Féérie hivernale : le cinéma tchèque de contes de fées

Il existe une tradition liée aux fêtes de l’Avent que l’on observe dans de nombreux foyers occidentaux : le visionnage de films de Noël. Nous connaissons tous nos classiques tels A Christmas Carol, Home Alone, The Holiday, How the Grinch Stole Christmas!, The Nightmare Before Christmas, Gremlins, Love Actuallysans citer les innombrables téléfilms célébrant l’amour et l’esprit de Noël, avec des scénarios et des titres plus ou moins inspirés dont le succès ne s’est jamais démenti.

Ce cinéma issu majoritairement de la culture américaine aux fortes valeurs traditionnelles vante les vertus chrétiennes de bonté et de charité et promeut une esthétique stéréotypée rassurante et familière faite de fausse neige, de chants festifs, de décorations surchargées, de gâteaux enrobés de sucre… Une perfection calculée qui nous plonge dans l’ambiance magique de Noël.

Or dans la plupart des pays de l’est de l’Europe (Allemagne, Slovaquie, République Tchèque, Hongrie…), c’est autour d’un autre genre cinématographique que les familles se rassemblent : les films de contes de fées. Comme en Allemagne où la série télévisée Les Contes de Grimm / Sechs auf einen Streich adapte depuis décembre 2008 les histoires des frères Grimm, de Andersen ou de Hoffmann.

En République tchèque Česká republika ou Tchéquie Česko, les contes de fées pohádky font partie intégrante des habitudes hivernales. Depuis 1993, à chaque veille de Noël, la télévision tchèque diffuse un film de conte de fée en avant-première sur la chaîne familiale CT1. Ces contes de fées de Noël s’ajoutent à la très nombreuse liste de contes de fées de la télévision tchèque (seznam českých televizních pohádek) diffusés depuis 1955.

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Pays d’Europe de l’est enclavé par ses voisins polonais, allemands, autrichiens et slovaques, la Tchéquie comprend les régions de la Bohême, de la Moravie, et de la Silésie. Son histoire a suivi les grands bouleversements connus par l’Europe au cours des siècles : c’est après la dislocation de l’empire austro-hongrois (1867-1918) et à l’issue de la Première Guerre Mondiale que la Tchécoslovaquie fut formée (1918-1992).

L’évolution du cinéma tchèque est associée à la famille entrepreneuriale Havel dont l’un des fils fit fortune après 1918. Homme ambitieux, il fonde à Prague un studio de cinéma moderne Barrandov Studios, développé par les occupants allemands dès 1941 avant d’être nationalisé par l’État jusqu’en 1990. Le Printemps de Prague au milieu des années 1960 avec ses réformes libérales inédites fut accompagné d’une vague de nouveaux films tchèques qui ont retenus l’attention du monde entier. Une liberté vite réprimée par le bloc communiste qui envahit le pays et installe Gustáv Husák au pouvoir en 1969. À cette époque, de nombreux réalisateurs tels Miloš Forman, Jirí Menzel, Vojtech Jasný, Vera Chytilová, Jan Nemec, Ivan Passer, Elmar Klos et Ján Kádár travaillaient à Barrandov.

Dans les années 1970, environ 70 films, principalement tchèques, étaient tournés chaque année, mais dans les années 1980, les cinéastes internationaux ont commencé à redécouvrir Prague. Après la Révolution de velours de novembre 1989 qui fit chuter le régime socialiste de Mikhaïl Gorbatchev et l’instauration de la République démocratique, l’entreprise fut à nouveau privatisée.

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Le thème très religieux du Noël chrétien est ainsi beaucoup moins présent dans les films populaires tchèques en partie à cause de la censure de l’Union soviétique après le coup d’état de Prague en février 1948 par Klement Gottwald qui devint le premier président de la Tchécoslovaquie communiste. Quant aux pohádky, constitués de récits merveilleux et surnaturels destinés à un jeune public, ils font partie des rares films de l’époque à être tournés en couleurs.

Le genre du conte de fée merveilleux pohádkový est issu de la littérature populaire et des récits folkloriques transmis oralement génération après génération, se tissant de nouvelles variations à chaque nouvelle récitation. Leur restitution à l’écrit se fit sous l’impulsion de folkloristes tchèques, déterminés à rassembler et préserver les histoires tout en les formatant à un certain style littéraire académique. C’est en 1819 que W.A. Gerle publie la première anthologie de Contes de fée en Bohème, suivit des ouvrages d’études de Václav Tille (1867-1937) : Contes de fées tchèques d’Erben / Erbenovy České pohádky (1905), Contes de fées tchèques jusqu’en 1848 / České pohádky do roku 1848 (1909), Liste des contes de fées tchèques / Soupis českých pohádek (1930-34). Et l’historien, homme de lettres et traducteur Karel Jaromír Erben (1811-1870) a collecté les chants et contes folkloriques tchèques dont il a cherché à retrouver les versions originelles dans ses Cent contes de fées transnationaux et légendes slaves dans les dialectes originaux / Sto prostonárodních pohádek a pověstí slovanských v nářečích původních (1865). Cette importante figure du Renouveau National tchèque est aussi l’auteur du recueil de poèmes Bouquet de légendes nationales / Kytice z pověstí národních (1853, édition étendue en 1861) basé sur de vieux mythes populaires tchèques.

Car le folklore tchèque bénéficie d’une grande richesse culturelle. Il s’agit d’un héritage national précieux qui se nourrit d’un imaginaire féérique singulier auquel s’incorpore la mythologie slave et la religion chrétienne. Ce patrimoine du merveilleux a grandement nourrit l’inspiration des créateurs tchèques. Comme pour les œuvres musicales du compositeur Antonín Leopold Dvořák (1841-1904) dont son opéra Le Diable et Catherine / Čert a Káča (1898-99) issu d’un conte populaire où une danseuse délaissée prend le diable pour partenaire au grand daim d’un berger amoureux, ou son triomphe Roussalka / Rusalka (1900), le récit tragique d’une nymphe des eaux éprise d’un prince humain dont l’amour la condamne à devenir un Bludička, un esprit morbide aquatique. Quant à Božena Němcová (1820-1862), écrivaine tchèque à mi-chemin entre romantisme et réalisme littéraire, elle est connue pour ses Contes et légendes nationales / Národní báchorky a pověsti (1845-1848) qui puisent dans l’imaginaire des régions de Bohême et de Chodsko et ses Contes et légendes slovaques / Slovenské pohádky a pověsti (1857-1858). Cette grande figure littéraire est la source d’inspiration de la plupart des films de contes.

De gauche à droite : Couvertures des Mythes et légendes slaves de Karel Jaromír Erben illustrés par Věnceslav Černý, des Contes et légendes nationales et Contes et légendes slovaques de Božena Němcová dans plusieurs éditions.

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Trois Noisettes pour Cendrillon (Tři oříšky pro Popelku, Drei Haselnüsse für AschenbrödelThree Wishes for Cinderella) est un film tchécoslovaque / est-allemand de 1973, réalisé par Václav Vorlíček. L’histoire est adaptée d’une variante du célèbre conte de fée de Charles Perrault écrite par Božena Němcová. Avec l’adorable Cendrillon interprétée par Libuše Šafránková (malheureusement décédée en 2021) et le jeune prince jouée par Pavel Trávníček.

Le réalisateur se serait inspiré du tableau Chasseurs dans la neige de Peter Brueghel l’ancien de 1565 pour forger son esthétique hivernale. Le film fut tourné durant l’hiver 1972-73 dans la région de la Bohème, la forêt Šumava / Böhmerwald ainsi qu’au palais Moritzburg en Saxe allemande et dans les environs du château d’Švihov en Bohême tchécoslovaque. Le scénariste et dramaturge František Pavlíček était alors sur la liste noire du régime communiste en raison de ces engagements politiques dans le Printemps de Prague en 1968. Pour échapper à la censure qui l’accablait, son nom fut remplacé par celui de Bohumila Zelenková.

