Hirano Keiichirô – Conte de la première lune

Le rêve, le koi, la mort

Keiichirô Hirano 平野 啓一郎 est un écrivain japonais né en 1975 à Gamagōri dans la préfecture d’Aichi. Après des études de droit à l’Université de Kyoto, il rédige en 1998 à l’âge de 23 ans, son premier roman L’Éclipse 日蝕 Nisshoku. Une œuvre qui lui vaut le prix Ryūnosuke Akutagawa 芥川龍之介賞 grâce à sa plume riche de kanji rares et peu employés, et son sujet atypique : la France du XVe.

Ses récits traduisent en effet un intérêt pour la culture occidentale (Sôsô 葬送 ‘Funérailles’ 2002) et l’influence d’auteurs comme Baudelaire, Balzac, Flaubert, Tolstoï ou Dostoïevski. Hirano est aussi un grand admirateur de Yukio Mishima 三島 由紀夫 (1920-1975) et son Pavillon d’Or (1956), immense écrivain japonais, dont il partage le goût du tragique et des conflits personnels. C’est en 1999 qu’il publie Conte de la première lune (一月物語 Ichigetsu monogatari) fable sur le rêve et l’amour.

Couvertures des éditions japonaises, coréennes, chinoises et arabes.

Le triste destin des poètes

En l’an 30 de l’ère Meiji (1896), Masaki Ihara, jeune lettré de Tokyo, souffrant de neurasthénie, soigne sa mélancolie en voyageant. Ce vagabond du hasard, se laisse porter sans choisir de destination, en fuyant l’ennui qui semble le ronger. Dans la tradition littéraire japonaise, le voyage représente « autre chose qu’un simple déplacement », il est « avant tout, une expérience poignante de la fluctuation des choses » (J. Pigeot). Le voyageur tabibito 旅人 est une figure symbolique capable de ressentir des émotions puissantes : ryojō 旅情 ‘sentiment du voyage’, ryoshū 旅愁 ‘mélancolie du voyage’, ou encore aware 哀れ ‘émotion poignante’.

Son prénom lui-même est une évocation du monde littéraire, choisit en hommage à une pièce de portant sur les amours de Fujiwara no Teika 藤原定家 alias Sadaie (1162-1241). Masaki est synonyme du lierre de Teika, plante qui aurait embrassé la tombe du grand amour de ce poète et fonctionnaire impérial de l’ère Heian (794–1185). Il crée le concept esthétique de yôen ou « beauté éthérée », comme « la vision d’une jeune femme céleste descendant sur terre dans le halo d’un clair de lune flou au printemps » (A. Giard). Une femme hors d’atteinte, issue d’un monde proche du divin, à l’image de Shokushi Naishinnô (1149-1201), la troisième fille de l’empereur Go-Shirakawa, dont il s’éprit. Or la belle, en plus d’être d’un rang bien supérieur au sien, était destinée à devenir grande vestale de Kamo, et ainsi, à rester pure de tout contact avec les hommes.

Comme son illustre prédécesseur, Masaki est un poète talentueux au tempérament passionné et romantique, à la recherche d’une « exaltation pure et non durable, qui transcende l’instant d’une manière ou d’une autre. » De façon singulière, il est pris dans un conflit dualiste à l’occidentale, son éducation japonaise confucianiste se heurtant à sa volonté d’exister en tant qu’individu. Et, à l’instar des héros byroniens, son destin est lié au tragique.

La fatalité couvre de son ombre le jeune poète, et par trois fois, va influencer irrémédiablement le cours de son existence. D’étranges rencontres, qui semblent des apparitions : comme cette jeune beauté à l’ombrelle qu’il décide de suivre dans le train. Puis c’est un vieillard fou, tantôt rieur ou silencieux, se présentant comme le membre d’un ancien groupe de samouraïs, pourtant tous décapités pour avoir fomenté une révolte contre le shogun, qui le pousse malgré lui à poursuivre son voyage. C’est alors qu’un grand papillon égaré se met à danser devant lui.

