé – est la scène principale, les femmes y sont enracinées. Ses œuvres sont d’ « inlassables variations sur les thèmes de l’enferment et de la fuite » (Isabelle Rabut).

Sa vie sentimentale est chaotique. Un premier mariage en 1945 avec un homme volage Hu Lancheng 胡蘭成 qui collabore avec les japonais et dont elle divorce en 1947. Puis elle s’éprend de l’américain Ferdinand Reyher et tombe enceinte de lui. Il lui offre de l’épouser mais insiste sur le fait qu’il ne veut pas d’enfant. Par un mauvais coup du sort, Eileen Chang souffre d’une fausse couche et perd son enfant. Son mariage est célébré le 6 août 1956 mais en 1961, son époux souffre d’une succession d’accidents vasculaires et meurt en 1967.

Devenue américaine mais désormais seule, Eileen Chang vit en recluse dans son appartement où elle sera retrouvée morte en 1995. Selon ses vœux, son corps sera incinéré sans funérailles et ses cendres dispersées dans l’Océan Pacifique. La mélancolique Eileen Chang n’oubliera jamais la Chine ; après son déracinement aux États-Unis, son œuvre se tari.

« En l’absence de communication avec l’être humain, je suis remplie de joie dans la vie. Mais je ne veux pas surmonter l’inquiétude qui me ronge chaque jour : la vie est une robe magnifique, couverte de poux. »

(Mon rêve de génie publié dans la revue Xi Feng (Vent d’ouest) en 1941, à l’âge de 18 ans).

Eileen Chang photographiée à Hong Kong en 1954

Amour, luxure et trahison (Se, Jie)

Eileen Chang commence cette nouvelle au début des années 1950, à l’aube de son exil hors de Chine ; mais ne la publie qu’en 1978, après une rédaction mûrement réfléchie. Son récit semi-réaliste se déroule en 1942, en pleine guerre sino-japonaise, dans une Shanghai étouffée par l’occupation.

Wang Chiah-chih (Wang Jiazhi 王佳芝) fait partie d’une troupe de théâtre universitaire de Canton. Le groupe d’étudiants idéalistes et révolutionnaires décide d’assassiner un membre du gouvernement collaborateur de Wang Ching-wei. Pris dans leur ferveur patriotique, ils élaborent un plan usant du « stratagème de la beauté » : l’héroïne se sacrifie en séduisant son ennemi. Chiah-chih, réputée pour ses rôle de jeunes premières, est désignée pour cette périlleuse mission. Sous la fausse identité de Mme Mak 麥太太, elle se fait passer pour l’épouse d’un commerçant et se lie d’amitié avec Mme Yee, la femme superficielle du chef des renseignements. Elle est infiltrée dans les fastes d’une cour perdue où les mondanités font étalage de richesses au sein d’une ville en ruine.

Pour maintenir les apparences, la nubile Chiah-chih s’entraîne aux jeux de l’amour avec un camarade, amateur de prostituées. Elle joue de ses charmes pour attirer l’attention du difficile M. Yee : « elle devait persévérer à lui promener ses seins sous le nez. » Mais elle se questionne sur ses motivations, se grise du pouvoir qu’elle détient, s’inquiète des doutes qui l’assaillent. Ses camarades, l’organisation, tous la manipule, elle ne s’appartient plus. Et ce M. Yee, à qui elle donne son corps, que ressent-elle pour lui ? : « Comme elle n’avait jamais connu l’amour, elle ne pouvait savoir comment on tombait amoureux. »

Le jour fatidique de l’assassinat, son amant la conduit dans une bijouterie pour lui offrir une bague. La peur tenaille l’espionne, ses pensées s’emmêlent, et la triste révélation lui saute au yeux : « Cet homme m’aime réellement. Elle fut traversée par cette pensée qui retentit comme une déflagration dans son cœur déboussolé. Il était trop tard. »

Alors pour l’homme mûr désabusé qui se tient à ses côtés, celui qui n’aurait jamais imaginé faire une telle conquête, elle sacrifie sa vie. Un murmure, il comprend, il s’enfuit, elle reste. L’alarme sera vite donnée, les étudiants arrêtés et exécutés. Ne subsiste que M. Yee et son amour perdu : « Il avait rencontré l’âme sœur, et pouvait mourir sans regret. Il sentait que son ombre l’escorterait à jamais. […] Vivante, cette jeune femme lui avait appartenu, morte, son fantôme lui appartenait. »

Chiah-chih est l’héroïne tragique chinoise idéale, celle qui fait don de soi pour la patrie. Mais allant à l’encontre de ses alliés, elle choisit la trahison, dans un dernier effort pour décider, seule, de son destin.