Véritable classique pour les fêtes de fin d’année dans de nombreux pays d’Europe, il possède un charme désuet et enchante par sa douceur, ses décors et ses costumes. En France, il a été diffusé en quelques rares occasions dans les années 1970 et 1990. Ce film est si populaire que la Norvège a crée sa propre adaptation Tre nøtter til Askepott, sortie en novembre 2021.

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La Fière Princesse (Pyšná princezna, The Proud Princess) sorti en 1952 est le chef d’œuvre du réalisateur Bořivoj Zeman, figure majeure de la tradition tchèque des films de contes de fées.

Inspiré là encore des écrits de Božena Němcová, le conte met en scène Krasomile, princesse hautaine et orgueilleuse jouée par Alena Vránová, dont le prétendant, le généreux et noble roi Miroslav, interprété par Vladimír Ráž, décide de lui jouer un tour pour améliorer son caractère. Déguisé en jardinier, il fait pousser une fleur chantante qui ne peut cesser sa mélodie tant que la princesse reste égoïste. Celle-ci s’éprend du jardinier et s’enfuit avec lui à travers le royaume où elle découvre la vie ordinaire du peuple et apprend l’humilité.

Ce film extrêmement populaire est l’un des plus diffusés dans les cinémas nationaux. Des expositions saisonnières, présentant les accessoires ou les costumes du films, sont organisées au sein du château de Telč dans la région de Vysočina. Fait singulier, les deux acteurs principaux sont tombés amoureux l’un de l’autre durant le tournage, ce qui provoqua le divorce d’Alena Vránová qui était encore mariée au poète Pavel Kohout.

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Le prince et l’étoile du soir (Princ a Večernice, The Prince and the Evening Star) réalisé par Václav Vorlíček en 1978. Il s’agit d’un autre grand classique de Noël, avec à nouveau Libuše Šafránková pour jouer la douce Étoile du Soir et Juraj Ďurdiak en prince Velen.

Le scénario a été écrit par Jiří Brdečka sur la base du conte de fées de Božena Němcová À propos d’un parasol, d’un clair de lune et d’un moulin à vent (O Slunečníku, Měsíčníku a Větrníku). L’histoire du prince Velen amoureux de la belle Étoile du Soir, dont les frères les Rois du Vent, de la Lune et du Soleil sont mariés aux sœurs du prince. Mais le méchant sorcier Mrakomor qui contrôle les mauvais temps, convoite l’Étoile du Soir. Pour le vaincre, Velen s’associe à ses beaux-frères et affronte de nombreuses épreuves.

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La Princesse à l’étoile d’or (Princezna se zlatou hvězdou na čele, The Princess with the Golden Star) réalisé en 1959 par Martin Frič, avec Marie Kyselková pour incarner la Princesse, est un film féérique dont les dialogues sont prononcés en vers.

A nouveau basé sur un conte de Božena Němcová et du folkloriste Pavel Dobšinský (1828-1885), il s’agit d’une variante du motif de la princesse dissimulée sous une forme hideuse comme dans Peau d’Âne de Charles Perrault de 1694, Peau-de-mille-bêtes (Allerleirauh) des frères Grimm de 1819 ou encore Peau de Cochon (Свиной чехол, Svinoï tchekhol) d’Alexandre Afanassiev de 1855. Dans un autre conte des frères Grimm de 1810, Prinzessin Mäusehaut, la benjamine du roi compare son amour pour son père à du sel ce qui provoque la colère du souverain et la fuite de son enfant cachée sous des fourrures de souris.

Dans le film, la princesse Lada est née avec une étoile d’or sur le front. Son père souhaite la marier à Kazisvět, un roi riche et maléfique (dans la version papier, il y a tentative d’inceste). Pour échapper à cette union, la princesse revêt un manteau en fourrure de souris et s’enfuit. Réfugiée dans le royaume voisin, elle s’y cache sous l’identité d’une fille de cuisine, n’ôtant ses affreuses peaux que pour illuminer la salle de bal avant de s’éprendre du prince.

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La princesse incroyablement triste (Šíleně smutná princezna, The Incredibly Sad Princess) dirigé par Bořivoj Zeman est sorti en 1968, deux mois seulement avant l’invasion de la Tchécoslovaquie par le Pacte de Varsovie qui débuta dans la nuit du 20 au 21 août 1968.

Il s’agit d’une comédie musicale jouée par la chanteuse tchèque Helena Vondráčková et l’acteur Václav Neckář qui partage leurs prénoms avec les personnages du film. On y découvre le prince Václav qui voyage avec son père pour se rendre à ses fiançailles sans grande conviction. Il décide de se glisser dans les jardins royaux et rencontre la princesse Helena qui, ignorant son identité réelle, tombe amoureuse de lui.

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La Petite Sirène (Malá mořská víla, The Little Mermaid) est un film fantastique du réalisateur Karel Kachyňa tourné en 1976 qui adapte le célèbre conte de Hans Christian Andersen, Den Lille Havfrue paru en 1837.

Le film met en vedette Miroslava Šafránková (sœur de l’actrice Libuše Šafránková) en fille du Roi des Mers (joué par Radovan Lukavský) amoureuse du Prince de l’Empire du Sud interprété par Petr Svojtka. Comme dans le conte original, la jeune ondine doit choisir entre la vie terrestre et son immortalité aquatique. Si l’intrigue est connue, la mise en scène éthérée aux reflets bleutés donne au film une atmosphère onirique enchanteresse. C’est un conte de fée triste et poignant à l’ambiance presque mystique, servit par de somptueux décors et des costumes originaux.

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La Belle et la Bête (Panna a netvor, The Virgin and the Monster) est une romance horrifique réalisée par Juraj Herz en 1978.

Comme dans l’œuvre de Mme Leprince de Beaumont, un marchand veuf et ruiné se perd dans une forêt et découvre une demeure abandonnée où vit un monstre terrifiant, mi-homme mi-faucon, qui menace de le tuer s’il ne lui donne une de ses filles en prisonnière. Attristée par le sort de son père, la belle Julia se sacrifie et se livre à l’étrange créature. Le monstre lui cache son apparence et lutte contre les pulsions meurtrières qui le hante à mesure qu’il s’éprend de la jeune femme.

Film crépusculaire et sombre, issu de la Nouvelle Vague tchèque, sa création failli provoquer la ruine du réalisateur qui souffrit d’un AVC dû au stress, en raison de la décoration coûteuse crée par l’architecte Vladimír Labský et des retards pris par le compositeur Petr Hapka. Au final, le film est une merveille à l’esthétique décadente inspirée des peintures de Max Ernst, magnifiée par sa bande sonore lancinante et la prestation torturée du danseur Vlastimil Harapes en monstre tragique et grotesque qui donne la réplique à Zdena Studenková.

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Voilà une petite sélection de films magiques pour accompagner le repas de Noël tchèque traditionnel, avec un achat de carpe vivante, que l’on fera frire et dont les écailles seront cachées sous les assiettes pour faire venir la bonne fortune, le tout accompagné d’une salade de pommes de terre. Sans oublier les délicieux Linecké sušenky, des sablés à la confiture de framboise et le pain sucré traditionnel Vánočka, tressé en neuf brins et qui symbolise l’enfant divin enveloppé dans ses langes.

SOURCES :
  • Kabakova, Galina. « Les contes vus par le cinéma soviétique (années 1930-1950) », ILCEA, 20 | 2014,
  • Le fan-site allemand très fourni sur Cendrillon les Trois Noisettes
  • Zazzo, Bianka. Le cinéma. In: Enfance, tome 10, n°1, 1957. pp. 71-78.