Terre de légendes et de sang

C’est dans la province de Nara, près du village isolé de Totsukawa, considéré aujourd’hui comme le plus grand du Japon, que le jeune homme descend du train. L’histoire de cette région est troublée par la crise religieuse qui la frappa quelques décennies plus tôt. Car en 1868, une réforme visant à diviser le bouddhisme du shintoïsme, généra une violente persécution et la destruction de nombreux lieux saints, dans un Japon déterminé à éradiquer le bouddhisme qui s’était imposé depuis plusieurs siècles.

Comme sous l’emprise d’un sortilège, il est pris au piège de la forêt du mont Osendake. La morsure venimeuse d’un serpent aux yeux rouges le plonge dans la douleur. C’est dans un ermitage retiré dans les hauteurs boisées, habité par En’yû un moine ascète d’une secte zen, que le héros s’éveille pris dans les délires de la fièvre qui prend communément les gens ayant été en contact avec des êtres surnaturels.

Ce refuge est situé dans la montagne, un espace naturel isolé où vivent les non-humains. Ce lieu particulier, loin de toute vie humaine, fait partie de ces « zones liminaires de contact avec l’au-delà. » « En marge du quotidien, ces lieux ‘sauvages’ sont aussi des lieux ‘sacrés’ associés aux domaines des dieux, des morts et des esprits, bref, de toutes ces ‘présences’ auxquelles on a donné le non générique de kami » (Murielle Hladik). Y vivent les médiateurs, chargés d’intercéder avec les forces invisibles : onmyôji 陰陽師 (exorcistes), yamabushi 山伏 (ascète des montagnes), prêtres-mendiants, miko 巫女 (prêtresses) itinérantes, amabe (troubadours japonais). À la fois craints et méprisés, ces parias jouent pourtant un rôle clé dans la société.

Réalité fugitive

Dans ce lieu mystique et sauvage, Masaki semble plongé dans un autre monde. Lentement, les contours de la réalité s’estompe. Masaki perd le fil du temps, symbolisé par la disparition de sa montre à gousset; il cesse de faire le décompte des jours. Il « se sentait en proie à une étrange illusion : il était coupé du temps où se déroulait la réalité.[…] Il lui semblait qu’ici, un temps différent s’écoulait. Ou encore, que le temps ne s’écoulait pas. » Pris d’hallucinations visuelles et auditives, il voit la nature du paysage changer « comme si le temps se déformait et s’écoulait de plus en plus vite au fur et à mesure. » La sensation d’être dans deux endroit à la fois le tiraille : son corps présent au temple se superpose à un autre, blessé dans la forêt.

Il compare son expérience au récit d’Urashima Tarô 浦島 太郎, une ancienne légende transformée en conte otogi banashi おとぎ話, dont on retrouve les premières ébauches dans Le Nihongi 日本紀 (Chroniques du Japon de 720), texte fondateur du pays, puis dans le Man’yôshu 万葉集 (Recueil de dix mille feuille de 760). C’est l’histoire d’un pêcheur qui s’éprend de Oto-hime 乙姫, la fille du Roi-Dragon qui règne sur les mers. Entraîné au pays de Tokoyo 常世, le monde de l’immortalité ou Yomi no Kuni 黄泉の国 ‘le pays de la nuit’ contrée des êtres surnaturels, il passe des jours heureux avec son épouse aquatique dans le palais sous la mer Ryūgū-jō 竜宮城.

Mais la nostalgie terrestre le prend et il décide de remonter à la surface. La princesse lui confit alors sa précieuse boîte à peigne tama-tebako 玉手箱 ‘boîte de la main aux joyaux’ dont le nom tama peut signifier ‘l’âme’, la ‘force vitale’ ou la ‘perle-joyau’, avec interdiction de l’ouvrir. A son retour, ne reconnaissant plus son village, Urashima transgresse l’interdit et ouvre le coffret dont s’échappe une fumée blanche. Les 300 années, jusque-là arrêtées, reprennent leur cours et le jeune homme devenu vieux, meurt et disparaît.

Tsukioka Yoshitoshi 月岡 芳年 (1839-1892), Urashima Tarô de retour sur une tortue du Palais du Dragon, 1886

Songe et illusion

Chaque nuit, un même rêve hante Masaki et le rend fou d’amour : caché dans l’ombre de la nuit, il observe une femme nue qui se baigne et se coiffe dans la lumière lunaire, au cœur d’une forêt, mais le songe se dissipe toujours au moment de cassure, celui où la femme alertée par le bruit se retourne.