Les êtres avant la guerre

Lorsqu’Eileen Chang compose la plupart de ses œuvres, au milieu du XXe siècle, la Chine subit une période de grands bouleversements. La dynastie Qing, dernière dynastie impériale à avoir régné sur le pays depuis 1644, est reversée avec la révolution de 1911 (辛亥革命 Xīnhài Gémìng) et se voit remplacée par la République de Chine dès 1912 (中華民國 Zhōnghuá Mínguó). Un nouveau régime encore instable qui inaugure une série de conflits qui vont se succéder sur tout le XXe siècle : la guerre de protection de la nation (護國戰爭) ou guerre anti-monarchie entre 1915 et 1916 avec la tentative de rétablissement de la monarchie (中華帝國 Zhōnghuá Dìguó), la lente et difficile réunification de la Chine (東北易幟, Dōngběi Yìzhì) soutenue par la Kuomintang qui se clôt en 1928, et la guerre civile chinoise (国共内战 / 國共内戰 guógòng neìzhàn) qui oppose ce même Kuomintang nationaliste au Parti Communiste Chinois entre 1927 et 1950.

La menace vient alors de l’Empire du Japon (大日本帝國 Dai Nippon Teikoku) et de sa politique expansionniste ultranationaliste visant à dominer l’Asie et à imposer la supériorité de la race nippone. Le 19 septembre 1931 des troupes armées envahissent la Mandchourie avant de s’étendre sur toute la partie orientale de la Chine. La guerre sino-japonaise est déclarée en 1937 et va se mêler au théâtre macabre de la Seconde Guerre Mondiale (1939-1945).

Eileen Chang évolue donc au cœur d’un univers déchiré et violent. Pourtant elle porte peu d’intérêt à la politique et rejette le canon littéraire maoïste vantant un réalisme socialiste strict et rigide. Fine observatrice, elle préfère l’exploration sentimentale des êtres dans un ton de perte et de désolation poignant (R. Leng). Un style qui fut associé à celui de Jane Austen en raison de sa capacité à retranscrire la complexité des relations humaines à travers des mondanités de la vie (Kam Louie 2012 ; Luo, Wang 2012). Une apparente trivialité qui lui fut souvent reprochée (Huang 2005 ; Zhang 2005).

« Bien que mes personnages ne soient pas des héros, ce sont eux qui portent le fardeau de notre époque… Bien qu’ils soient faibles – ces gens ordinaires n’ont pas la force des héros – ils résument cet âge mieux que n’importe quel héros. »

Pourtant, la guerre n’est pas complètement absente de son œuvre. Lust, Caution s’inspire en réalité d’une figure historique tragique : la révolutionnaire Zheng Pingru 鄭蘋如. Née en 1918 dans une famille aisée sino-japonaise, elle était réputée pour sa beauté et faisait partie d’une troupe de théâtre à l’université Datong de Shanghai. Fortement opposée à l’invasion japonaise, la jeune femme rejoint le mouvement de résistance et devint une espionne pour le Kuomintang. Elle fut chargé de séduire Ding Mocun 丁默邨, le chef de la sécurité du régime de Wang Jingwei 汪精衞, gouvernement fantoche instauré par les japonais en 1932. Devenue son amante, elle tente de l’attirer dans un magasin de fourrures où l’attendent deux complices mais Ding Mocun, flairant le piège, prend la fuite. Après l’échec de cette tentative d’assassinat, la jeune femme est arrêtée et retenue en otage afin de contraindre son père de collaborer avec les japonais, en vain. Zheng Pingru sera secrètement exécutée en février 1940, à l’âge de 22 ans.