Jung Jaehan – Carnets d’enquête d’un Beau Gosse nécromant

La réinvention du chamanisme coréen

Ce roman atypique décrit comme une comédie policière est le fruit d’une jeune web-autrice, Jung Jaehan 정재한, qui incarne la nouvelle génération littéraire coréenne. Publié sur internet sous la forme d’un roman-feuilleton, son récit a remporté le prix Kakao du roman en ligne en 2018. Un prix issu de l’application mobile KakaoTalk 카카오페이지 모바일, équivalent du Snapchat occidental, aux icônes cultes et employée par la quasi-totalité des coréens. En France, le roman a été publié aux éditions Matin Calme en 2020. Jung Jaehan avait commencé sa carrière d’écrivain numérique en 2016 avec une romance historique Yeonhwajeon 연화전 (adapté aussi en webtoon 웹툰), suivit du thriller Le mystère de Mangwon-dong 망원동 미스터리 en 2017.

De gauche à droite : Couvertures de The Minamdang en vo et vf, Yeonhwajeon et sa version webtoon, Le mystère de Mangwon-dong

Les Carnets d’enquête d’un Beau Gosse nécromant ou 미남당 사건수첩 minamdang sageonsucheob / The Minamdang Case Note en vo, se réapproprie avec une ironie mordante la figure traditionnelle du chamane, modernisée sous les traits d’un bellâtre rusé, prétentieux et mystificateur : Nam Han-jun 남한준. Un excellent orateur ayant un goût prononcé pour le luxe, le costumes italiens faits sur-mesure, les restaurants chics et l’exagération. Il est secondée par sa sœur cadette Nam Hye-jun 남혜준, génie précoce du hacking, engagée par les bureaux du FBI après avoir réussit à leur pirater des fichiers confidentiels mais virée tout aussi vite pour avoir entrainé ses coéquipiers dans le jeu professionnel ; et par le débonnaire Su-cheol 수철, colosse amateur d’armes à feu factices et de blockbusters dont il aime à citer les répliques cultes. Tandis que la redoutable informaticienne effectue le travail de recherche pour dénicher toute infos utiles sur les activités des clients désœuvrés (relevé de compte, conversation téléphonique, réseaux sociaux et autres), l’homme d’action Su-cheol met à profit son entreprise de détectives privés pour fouiller dans l’intimité secrète de leurs richissimes cibles.

Les trois acolytes forment ainsi une fine équipe d’escrocs (sagikkun 사기꾼), toujours partants pour arnaquer les grands de ce monde à coup de talismans, de transes et d’insultes bien senties. Or les ennuis commencent lorsqu’une fidèle cliente se plaint d’être hantée par un fantôme. Un fantôme inexistant qui les mènent vers un cadavre bien réel et une succession d’aventures rocambolesques. Car la morte se révèle être la victime d’un trafic scabreux où trempent des personnalités importantes, le tout orchestré par une mystérieuse et machiavélique chamane nommée Tante Im 임 고모. Le trio va se retrouver mêlé à des complots toujours plus complexes, au coude à coude avec la brigade criminelle du commissariat local et son inspectrice, l’opiniâtre Han Ye-eun 한예은, si discrète et intuitive que ses collègues la surnomme Han Fantômette / Han Gwi 한귀 (dérivé du mot gwishin 귀신 ‘fantôme’).

Les trois compères et le fameux Sanctuaire du Beau Gosse, source

Le récit s’ouvre sur un prologue tonitruant, voyez plutôt :

Lorsque vous arrivez au 777-17, quartier Yeonnam, arrondissement de Mapo, Séoul, vous vous trouvez devant une grande maison fermée par un portail écarlate. Cette couleur flamboyante n’est d’ailleurs pas moins tape-à-l’œil que l’enseigne fixée à la porte annonçant fièrement « Sanctuaire du Beau Gosse », avec ses coordonnées. De fait, le seuil est usé jusqu’à la corde par une cohue de clients déchaînés qui se succèdent à toute heure du jour. Le carnet de réservation est plein à craquer et il est fréquent de devoir attendre plus d’un mois avant d’avoir la chance d’obtenir un rendez-vous, ce qui n’empêche pas les gens de se bousculer pour essayer d’entrer, voir ça au moins une fois dans leur vie. On se demande bien ce qui peut susciter un tel engouement, surtout quand on sait qu’à peine vous avez fait glisser la porte coulissante, deureureuk, et posé un pied dans le cabinet de consultation :

– Eh alors, mon salopard ! T’es pas un peu culotté d’oser venir trimballer toutes tes forces maléfiques chez moi ?

C’est ainsi que vous faites connaissance avec celui qui vous hurle dessus à vous vriller les tympans, et qui va continuer à vous engueuler sans vous laisser en placer une, ni le temps de souffler. Il faut dire que ce qu’il vous balance, c’est du lourd !

서울시 마포구 7770-17번지에는 빨간 대문 집이 하나 있다. 요사스런 기운을 풍기는 대문 색깔만큼이나 `미남당`이라고 쓰인 간판과 주소지 역시 요상하기는 매한가지다. 그럼에도 불구하고 연일 찾아오는 이들로 인해 문지방이 닳아 없어질 정도로 분주하고 시끌벅적하다. 매일같이 예약이 미어터져 자신의 순번이 돌아오기까지 한 달이 넘는 일도 부지기수이지만, 사람들은 어떻게든 한 번이라도 이곳을 찾아오려고 아우성이다. 그 이유가 무엇인고 하니, 창호지가 덧발라진 장지문을 드르륵 열고 방 안에 들어오는 순간.

– 네 이놈, 어딜 감히 부정을 달고 와!

라고 귀청이 떨어져라 고함을 지르는 이가 있는데, 다짜고짜 욕 들어먹은 당신이 항의할 틈도 없이 일갈이 이어질 것이다. 헌데 그 내용이 기가 막히다.

Musok, mudang et sin

Le chamanisme coréen (한국무속신앙 hanguk musok sinang) est un système de pensée animiste dont les racines, très anciennes, semblent de mêler aux pratiques chamaniques sibériennes d’Asie Centrale mais aussi chinoises (Perrin : 2001; Lewis : 1977). Bien qu’il existe de plusieurs appellations, c’est le terme musok 무속 / 巫俗 qui est communément employé ; issu du sino-coréen 무 mu, en chinois 巫 wu (‘chamane’, ‘sorcier’, ‘medium’). Le musok se repose sur un mode d’ordonnancement du monde où les humains cohabitent avec des entités invisibles (divinités, esprits, fantômes 신 /神 sin, mais aussi ancêtres 조상 josang).

Le rôle du chamane est donc de permettre la communication entre ces deux mondes afin d’en préserver l’équilibre (Kendall : 1998; Guillemoz : 2010). En Corée, les chamanes femmes (les plus nombreuses) sont souvent appelées mudang 무당 / 巫堂 ou encore manshin 만신, tandis que leur homologues masculins sont désignés comme gyok mudang 격무당 ou paksu mudang 박수무당 (Kendall : 1991). Il existe différents types de chamanes dont les héréditaires (sesup mu 세습무, qui forment des lignages) ou les charismatiques (kangshin mu 강신무, qui travaillent de façon indépendante – ce sont les plus représentatifs).

Se jouant allègrement des clichés, notre Beau Gosse Nam Han-jun, se fait passer pour un paksu mudang 박수무당 et demande à être appelé “Maître” (sansengnim 선생님 ‘professeur’) par ses clients. La version française le qualifie de « nécromant » ou jeomjaengi 점쟁이 ‘diseur de bonne aventure’. Imitant le comportement des chamanes charismatiques, il mime des possessions d’esprits, s’invente le patronage d’un esprit tutélaire (momju 몸주) au sein de son sanctuaire (shindang 신당 / 神堂), possède son propre réseau de clientèle et fait passer ses associés pour ses successeurs, ses enfants spirituels.