Omokage 面影 exprime une vision, une trace, un vestige. Image confuse et insaisissable, c’est « la ‘vision’ immatérielle, née d’une aspiration profonde de l’être » (A. Giard). Omokage est issu de omo ‘visage’ ou ‘surface’ et de kage, ce qui émane du corps ‘rayons lumineux’, ‘ombres’, ou ‘miroitements’. Lié à l’esthétique du flou et au thème de l’amour, il est très utilisée en poésie waka, souvent conjugué avec le motif de la lune. Comme le déclare Shinkei au XVe : « le vrai poète est celui qui peint non pas les réalités (keibutsu 景物) mais le halo qui les entoure (omokage 面影) » (J. Pigeot).

Cette beauté énigmatique qui obsède Masaki efface le monde réel au profit du filtre brumeux des sentiments. Le rêve désigne le voyage intérieur qui mène l’esprit à la limite de l’immatériel. Dans ce monde flottant où tout est illusion, comment distinguer le réel ? « On parle de rêve, de réalité, comme de deux choses totalement distinctes. Pourtant, il me semble qu’il s’agit d’une seule et même illusion » se murmure Masaki.

«Pour accepter l’étrangeté de tous ces événements, il suffisait de l’attribuer à une distorsion générale de la réalité. Cela ne demandait pas le moindre effort. On y croyant, ou l’on n’y croyait pas, c’était la seule alternative. Masaki avait choisi d’y croire. »

La présence du papillon dans le roman n’est pas anodine. Symbole même de la métamorphose des êtres, le papillon cho 蝶 est lié à la thématique du rêve dans l’imaginaire asiatique. Le rêve du papillon, est une fable de Tchouang-tseu (ou Zhuangzi 莊子 369-286 av. J.-C.) issue de son Discours sur l’identité des choses. Le sage rêve qu’il est un papillon, mais à son réveil, il se demande si ce n’est pas le papillon qui a rêvé qu’il était le sage. Cette parabole philosophique taoïste a profondément influencé le bouddhisme chinois Chán 禅 ou 禪 ‘médiation silencieuse’, devenu bouddhisme Zen au Japon. Chez Hirano, l’insecte ailé est un avatar de la figure féminine, il guide le héros à travers les ombres de la forêt mais aussi dans les méandres de son esprit. Le frêle contact du papillon le maintient éveillé, « ses ailes élégantes reliaient le monde de l’illusion à celui de la réalité. »

Kikukawa Eizan 菊川 英山 (1787–1867), Coquelicots et Papillon 芥子に胡蝶

Femme surnaturelle

Cette nymphe onirique dont s’éprend le héros, ne semble pas appartenir au monde des humains. Ses origines sont énigmatiques et liées au monde de la nuit. Sa mère, beauté crépusculaire au nom liquide d’O-taki ‘cascade’, disparaît une nuit sans lune dans les ombres de la montagne. Réapparue en même temps que l’astre, elle se dit enceinte d’un énorme serpent (animal associé à l’amour et l’eau).

Nommée Takako, l’enfant inspire la terreur de sa mère qui se jette dans la rivière, une nuit d’été de lune rousse. Ce suicide aquatique prédestiné nourrit les superstitions autour de l’orpheline qui suscite la peur et la méfiance. Un bonze décèle chez elle le mauvais œil qui apporterait la mort à ceux qu’elle regarde. La prenant en pitié, le moine En’yû décide de garder l’enfant. Au fil du temps, des rumeurs naissent sur l’ermitage perdu dans la forêt qui égare les voyageurs. On dit que seul un beau jeune homme, fait prisonnier par la magie, serait en mesure de voir cette femme spectrale.

Takako est le fruit d’un meikon 冥婚 un ‘mariage de l’ombre’ entre une humaine et un être surnaturel (A. Giard). Ce viol « divin » et sa nature de femme la rendent doublement mystérieuse et la condamne à se cacher. Car dans l’imaginaire japonais la femme se tient à l’écart, dissimulée par le secret des cloisons, des paravents, des brumes et de la nuit. Héroïne tragique, enchaînée à sa prison nébuleuse, Takako est vouée au néant par un amour destructeur et funeste. Elle ne peut résister à cette passion qui la dévore et se lamente de son sort.