Zheng Pingru fut considérée comme une martyre par le Kuomintang et une héroïne antijaponaise par le Parti Communiste Chinois. Eileen Chang eu vent de cette affaire par l’intermédiaire de son ex-mari, alors en charge de la propagande du régime de Wang Jingwei. Un destin tragique qui nourrit son inspiration : elle en rédigea une ébauche en anglais sous le titre Spyring ou Ch’ing K’ê ! Ch’ing K’ê ! mais n’achèvera son récit qu’en 1977.

Zheng Pingru sur la couverture du magazine shanghaien The Young Companion (良友 Liángyǒu) en juillet 1937

La bague empoisonnée

Eileen Chang s’identifie à cette héroïne en perdition, elle qui s’est éprise d’un homme à la solde des japonais. Sa nouvelle peut être perçue comme un roman à clef où des éléments autobiographiques se mêlent au contexte historique ; ici ‘l’incident Ding Mocun’ (Passarelli-Garzo). Se plongeant dans le Shanghai de l’occupation, elle porte une grande attention aux détails dans ses descriptions fines des vêtements élégants et des bijoux précieux, symboles de richesse et de pouvoir d’une nation dévastée par la guerre.

Le titre de la nouvelle peut se lire de plusieurs manières. Les caractères 色,戒 Sè, Jiè signifient ‘bague colorée’ en écho avec le diamant offert par Mr Yi à Chiah-chih, cadeau qui lui fait prendre conscience de son amour pour lui et la pousse à se trahir. Mais ils se lisent aussi ‘luxure’ et ‘mise en garde’, d’une chose qui est interdite car pouvant conduire à la mort (C. Chu-chin Sun).

Lust Caution est un ouvrage controversé à la fois pour son sujet mais aussi pour sa technique narrative non-conventionnelle. Déviant de la réalité historique, Eileen Chang remplace la mort par élan patriotique de son héroïne par un sacrifice d’amour. Son prénom, Chiah-chih (佳芝 jia zhi) peut se traduire par ‘belle orchidée’ et symbolise cette fleur à la pureté immaculée qui pousse au sein des vallées profondes préservées du monde extérieur. Son nom de famille Wang 王 signifie ‘roi’ peut-être pour magnifier le destin de cette héroïne. L’idéogramme de son amant, Monsieur Yi 易, évoque le changement et la transformation. L’histoire mouvementée du pays mais aussi le renversement de loyauté du protagoniste chinois pour l’envahisseur japonais, et surtout la tragique destinée d’une beauté innocente qui succombe et voit sa vie basculer pour un homme corrompu.

Affiche publicitaire datant des années 1930, Shanghai
Sources :

NB : Pour plus de détails sur cette œuvre, je vous invite à lire le récent article très complet de Solange Cruveillé : Lust, Caution (色,戒) : l’histoire derrière l’histoire.

  • Bergère, Marie-Claire. Histoire de Shanghai, Fayard, Paris, 2002
  • Delande, Nathalie. Décor-déco : Shanghai 1920-1930, Perspectives Chinoises, n°30, 1995, pp46-52
  • Gandini, Jean-Jacques. Contremaîtres et gangsters, le Shanghai des années 30, Coolies, gangsters et syndicalstes par Alain Roux, Harmattan, Paris, 1994
  • Leng, Rachel. « Eileen Chang’s Feminine Chinese Modernity : Dysfunctionnal Marriages, Hysterical Women, and the Primordial Eugenic Threat », Quarterly Journal of Chinese Studies, pp13-34, 2014
  • Passarelli-Garzo, Stephania. « Lust, Caution » : Some Like It Cold : History of an Artistic Compromise, Master’s thesis, University of Salento, 2012-2013
  • Peng, Hsiao-yen ; Crothers Dilley, Whithney. From Eileen Chang to Ang Lee : Lust/Caution, Routledge, NY, 2014
  • Rabut, Isabelle. Eileen Chang : Shanghai – Hong Kong, métissage et mélancolie, Temps Modernes, n°679, 2014, pp120-144
  • Vincent Doucet-Bon, Lise. Le mariage dans les civilisations anciennes, Éditions Albin Michel, Paris, 1975.
  • Yang, Yingying. Marguerite Duras et Eileen Chang. L’enfance, le roman familial, l’écriture féminine. Littératures, Université de la Sorbonne nouvelle – Paris III, 2012. thèse de doctorat en littérature comparée.
  • Roman adapté au cinéma en 2007 par Ang Lee : Lust, Caution 色、戒