Un nécromant à la langue bien pendue qui n’hésite pas à houspiller ses clients fortunés. Il possède ainsi toutes les caractéristiques du chamane et n’hésite pas à utiliser le vocabulaire et les pratiques de la profession. Ainsi, en lieu et place du hanbok 한복 de cérémonie (mubok 무복 / 巫服), il porte des costards Armani, brandit des sonnailles faites de grelots scintillants (bangul 방울) dont le son métallique attire les bons esprits, et propose des oracles et talismans hors de prix. L’autrice s’est habilement inspirée de la dimension performative du chamane, qui se met littéralement en scène par des chants rituels (muga 무가 / 巫歌, que l’escroc remplace par des paroles de rap ou de pansori), des exclamations pleines d’émotion, des sauts et des danses menant à la transe.

Bon, allez, un talisman, et tu t’en vas.

거, 부적 한 장 쓰고 가봐.

Mais comment un tel bonimenteur arrive-t-il à maintenir la supercherie? S’il possède cette incroyable faculté de lire dans l’âme des gens, ce n’est pas grâce à ses pouvoirs spirituels mais à son expérience d’ancien profileur (peulopailleo 프로파일러) et surtout aux renseignements précieux apportés par sa petite équipe. En bon manipulateur, il emploie avec brio les données accumulées pour servir des divinations hallucinées et des possessions factices mais spectaculaires : « Alors Han-jun en transe se met à déblatérer une suite de mots incompréhensibles sans cesser de secouer ses grelots puis soudain s’arrête net. L’assistance stupéfaite retient son souffle. »

Han-jun commence à secouer la sonnaille. Les grelots tintent, ttallang ttallang ttallang, ils tintinnabulent… Tous ces petits chocs métalliques résonnent dans la pénombre. Ses pupilles contractés lui confèrent une allure redoutable. Le gamin se plaque contre la palissade avec un cri.

– L’Esprit est là, il vient, il vient…

Han-jun fait le coup des yeux révulsés. L’autre terrorisé à la vue de ces yeux blancs qui clignent violemment, se cramponne à la rambarde.

Han-jun, le Beau Gosse nécromant dans toute sa splendeur, source

Des morts et des vivants

Dans le chamanisme coréen, il est avant tout question de communication avec l’autre monde, un lieu lointain d’où proviennent les âmes des proches disparus mais aussi d’entités malveillantes et néfastes pour les vivants. Endossant un rôle de conciliateur et d’intercesseur auprès des divinités, le chamane apporte des réponses à ce qui est difficilement explicable. Il permet de communiquer avec l’âme des défunts et de participer au processus de guérison et de deuil. Ainsi, lors d’une cérémonie chamanique (gut 굿), l’esprit du proche disparu pourra descendre sur terre et exprimer ses regrets à sa famille ; il sera aussi possible de calmer l’âme d’un esprit courroucé pour qu’il puisse enfin trouver le repos et cesser de tourmenter ses proches. Les malheurs sont ainsi rationalisés par la parole du chamane qui offrira sa propre interprétation aux maux des ses patients.

Même Han-jun, aussi factice soit-il est capable d’apaiser par ses mots les difficultés de ses clients. Il parvient ainsi à persuader un adolescent de ne pas se suicider et sa mère de faire plus attention à son fils. En cela, il diffère singulièrement de sa rivale, la puissante mais mauvaise Tante Im, qui préfère user de son influence pour manipuler et corrompre les gens plutôt que de les aider à améliorer leur vie.

Normalement, les événements néfastes frappent comme la foudre, alors que les fastes murmurent. Si tu sais regarder autour de toi, tu verras que le monde te chuchote à l’oreille.

Ainsi qui dit chamane dit nécessairement esprits, et notamment esprits des morts. Le roman de Jung Jaehan est un polar humoristique qui se focalise sur une enquête criminelle et la dissolution d’un réseau pervers tentaculaire. S’il n’y a pas de fantôme, il y a des cadavres, des victimes qui demandent justice. Le funèbre et le chamanisme sont d’ailleurs intrinsèquement liés. Le cinéma ne s’y est pas trompé et nombres d’œuvres policières, horrifiques ou fantastiques emploient les figures du chamane et du fantôme, comme pour insister sur le rapport intime que nous entretenons avec les morts.

Ainsi, le drama Possessed 빙의 (2019) de la chaîne OCN met en scène une jeune chamane et un enquêteur luttant contre un mauvais esprit capable de posséder et de tuer les humains. Le thriller familial The Village: Achiara’s Secret  마을 – 아치아라의 비밀 (2015) ne cesse d’évoquer la disparition d’une morte. C’est sans compter la multitude de séries mettant en scène des héros capables de voir les fantômes, aptitude fréquemment associée aux pouvoirs des chamanes, comme The Great Shaman Ga Doo Shim 우수무당 가두심 (2021), Bring It On, Ghost 싸우자귀신아 (2016), Oh My Ghost 오 나의 귀신님 (2015), The Girl’s Ghost Story 소녀괴담 (2014), The Master’s Sun  주군의 태양 (2013) … La présence du surnaturel associé au chamanisme dans les œuvres audio-visuelles témoigne de l’attrait du public et de la survivance des chamanes dans la Corée contemporaine.

De gauche à droite : Affiches des dramas Possessed, The Village : Achiara’ s Secret, Bring It On, Ghost, The Girl’s Ghost Story, The Master’s Sun

Le beau gosse aux grelots semble d’ailleurs avoir séduit les producteurs, car une adaptation télévisée devrait voir le jour en 2022 avec les acteurs Seo In Guk 서인국 (Reply 1997, The Smile Has Left Your Eyes, Doom at Your Service) et Oh Yeon Seo 오연서 (My Sassy Girl, A Korean Odyssey, Mad for Each Other). Car, taillé pour le cinéma, le roman de Jung Jaehan prend des allures de scénario. Les descriptions sont ultras visuelles et s’imaginent comme des scènes filmées. L’utilisation massive d’onomatopées parsème le récit et lui donne une dimension sonore. L’écriture est vive et sans ambages, offrant un rythme soutenu et un dynamisme vibrant. Quand aux dialogues, ils sont écrits comme des répliques de films, ancrés dans une oralité familière voir outrancière. Les personnages s’insultent copieusement et se bastonnent avec ce goût pour le grotesque propre aux polars sud-coréens.

« Il essaie d’ouvrir les yeux. Y parvient à peine. Il a dû s’en prendre des sévères dans cette région. Ses lèvres écorchées le brûlent, il les essuie d’un revers de la main. Qu’elles tachent de sang.

– Merde, mon gagne-pain.

[…] Su-cheol est étendu à côté de lui. Il n’a pas pu suivre le déroulement des évènements mais manifestement celui-ci s’en est pris dix fois plus que lui dans la tronche. Han-jun entreprend de le réveiller en lui flanquant quelques baffes, sans qu’aucun résultat s’ensuive. « 

Bande annonce du roman

Divination, entre succès et polémique

Les pratiques magiques ayant trait au surnaturel ont toujours été teintées d’ambivalence. Simples croyances, mensonges illusoires ou véritables esprits invisibles? Difficile d’avoir un avis clair sur la question. Si rien n’affirme la véracité des pouvoirs spirituels, rien de démontre leur inefficacité. Dans une société où les individus se cherchent continuellement, tentent de vivre au mieux malgré des angoisses toujours plus présentes, le chamanisme, comme tout autre système de pensée, offre une voie de rationalisation, un soutien et un semblant de réponse.

La divinisation n’est pas nouvelle en Corée et fait partie du quotidien. Il est coutume pour les entreprises de faire appel à des chamanes pour connaître les meilleurs emplacements grâce à la géomancie ou de fixer les dates propices à l’organisation de mariages, funérailles, évènements ou autre. Se placer sous l’apanage des divinités, c’est surtout se garantir la présence de bons auspices pour le futur: « Vous ne devez pas en parler à la légère. Sans rituel de la chance, il est plus que probable que notre avenir soit pestiféré. Rien de ce qu’on entreprend ne marche », déclare ainsi une actrice à un PDG malchanceux qui va s’empresser de prendre rdv avec Han-jun.