« Je rêvais de vous en train de me rêver … Pour moi, rêve et réalité sont une seule et même chose. »

Comme Hirano le rappelle, « les choses trop belles ne vivent jamais très longtemps. » Or, Masaki est doté d’une apparence « singulière pour le monde ordinaire », une beauté du diable que les artistes peignent sur les visages des « puissances néfastes qui se dressent face à l’existence noble des dieux. » Dans ses yeux brûle la flamme de la passion, si forte qu’elle en devient presque démoniaque. Quand à sa bien-aimée, à l’image de sa mère, cette figure de l’ombre possède une « beauté mélancolique et discrète », une « beauté éphémère qui n’appartient qu’au domaine du songe. »

Tsukioka Yoshitoshi 月岡 芳年 (1839-1892), Illustration du chapitre « Yugao » (夕顔 ‘Belle de nuit’), tiré du roman Le Dit du Genji ( Genji Monogatari 源氏物語) de Murasaki Shikibu, Estampe issue de la série des « Cent Aspects de la Lune » (Tsuki hyaku Sugata 月百姿), 1885

Affres du Koi

Ce couple onirique est pris dans les tourment du koi 恋, ce ‘moment d’intimité instantané’ propre à la sensibilité japonaise. Le koi n’est pas l’amour (définit par ai 愛) mais la douloureuse solitude qui déchire l’être éloigné de l’objet de son désir. On en retrouve les traces dans le Man’yôshu. Issu de kou qui signifie ‘demander’, ‘mendier’, le koi exprime le désir inassouvi, sans frontières, qui transcende les lois de l’espace et du temps (A. Giard).

« Le koi, comme l’illusion, ne peut exister que si l’on reste pris dans cette sorte d’aveuglement qui nous fait ignorer ses ressorts. Le koi ne peut vivre que sur le mode de l’illusion et, bien évidemment, rien n’est plus difficile à maintenir, ce qui explique pourquoi toutes les histoires d’amour sont condamnées à finir » explique Takeo Funabiki, anthropologue à l’université de Tôkyô.

C’est pourquoi la passion qui étreint Masaki et Takako ne peut aboutir qu’à leur anéantissement. Le koi ne dure jamais, il s’abîme dans une agonie inéluctable. Dans les brumes du mont Osendake, Masaki écoute le chant lancinant du coucou hototogisu. Dans la poésie de l’époque Heian, cet oiseau est devenu l’incarnation d’un appel sans retour vers l’être aimé. Parce qu’il chante à la saisons des pluies, celle des épidémies et des inondations, il est devenu un animal psychopompe, le ‘guide des monts de la mort’ (A. Giard).

Takako, la femme enchantée, ne peut que mener à sa perte l’homme aimé. Lorsque Masaki entreprend sa course désespérée pour la rejoindre, il se condamne à être déchiré par les sortilèges de la forêt. Sa poursuite éperdue ressemble à un michiyuki 道行文, un trajet vers la mort. Ce voyage ‘chant de route’ que réalisent les amants avant de se suicider dans le théâtre japonais (Kato Shûishi). En effet, le couple ayant conscience de la fatalité de leur amour, entreprend un dernier dialogue empli de pathos.

Une joute verbale s’engage entre eux. Elle le suppliant de renoncer à cet amour fatal, lui la priant de le voir. Invoquant « la femme et la mort, il fallait qu’il possède les deux, en cet unique instant » car, dans son agonie amoureuse, il vivra un « instant de pureté totale, un instant absolu […] qui ne sera pas souillé par la perspective d’un quelconque avenir. » C’est un appel passionné à la mort, tandis que la vision et le temps s’échappent, la lune sombrant dans un dernier soupir. La tentative d’échange de regards peut aussi se comprendre comme un acte charnel. Au Japon, où le verbe ‘voir’ miru 見る est synonyme de ‘faire l’amour’, l’union se fait avec les yeux.