En parallèle du chamanisme coréen qui protège des mauvais esprits, éloigne la malchance ou soigne les âmes, il est possible de rencontrer des diseurs de bonne aventures utilisant le saju (사주/四柱), des devins ou des astrologues adeptes de chiromancie ou de tarot. La lecture du destin est un business qui séduit une jeune génération en quête de sens et on observe une résurgence des pratiques divinatoires, mêlée de nouvelles technologies au sein de cafés de voyance branchés qui cohabitent avec les tentes érigées à la va-vite dans la rue. Très proches des séances de voyance occidentales, ces consultations rapides et bon marché permettent notamment de connaître sa compatibilité amoureuse.

Le pouvoir que vous avez utilisé pour jeter des malédictions, il va se retourner contre vous. Car la vie est un miroir. 

자신의 힘을 저주에 썼으니, 그대로 돌아올 겁니다. 인생은 거울이니까.

Mais toute pratique possède ses dérives, et le chamanisme n’a pas acquis sa mauvaise renommée sans raison. Outre le lent travail de dépréciation orchestrée par le pouvoir au cours de la dynastie Joseon par des lettrés néo-confucéens bien décidés à garder le monopole du pouvoir religieux, l’époque moderne et les différents gouvernements se sont appliqués à faire disparaitre des ‘superstitions arriérées’ (mishin 미신 / 迷信) (Walraven : 1993). Ajouté à cette histoire mouvementée, les chamanes ont acquis la réputation peu flatteuse d’arnaqueurs abusant de la crédulité de leur clients en monnayant des pratiques à des tarifs exorbitants.

Le sanctuaire du Beau Gosse ferme à 18 heures. La raison officielle s’énonce ainsi : « Si je vous fais une divination la nuit, les forces lunaires sont telles que vous, simple client, risquez de vous retrouver englué par un esprit », quant à la vraie raison, c’est qu’ « un dîner gastronomique, c’est le luxe en soi », devise autoproclamée de Han-jun.

Il suffit de voir le portrait peu reluisant que certains dramas offrent à ces personnages, notamment féminins, pour constater combien cette image négative est devenue archétypale. Dans la série historique Hometown Legends 전설의 고향 (2008), la chamane prend des allures de sorcière adepte de magie noire et lanceuse de macabres malédictions, tout comme dans Mirror of the Witch 마녀보감 (2016) ou The Moon Embracing the Sun 해를 품은 달 (2012). Dans sa version contemporaine, elle prend la forme d’une femme d’âge mûr, outrageusement maquillée, vêtue de vêtements bariolés, le regard acéré et la gouaille agile, toujours prompte à faire payer au prix fort ses prestations de devineresse.

De gauche à droite puis de haut en bas : Les multiples versions de la mudang à la télévision (Hometown Legends; Moon That Embraces The Sun, The Village, Mirror of the Witch, Possessed) et un exemple de paksu mudang (Possessed)

A ce titre, le roman semble s’inspirer du scandale politico-religieux Choi Soon-sil 박근혜-최순실 게이트 ayant eu lieu en 2016 et qui a conduit à la destitution de la présidente Park Geun-hye 박근혜. Une sombre affaire d’influence entre la fille d’un prédicateur mi chamane mi évangéliste d’une « Église de la vie éternelle » Choi Soon-sil, et la fille du général Park Chung-hee 박정희 (à la tête du régime autoritaire en 1962-1979). Corruption, abus de pouvoir, falsification… des magouilles dans lesquelles nombres de puissants étaient impliqués et qui ont grandement choqué l’opinion publique. Cette question de l’influence des chamanes dans la sphère politique a d’ailleurs été abordée en 2020 dans le drama The Cursed 방법 où la jeune mudang Jung Ji So 정지소 (Parasite), aidée de Uhm Ji Won 엄지원 (The Silenced), s’oppose au pouvoir destructeur de la puissante gourou Jo Min Soo 조민수 (Pieta).

Fort heureusement, la figure jadis si méprisée des chamanes tend à reconquérir ses lettres de noblesse. Outre le travail de préservation mis en place par le gouvernement pour protéger ce patrimoine immatériel vivant, l’attrait de la jeune génération pour les pratiques ésotériques donne un nouveau souffle à la profession. Les dramas les plus récents offrent une vision bien plus positive de ce surnaturel de l’ordinaire comme en témoigne les séries fantastiques : Sell Your Haunted House 대박부동산 (2021), The Witch’s Diner 마녀식당으로 오세요 (2021), The Great Shaman Ga Doo Shim 우수무당 가두심 (2021), The Uncanny Counter 경이로운 소문 (2021) , Hotel del Luna 호텔 델루나 (2019), The Ghost Detective 오늘의 탐정 (2018), The Guest 손 (2018).

De gauche à droite : Affiches des dramas Sell Your Haunted House, The Witch’s Diner, The Great Shaman Ga Doo Shin, The Uncanny Counter, Hotel del Luna
SOURCES :

NB : Ceci n’est qu’un minuscule aperçu de la richesse incroyable du chamanisme coréen. J’ai puisé allègrement dans mon ancien mémoire de recherche (dont je me refuse à vous donner le lien tant il comporte de lacunes. Comme quoi, relire son travail des années après permet de prendre du recul). Je ne vais donc pas m’étendre sur le sujet (que j’affectionne particulièrement) car j’ai bien l’intention de revenir dessus plus tard tant il y a de choses à dire. Je vous propose quand même quelques sources bibliographiques pour les plus curieux d’entre vous :

  • BIDET, Eric (trad.) ; COLLECTIF. Traditions, rituels, croyances, anthropologie coréenne. Paris : Les Indes savantes, coll. « Monde coréen », 2005
  • COLLECTIF. Korean Shamanism, Revivals, survivals, and charge. Séoul : The Royal Asiatic Society Korea Branch, 1998
  • GUILLEMOZ, Alexandre. La Chamane à l’éventail, Récit de vie d’une mudang coréenne suivi de La chamane et l’ethnologue. Paris : Imago, 2010
  • KIM Keum-Hwa. Partageons le bonheur, dénouons la rancœur. Récit de la chamane aux dix mille esprits. Paris : Imago, 2015
  • SETH, Michael J. Une histoire de la Corée, de l’Antiquité à nos jours, An History of Korea, From Antiquity to the Present. Lanham (Maryland) : Rowman & Littlefield, 2011, XI-573p.

Plongée dans le folklore slave : la Baba Yaga

Baba Yaga est une figure du folklore slave présente dans toute l’Europe de l’est. Sa silhouette voûtée, aisément reconnaissable, se faufile entre les arbres et son rire grinçant résonne, créant effroi et crainte même chez les plus courageux. Mais qui est-elle réellement? Selon une ancienne croyance russe, l’âme s’échappe du corps des défunts sous la forme d’un oiseau ou d’un papillon ; celles des petites grands-mères s’envolent comme un papillon babochka бабочка (Forrester). Suivons celle de la baba …

Baba Yaga, la bien-nommée

La langue slave est sans article, Baba Yaga n’est donc pas un nom propre ni un personnage unique (Gruel-Apert). Il existe ainsi plusieurs baba yaga même si les récits font généralement référence à un seul individu (Forrester). Elle possède une infinité de noms et de formes régionales bien que le nom « Baba Yaga » soit employé partout (Cherepanova). Ainsi, les russes la nomment Baba Yaga Баба Яга mais aussi Yagishna Ягишна / иагишна, Iagonishna иагонишна / ягонишна, Egi Baba еги-баба, Yagaya Ягая, Yagabova Ягабова, Egabova Егибова, Egibaba Эгибаба, Egibisna Эгибисна, Egiboba Егибоба, Aga Gnishna Ага Гнишна, Baba Igipuvna Баба Игипувна (Novikov : 1974). Sous forme plurielle, les Baba Yaga deviennent Baba Iagi баба яги / баба иаги ou Iagishny иагишны (A. Johns).

Les variantes sont nombreuses dans les pays slaves pour la désigner. Dans les pays frontières, très proches de la Russie, la dénomination est similaire. En Biélorussie, on l’écrit Baba Yaga Ба́ба-Яга́, Baba Yuga Ба́ба-Юга́, Yaginya Ягіня ; en Bulgarie, Baba Yaga Ба́ба Я́га, mais encore Baba Yazya Баба-Язя, Yazya Язя, Yazi Baba Язі-баба, Hadra Гадра ou Iuga юга en Ukraine et dans la région du Smolensk (Novikov : 1974) ; ainsi que Indzhi Baba Инджи баба dans les Carpates ukrainiennes (Dunaievs’ka : 1987). En Pologne est devient Jędza ou Babojędza ; pour les tchèques, Ježibaba, Jedibaba, Jedubaba ou Jezinka mais on la désigne aussi comme ‘la femme de la forêt’ Lesnaya Baba. En Slovaquie de l’est, elle est Iezhibaba, Izhuzhbaba, Hyndzhi Baba ou encore Ezhibaba (Hyriak : 1965-79). En Moravie, il existe ördögbaba, issue du hongrois ördög ‘démon’ (Jan Machal : 1891). Pour finir, les serbes la nomment Baba Jega баба jега, šumska majka шумска мајка ‘Mère de la forêt’, Baba Korizma баба коризма ‘Grand-mère du Carême’, Gvozden Zuba гвозден зуба ‘Dent de fer’ ; les slovènes, Jaga Baba ou Ježi Baba ; et les sorabes Wjerbava, Wurlavu, Pripolnica (S. Zochios).

Golubechkova Svetlana Petrovna, Голубечкова С.П, Baba Yaga Баба Яга, 2007, coll. inconnue

Une première énigme nous vient de l’étymologie du nom Baba Yaga. Le composant Baba est présent dans toutes les langues slaves et signifie communément ‘grand-mère, grand-père, mère de la mère’ ainsi que ‘vieille femme’ ou ‘femme mariée’, ‘femme du peuple’ (Trubachev : 1959). Il est dérivé de l’indo-européen *b(h)ab(h)-, dont est issu le baby anglais, l’allemand bube ‘garçon’ et l’italien babbo ‘père’. En vieux slave, le terme baba Баба est le diminutif de babyshka бабушка, un nom commun employé pour qualifier une sage-femme (babka, Бабка) ou une sorcière (vedma, ведьма), devenu la ‘grand-mère’ babushka бабушка en russe moderne (A. Johns ; Zochios). Dans le langage populaire, la baba (‘la bonne femme’, ‘la paysanne’) est l’équivalent féminin du moujik Муж (‘le paysan’) et se distingue de la ‘jeune fille’ (devka, девка) ou ‘vierge’ (deva, дева). D’un point de vue péjoratif, la baba, c’est la femme mariée vieillissante de basse classe sociale, émotionnellement instable, à la sexualité active mais peu attirante (Forrester) ; ou un homme timide et peu viril caché dans les jupes de son épouse (A. Johns).

L’origine du terme Yaga Яга est plus obscure. Selon la Vieille Église Slave, il serait issu de jędza ‘maladie’, du serbo-croate jeza ‘horreur’, ‘frisson’, du slovène jeza ‘colère’, du tchèque jezinka ‘mauvaise nymphe des bois’, ou du polonais jędza ‘mégère’, ‘furie’ (A. Johns). Il se rapproche des verbes russes iagat ягат ‘crier’, ‘jurer’, ‘maudire’ ou egat егат ‘enrager’, ‘brûler férocement’ (Cooper : 1997). D’autres y voient le jaeger ‘chasseur’ germanique, ou le yaya ‘horrible’ comparé à jeaz ‘frisson’ ou jezivo ‘terrifiant’ des langues slaves du sud (Bosnie, Croatie, Serbie). Yaga pourrait aussi être assimilé au lituanien nuengti ‘torturer’, à l’anglo-saxon inca ‘douter’, ‘peine’ et au vieux norrois scandinave ekki ‘peine’, ‘inquiétude’ (Preobrazhenskii : 1959 ; Vasmer : 1958). Une autre piste suppose que Yaga aurait des origines indo-européennes. Stepanov y discerne le grec Jason, le dieu romain Janus ou les divinités hindoues Yama यम, dieu lunaire de la Mort, et Yamuna / Yami यमुना, sa sœur solaire ; tandis qu’Afanassiev l’assimile au proto-slave *oZ et au sanskrit áhi अहि ‘serpent’. Il pourrait aussi être dérivé du mongol eke ‘mère’ ou du turc ekä ‘tante’ (I.N. Berezin). En définitive, ce terme nébuleux reste indéchiffrable mais suggère bien le caractère ombrageux de l’énigmatique sorcière.

Ivan Bilibine, Illustration pour « Vassilissa la Belle » Василиса Прекрасная, lithographie, 1899

Baba Yaga et la littérature populaire

Les premières mentions de Baba Yaga datent du XVIIIe siècle dans des traités savants de littérature populaire, tandis que le premier conte où apparaît Baba Yaga est publié en 1820 par Mikhail N. Makarov dans le poème narratif Le chrétien Krivich et Yaga (Krivich Kristian i Yagaya, Кривич христианин и Ягая) (A. Johns). Les recueils de contes initiaux compilent les ouvrages originaux d’auteurs et de textes traduits de l’Occident, d’adaptations libres de bylina былина (chants épiques ou ballades héroïques des XIe-XVIe) et de la littérature populaire issue des romans d’aventure, des arts visuels et de récits oraux.

Vers 1766-1768, Tchoulkov compile un recueil de contes littéraires russes sous le titre Le Persifleur (Peresmechnik, Пересмечник)  (M. Guister). En 1770-74 M. D. Tchulkov publie le Recueil de chants populaires, en 1776 le Dictionnaire des superstitions russes, puis en 1787 le ABC des superstitions, des sacrifices païens, et des coutumes de mariage en Russie (Abevega Russkih soueverij, Абевега Русских суеверий) et le Recueil de chants slaves. D’autres collectionneurs d’histoires poursuivent ce travail comme Vasilii Levshin avec Les Contes Russes (Russkie skazki, Русские сказки) consacrés aux héros bogatyr’s богатырь des bylina.

Ces recueils d’histoires destinés aux milieux populaires sont méprisés par les élites et il faut attendre le XIXe siècle pour que des folkloristes étudient le conte avec une démarche scientifique. Les textes de traditions orales sont ainsi retranscrits avec plus de fidélité notamment les Contes populaires russes (Narodnye rousskie skazki, Народные русские сказки) d’Alexander Afanassiev (Александр Афанасьев, 1826-1871) rédigés en 1855-1864 puis complétés et commentés en 1936-1940 dans une 5e édition devenue une référence. Dans le but de préserver un art de la narration orale en voie de disparition, les chercheurs collectent les récits auprès des interprètes, notamment masculins, car l’observateur étranger se heurte à la méfiance des femmes qui n’osent pas dévoiler leur savoir ; en résulte un répertoire incomplet et genré (Nikiforov : 1930).

File:Vasnetsov samolet.jpg
Viktor Vasnetov (1848-1926), Le Tapis Volant, représentation d’un héros du folklore russe, Ivan Tsarévitch, Ковёр-самолёт, 1880, huile sur toile, Musée des Beaux-Arts de Nijni Novgorod

On apprend ainsi que les contes furent à l’origine une forme de magie destinée à distraire les esprits sylvestres. Dans certaines régions de Russie et d’Ukraine, réciter des contes ou des énigmes est interdit en été, où les agneaux sont jeunes, pour tenir éloigner les esprits néfastes des animaux domestiques (Zelenin : 1934). La performance du conte, sa localité (en forêt pendant la chasse ou la coupe du bois), sa temporalité (soirée ou nuit), le statut spécial du conteur (perçu par certains villageois comme un sorcier), son genre (souvent masculin), suggèrent que les contes russes servaient de fonctions de chasse rituelles maintenant oubliées (Senkina : 1988).