Romantisme nippon

On lit ce livre comme on lirait un rêve et tout le roman vibre de cette triste fantasmagorie qui imprègne les pages. Cette tragédie crépusculaire est, à mes yeux, une ode à la passion telle que la peignait les écrivains romantiques les plus enfiévrés. Hirano y ajoute une sensibilité propre aux féeries nippones et dissémine de nombreux éléments métaphoriques propres à la poésie japonaise classique. L’appellation Ugestsu monogatari fait directement allusion aux contes et aux légendes qui se transmettent depuis la nuit des temps, contant les amours torturés de nymphes et de mortels.

Hasui Kawase 川瀬 巴水 (1883-1957), Pleine lune à Hiroura, Hinuma, 1946, estampe dans le style Shin-hanga 新版画 ou Renouveau pictural
Sources :
  • Brosseau, Sylvie. « Jacqueline Pigeot, Michiyuki-bun, poétique de l’itinéraire dans la littérature du Japon ancien« , Cipango, n°17, 2010, 247-261
  • Durand-Dastès, Vincent ; Lanselle, Rainier. « Le récit de rêve en Asie orientale : langues et genres« , Extrême-Orient Extrême-Occident, n°42, 2018
  • Giard, Agnès. Les Histoires d’amour au Japon. Des mythes fondateurs aux fables contemporaines, Paris, Drugstore, 2012
  • Hladik, Murielle. Cabanes, ermitages et pavillons de thé au Japon, Éditions du Bergier, 2001
  • Hladik, Murielle. Traces et fragments dans l’esthétique japonaise, Éditions Mardaga, 2008
  • Shûishi, Kato. Le temps et l’espace dans la culture japonaise, CNRS Éditions, 2002
  • Lie Tseu, Traité du vide parfait, Spiritualités vivantes, Albin Michel, 1997

Takashi Hiraide – Le chat qui venait du ciel

Poétique de l’impermanence

Aux fleurs de pruniers

Je parsème de sardines

La tombe de mon chat.

Kobayashi Issa (1763-1828)

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Tout d’abord, il fut un jardin. Et dans ce jardin vivait un chat.

Locataires dans un pavillon d’une maison traditionnelle japonaise, un couple tisse une relation amicale avec un jeune félin, et voit défiler les saisons paisiblement … jusqu’à l’inévitable séparation. C’est sur une rencontre inopinée que se dessine la trame de ce roman-poésie de l’auteur japonais Takashi Hiraide.

Né en 1950 à Moji dans la préfecture de Fukuoka, Takashi Hiraide 平出隆 est un homme de lettres, poète et enseignant à la Tama Art University. Etudiant à l’Université Hitotsubashi de Tokyo, il s’est intéressé à la poésie contemporaine japonaise avant de publier un recueil Hatagoya 旅籠屋 en 1976. Marié à la poétesse Michiyo Kawano, il se confond avec son narrateur dans cette semi-autobiographie douce-amère qui nous fait vivre la fin de l’ère Shôwa (1926-1989) et qui préfigure pour le Japon la crise économique des années 90. Ce roman est paru en 2001 sous le titre original Neko no kyaku 猫の客 (The Guest Cat dans sa version anglophone).

C’est aussi le chant du cygne du XXe siècle : la mort de l’empereur et celles d’amis poètes parsèment le récit ainsi que le départ des vieux propriétaires de cette demeure traditionnelle en sursis, symbole d’un Japon ancestral voué à s’effacer face à l’avancée dévorante du monde moderne. C’est l’inévitable fin de toutes choses dont le narrateur fait la douloureuse expérience.

De gauche à droite : éditions japonaises, anglaise, coréenne et française.

Amitiés félines

Surnommé Chibi ちび synonyme de ‘petit’, le chat s’immisce dans la vie de ce couple sans enfants avec toujours une distance infranchissable qui les sépare. Chibi appartient aux voisins mais, épris de liberté, il vagabonde au grès de ses envies, faisant tinter le son de son grelot dans les allées fleuries, se faufilant part la fenêtre pour dormir dans les armoires.

« Lorsque nous ouvrions doucement la porte d’entrée à notre retour, nous le découvrions les deux pattes bien alignées sur la partie haute du vestibule, venus nous accueillir comme l’eût fait un enfant. « C’est notre chat ! » disait alors ma femme, sachant pertinemment que ce n’était pas vrai. Elle le couvait des yeux, persuadée que c’était un don que le ciel lui avait fait. »

Dans ce monde végétal voué à la métamorphose du cycle des saisons, se crée un lien intangible entre humain et animal. « Pour moi, Chibi est un ami qui me comprend, un ami qui a l’apparence d’un chat », déclare la femme du narrateur.