Poutrant, dans les récits slaves, les narrateurs insinuent que leurs histoires n’ont rien à voir avec la vie réelle ; un conteur conclue même sur ces mots : « Voilà toute l’histoire, et je ne peux plus mentir » (Vot i skazka vsya da bol’she vrat’ nel’zya, Вот и сказка вся да больше врать нельзя) (Razumova & Senkina : 1974). Vers le XIXe d’autres conteurs jouent de la frontière ténue entre fiction et réalité en transposant leurs récits sous le règne de Nikolai Nikolaevitch ou durant les temps anciens, le surnaturel côtoyant les saints orthodoxes sans être contestés (Zelenin : 1914).

Baba Yaga est ainsi présente dans l’imagerie populaire russe des XVIIe-XVIIIe siècles siècles sous la forme de loubok Лубок (loubki au pluriel), un livre de colportage, analogue aux livres d’Épinal, aux illustrations colorées et satyriques gravées sur bois. Dans une gravure de 1760, on la voit montée sur un cochon ou sanglier en train de se battre avec un crocodile ou karkadil, animal fantastique du bestiaire médiéval multicéphale, à la fois lion, loup et diable. Dans ces illustrations, Baba Yaga porte le letnik brodé des femmes aisées du XVIe-XVIIe, un bonnet de femme mariée ou bien des cheveux défaits indécents ainsi que le lapti des paysans. Son physique n’est guère avantageux, ses traits sont grossiers, elle est bossue et dansante. Certains détails intriguent comme la présence sautillante d’un paysan moujok ou celle de fioles de vin et de bateaux. Ces représentations singulières semblent être des satires politiques du couple impérial formé par Pierre le Grand et Catherine Ire (D. Rovinski). Il pourrait aussi s’agir d’images comiques et divertissantes, à consonance misogyne (K. Bogdanov).

« Baba Yaga jambe-de-bois montée sur un cochon combat le crocodile infernal« , Баба Яга деревянная нога едет с каркаркадилом дратися на свинье с пестом, loubok russe satirique du début XVIIe siècle

Le royaume-tombeau

La demeure de Baba Yaga se situe à la frontière entre les mondes, « tout près de l’habitat des hommes : au bord de la rivière, dans la forêt proche où les héros vont simplement chercher des champignons » (Nobikov). Son repère est isolé du monde humain, perdu au cœur d’un labyrinthe sauvage : la forêt (Vassilissa ; La plume de Finist, clair faucon), le sommet d’une montagne (Ilia de Mourom et le dragon) ou de l’autre côté d’une rivière de feu (Maria Morevna). C’est un non-lieu, une borne frontière, où le héros en errance se rend pour accomplir sa quête, souvent marqué par une zone de marge, un « territoire liminaire » comme une clairière (N. Belmont). Dans l’imaginaire russe, la route symbolise le non-être, un lieu hors-norme qui échappe au tissu social de la communauté (Tatiana Ščepanskaja). Hors du cercle social, le voyageur n’a plus de statut, ni de protection parentale ; il est en dehors de la société humaine.

La vision de son domaine à de quoi faire frémir : « une maison entourée d’une palissade d’ossements humains, que surmontaient des crânes qui semblaient vous regarder ; les battants des grilles étaient faits de jambes, les verrous de mains, et la serrure d’une bouche aux dents pointues. » Les grilles et les portes n’obéissent qu’à leur propriétaire, et les crânes luisent comme des lanternes. L’un des éléments les plus emblématiques de Baba Yaga est sa maisonnette zoomorphe. Il s’agit généralement d’une hutte (khatka, хатка) de bois ou de plomb perchée sur des cuisses de poulet (Izbúshka na kúr’ikh nózhkakh, Избу́шка на ку́рьих но́жках), parfois sur des pattes de chèvre (Na koz’ikh nozhkakh, на козьих ножках) ou des cornes de bélier (Na baran’ikh rozhkakh, на бараньих рожках). Elle est aussi décrite comme une isba изба, cette petite maison faite de bûches taillées, présente dans tout le nord de la Russie et en Scandinavie. Une tradition ancienne voulait que les cabanes soient placées sur des souches de bois afin de les protéger de la pourriture du sol marécageux, leur donnant l’apparence de huttes sur pattes.

Ivan Bilibine (1876-1942), Vassilissa Василиса, lithographie, 1899 ; Isba à pattes de poulet, Illustration pour la série « Conte de Fées Сказки », lithographie, 1899

Cette isba semble dotée d’une volonté propre, elle est capable de tourner sur elle-même, imitant la rotation terrestre (Forrester). Les visiteurs doivent réciter une formule traditionnelle pour que la maison daigne se tourner vers eux et présente sa façade : « Cabane, cabane! Tiens-toi dos à la forêt et fais moi face ! » (Izbushka, izbushka! Stan’k lesu zadom, a ko mne peredom !, Избушка, избушка ! Станьк лесу задом, а ко мне передом !). La porte d’entrée cachée, située du côté opposé au monde des vivants, empêche le visiteur de passer, faisant de l’isba un poste frontière psychopompe (S. Zochios). En Scandinavie, la porte des habitation n’est jamais orientée vers le nord, car c’est la demeure de la Mort (Náströnd ‘la rive des cadavres’), le niveau inférieur, situé sous l’Arbre-Monde Yggdrasil, qui selon l’Edda (épopée mythologique islandaise du XIIIe siècle) est le siège de la déesse infernale Hel.

La hutte est un édifice mobile, entre ciel et terre, mi-objet, mi-animal, qui fait corps avec sa propriétaire. Car Baba Yaga repose de tout son long et occupe tout l’espace, s’étirant d’un coin à l’autre de la cabane comme un cadavre reposant dans un cercueil (Forrester). Une défunte aveugle à l’odorat affûté qui s’exclame à l’arrivée d’un visiteur : « Fu, fu, ça sent l’esprit russe ! » (Fu, fu, russkim dukhom pakhnet ! Фу, фу, русским духом пахнет!), l’équivalent du « Pouah ! Je sens la chair fraîche ! » Les morts reconnaissent instantanément le souffle / l’odeur des vivants (Zhivoj dukh, Живой дух) mais souffrant de cécité, ils sont incapables de voir les vivants tout comme les vivants ne perçoivent pas les morts (A. Johns). Cette hypersensibilité sensorielle est caractéristique des êtres de l’autre-monde (G. Kabakova). On avait donc coutume de se protéger des esprits malveillants grâce à des plantes odorantes comme l’oignon, le radis, le chou, l’ail, l’absinthe, l’encens ou la myrrhe.

« L’affreuse Baba Yaga jambe-de-bois, avec des pieds si grands qu’ils sortaient par les fenêtres, une bouche sans dents et un nez qui avait poussé jusqu’au plafond. »

Couverture du livre de conte russe pour enfants Baba Yaga Баба Яга , 1908 ; Aleksander Lindeberg (finnois, 1917-2015), illustration d’un conte issu des Russian Folk Tales, 1967

Singulière physionomie

Une fois arrivé devant la cabane, le héros fait la rencontre de son occupante. Elle arrive avec fracas depuis le ciel ou ouvre la porte avec un rire strident. Sa particularité physique est d’avoir une jambe unique constituée de matière solide ou métallique : os, argile, fer, or ou acier. Elle est décrite par l’épithète rythmique de « Baba Yaga jambe-en-os » (Baba iaga kostyanaya noga, Баба яга костяная нога), ce qui accentue son appartenance au monde des morts. Son moyen de locomotion est encore plus atypique : « Elle monte dans un mortier, se propulse avec un pilon et efface ses traces avec un balai » (v stupe edet, pestom pogoniaet, pomelom sled zametaet, в ступе едет, пестом погоняет, помелом след заметает). Ces objets composent l’ensemble des outils utiles à une femme pour préparer les herbes alimentaires ou médicinales, ou pour moudre le grain (A.Johns).