Le jeune félin grimpe aux arbres avec la fulgurance de l’éclair « comme pour aider le tonnerre à venir » et, à l’image du dieu de la chasse Soratsuhiko dit aussi Hoori ホオリ du Nihonshoki 日本書紀 (Les Chroniques du Japon de 720), ce « beau visiteur », qui n’appartient pas « au commun des mortels », possède la beauté irréelle du monde céleste. Du propre aveu du narrateur « ce Chibi était une merveille […], si petit et si frêle qu’on remarquait tout de suite ses oreilles pointues et mobiles à l’extrême. » Il dégage une « impression de mystère […] parfaitement au-delà du monde des humains, un être n’appartenant ni au ciel ni à la terre. » Comme l’orme ancestral ou enoki えのき, cet arbre à sortilège bakemono 化け物 / ばけもの, qui couvre le jardin de son ombre ; Chibi serait-il un être surnaturel ?

De ce jardin-forêt, le chat semble être le maître, l’esprit-gardien, incarnation de l’âme du lieu. Sa disparition le vide de son essence, abandonné par sa divinité, le jardin s’étiole. Avec la mort brutale du chat, c’est aussi la perte de la demeure qui est symbolisée. Bientôt les arbres seront coupés et la maison rasée, il n’en restera plus qu’un souvenir ténu : « Le jardin semblait appartenir à une autre maison, complètement inerte, il me parut sans vie. J’ai pris plusieurs photos, dans l’espoir de découvrir l’ombre du passage de Chibi. »

« Sous cet orme, il y avait une histoire. Au pied d’un jeune pin dont on disait qu’il avait grandi dans l’ombre de l’immense feuillage, un petit être semblable à une perle fine reposait. »

Le pin, matsu 松 qui signifie ‘attendre’ ou ‘éternité’, est le sanctuaire idéal des kami, ces présences immortelles qui appartiennent à l’autre-monde Tokoyo 常世 ‘la terre éternelle’, celui de la permanence (Gérard Martzel). Arbre au feuillage intangible, pouvant être plusieurs fois centenaire, le pin est au Japon le sujet d’un culte lié à la fertilité et à la régénération (Agnès Giard). C’est donc sous le couvert sylvestre sacré que le chat-esprit sommeille.

Hishida Shunsō 菱田春草 (1874-1911), artiste de l’ère Meiji, créateur du style Nihonga 日本画, connu pour ses œuvres délicates mettant en scène des chats

Poignance des choses

Au Japon, l’espace et le temps ne sont pas dissociés mais unis et désignés par le concept de ma . Ma est la pause, le silence, une « constante déchirure de la trame du monde » (Salat & Labbé, Delay). C’est l’intervalle qui sépare les actions des choses, ce sont des « traces destinées à révéler le vide », « il nous relie sans cesse à l’infini et au néant » (Salat & Labbé). Représentant un soleil glissé sous une porte, il signifie la ‘distance’, le ‘vide’, la ‘durée’ qui sépare deux choses.

Le temps n’est pas une réalité linéaire mais une succession d’instants, de fragments d’existence, qui se tissent les uns aux autres dans un cycle infini de recommencements. Dans ce mouvement circulaire sans commencent ni fin, principe fondateur du zen, où s’accumule une succession de petits riens, même la chose la plus insignifiante renferme le sacré (Taro Okamoto).

Dans ses Notes de chevet (枕草子, Makura no sōshi) rédigées vers 990-1002, la lettrée Sei Shōnagon (清少納言) emploi l’expression mélancolique mono no aware 物の哀れ, les choses propre à émouvoir, pour qualifier ces instants fugaces qui étreignent le cœur. Le vol délicat d’une libellule autour d’un jet d’eau, la danse des ombres contre une baie vitrée, la pluie de feuilles mortes à l’aube de l’automne, ou le jeu d’un chat avec une balle.

« Ce fut un moment fugitif, mais qui dura longtemps », nous conte le narrateur, dans un état de grâce intime avec une libellule, « au milieu du jardin qui se préparait à ne plus recevoir la visite de personne, ce jardin qui de façon presque troublante était éloigné des regards proches, il avait posé sur mon doigt ses quatre ailes transparentes et ses deux yeux proéminents. »

Au XVIe siècle, cette prise de conscience de l’éphémère fit naître une véritable esthétique de l’impermanence, le iki 粋 ou 意気. Rien n’est plus touchant qu’une fleur au crépuscule de sa vie. Dans ce pays où la nature mouvante provoque typhons et séismes, s’est développée la conscience accrue de la finitude des choses (Bonnin, Pezez-Massabuau).

Au Japon, la beauté est empreinte de mélancolie car selon le concept philosophique du mujo 無常 tout est voué à dépérir et à disparaître (M. Delay). La célébration des cerisiers en fleurs Hanami à l’aube du printemps, dédiée à l’observation d’une floraison éphémère, en est un bon exemple. Selon Lao Tseu (太上老君 Tàishàng lǎojūn, ‘Seigneur suprême Lao’, VIe-Ve av. J.-C.), « le devenir cyclique ne cesse jamais ; épanouissement et décrépitude s’engendre et leurrent perpétuellement, liés par d’invisibles transitions » (Delay).

L’art floral, la poésie, la calligraphie, la conception des jardins ou la voie du sabre ; toutes ces pratiques sont traversées par l’infini et le vide dans ce cheminement vers la nature véritable du monde (Giard, Salat & Labbé). L’esthétique est liée au concept de nature et du naturel sans artifice shizen 自然 que l’humain cherche à révéler au travers de ses créations (Bonnin ; Pezez-Massabuau). Ainsi, l’architecture japonaise traditionnelle ne s’impose pas à la nature mais s’y adapte. Les habitations faites de matériaux naturels sont fragiles et temporaires, influencées par le wabi-sabi 侘寂, l’esthétique du dépouillement (Bonnin ; Pezez-Massabuau).

Oka Fuhô dit aussi Baikei 梅溪 (1869-1940), Butterfly and Morning Glory (Asagao yucho 朝顔遊蝶), v. 1800 ère Meiji, Museum of Fine Arts Boston

Contemplation méditative

Au fil des pages et des saisons, Hiraide distille des rêveries discrètes mais profondes. Ce petit roman en apparence si simple, dévoile une vérité universelle, celle du cycle de la vie : naissance, décrépitude et mort … et puis, enfin, renouveau.

Tout commence par une rencontre inopinée. Une douce relation se crée. Mais, trop tôt déjà, elle s’achève. S’en suit un douloureux départ. Puis une nouvelle vie apparaît et de nouvelles rencontres. Une famille de chats errants dans un immeuble entouré d’ormes. Un autre lien se tisse et le cœur lentement se console.

En refermant les pages du livre, mon cœur s’est étreint. Une étrange émotion à la fois tendre et triste. Je me suis dirigée vers le jardin et je l’ai contemplé pendant un long moment…

Utagawa Hiroshige 歌川広重 (1797-1858), Vue 101 : Rizières d’Asakusa et festival Torinomachi, issue des Cent vues d’Edo (名所江戸百景, Meisho Edo Hyakkei), Ukiyo-e, 1857
SOURCES :
  • Bonnin, Philippe ; Pezez-Massabuau, Jacques. Façons d’habiter au Japon. Maisons, villes et seuils, Cnrs Éditions, 2017
  • Delay, Nelly. Le jeu de l’éternel et de l’éphémère, Éditions Philippe Picquier, 2004
  • Giard, Agnès. Les Histoires d’amour au Japon. Des mythes fondateurs aux fables contemporaines, Paris, Drugstore, 2012
  • Hladik, Murielle. Traces et fragments dans l’esthétique japonaise, Éditions Mardaga, 2008
  • Martzel, Gérard. Le dieu masqué : Fêtes et théâtre au Japon, Pof, 2002
  • Okamoto, Taro. L’esthétique et le sacré, Paris, Seghers, 1976
  • Salat, Serge ; Labbé, Françoise. Créateurs du Japon, le pont flottant des songes Hermann, 1986