Son apparence des plus repoussantes incarne la transformation du corps vieillissant : un nez crochu immense « qui ratisse le charbon » (nosom ugol’ia grebet – носом уголья гребет) ou « qui pousse jusqu’au plafond » (nos v potolok ros, нос в потолок рос), une dent en fer qu’elle affûte avec soin (on dit qu’elle « ne gâte que ses dents », Sebe tol’ko zuby portit, Себе только зубы портит), des seins pendants qu’elle porte en bandoulière, un dos voûté et bossu (A. Johns). Si les parents des héros sont souvent qualifiés de vieilles personnes (‘le vieil homme’, ‘la vieille mère’) à même d’avoir des enfants, Baba Yaga semble bien plus âgée, presque immémoriale, gardant à jamais l’apparence d’une vieillarde édentée et terrifiante à la santé de fer.

T. Ivanitskaya, Baba Yaga, Illustration du conte « Finist le Faucon » Пёрышко Финиста ясна сокола, date et lieu inconnus

Sa physiologie exagère les attributs féminins : elle possède des seins qui traînent et « jaillissent dans le jardin » (tit’ki cherez gryadku vesnut, титьки через грядку веснут), « seins énormes, mamelles posées sur l’étagère, de l’isba bondit la baba Yaga, le cul noueux […] » (V. Propp). Dans l’imaginaire populaire slave, la poitrine féminine est l’abri de l’âme et son opulence est valorisée (G. Kabakova). Le folklore est peuplé de créatures plantureuses comme la sylphide russe roussalka русалка (roussalki au pluriel) ou la nymphe bulgare samodiva самодива. Parfois ces êtres surnaturels enlèvent les nouveau-nés ou allaitent les bébés abandonnés comme la boginka polonaise.

L’apparence grotesque de Baba Yaga, l’hypertrophie de ses organes de reproduction et l’absence d’un homme à ses côtés semblent suggérer une fécondité strictement féminine, écho d’un stade où la reproduction semblait indépendante de la participation masculine. Baba Yaga l’androgyne serait capable de parthénogenèse, l’enfantement sans fécondation mâle, ce qui génère une crainte et une jalousie masculine dont témoignent les descriptions péjoratives de son corps (JJ. Bachofen ; Shapiro). Baba Yaga serait un avatar d’un matriarcat originel, fondé sur un système gynocratique dominant (pouvoir politique détenu par les femmes) et une famille matrilinéaire (filiation par la mère), ridiculisé ensuite par le patriarcat comme une culture primitive (JJ. Bachofen).

D’ailleurs Baba Yaga est mère sans être épouse. Les récits se focalisent sur la maternité (« mamelles ou tétons enroulés à un crochet ») sans évoquer sa sexualité. Le nombre et la nature de sa descendance évolue : parfois trois filles démoniaques et un fils serpent, ou 77 filles aux allures de sorcières (A. Zochios) que l’on surnomme les Iagishny Ягишный / Yagishna Ягишна, les ‘filles de Yaga’ (Shapiro). Dans certaines versions, elle a une fille unique qui est soit un double de sa mère qui finit par être mangée par celle-ci, soit un personnage bénéfique, parfois fiancée au héros et qui cherche à échapper à l’emprise maternelle (Prince Danila Govorila). Elle se prénomme Egishna Эгишна, Egidichna Егидична, Egibisna Эгибисна (Cherepanova : 1983) ou encore Yagarnushka Ягарнушка (Balashov).

Ivan Bilibine (1876-1942), Vassilissa, Василиса, 1899, lithographie ; Baba Yaga issue de « Vassilissa la Belle », Василиса Прекрасная, lithographie, 1900, coll. privée

Sorcière diabolique

Baba Yaga possède les pires caractéristiques : croquemitaine, cannibale, cruelle, laide et adepte de magie. Dans une Europe de l’est influencée par la religion chrétienne, elle est fréquemment associée au diable et aux sorcières : ved’ma ведьма ou ‘vieille femme sorcière’ (starukha koldun’ya, старуха колдунья) en russe, vid’ma відьма en ukrainien, viedźma ведзьма en biélorusse (A. Johns ; Karnaukhova : 1928). Certains la considère comme la tante ou la maîtresse des sorcières (Federowski : 1897), elle utilise un balai pour se déplacer (metly, метелы) et se rend aux rassemblements infernaux (Afanassiev). Il est aussi possible qu’elle soit ‘la grand-mère du diable’ qui apparaît dans le diction russe injurieux « Va chez la grand-mère du diable ! » (Idi k chertovoi babushke ! Иди к чертовой бабушке !), équivalent à notre « Va au diable ! »

La naissance de Baba Yaga, rapportée par certaines légendes, témoigne de la mauvaise nature du personnage. Ainsi il est dit que le diable fit cuire dans un chaudron les douze pires mégères connues, tout en goûtant le mélange infâme en crachant et éternuant ; et de cette mixture jaillit Baba Yaga. De même, dans les loubok, le diable, chimiste et savant à ses heures, tenta d’extraire l’essence du mal ultime (apanage des femmes) mais échoua lamentablement et brisa la fiole contenant la sorcière qui en perdit ses jambes. Le créateur malchanceux lui en procura une nouvelle paire en os, lui appris la sorcellerie et lui offrit un mortier et un pilon comme moyen de locomotion (G. Kabakova).

Les entités féminines démoniaques sont d’ailleurs légions dans le folklore slave. On craint en Russie la présence de la ‘Femme du Midi’ (Poludnitsa, полудница ) et de la ‘Femme Seigle’ (Rozhitsa, рожьица), esprits diaboliques sans mari, gigantesques et cannibales (Efimenko : 1877). En Biélorussie, Baba Yaga se confond avec la nuisible Jaginia Джагиния ; en Roumaine avec Muma Pădurii la ‘Mère de la Forêt’. En Ukraine, la ‘Grand-mère de fer’ (Zalizna Baba, зализна баба) hante les jardins et enlève les enfants (Kalyn : 1972 ; Chubinskii : 1872). On parle aussi dans la région de Pskov à la frontière de l’Estonie de la ‘Vieille Bossue’ (Baba Gorbata, Баба Горбата) et de la ‘Moissonneuse’ (Pozhinalka, Пожиналка), entités femelles maîtresses des champs (A. Johns). Les sorcières sont présentes dans les récits slovaques sous la forme de la Ježibaba et de la Bosorka ; de même qu’en Moravie orientale et chez les Valaques où la Bosorka čarodejnice ‘sorcière’ et la Kuželnice ‘magicienne’ agissent dans l’ombre (J. Polivka). Cette Bosorka maléfique a la réputation de voler le lait des vaches dans les Carpates ukrainiennes et l’on raconte même que Baba Yaga y suce le sein des filles (L.Vinogradova).

Vania Zouravliov, Baba Yaga, dessin, 2013 (?), coll. inconnue

Dans le folklore polonais, les sorcières czarownica sont intimement liées au diable et ont la réputation de se rendre aux nuits de sabbat sur le Mont Chauve Łysa Góra (Malinowski ; Pellowski). L’histoire du pays se souvient des nombreux procès de sorcellerie tenus entre le XVII et le XVIIIe siècles. L’influence de la religion chrétienne occidentale s’est faite forte dans la culture polonaise qui a dès lors associé les créatures païennes aux démons de l’église (K. Vandenborre).

En Roumanie, différentes figures évoquant la Baba Yaga peuplent le folklore et attestent de la puissance de la sorcellerie rurale et de la persistance des superstitions populaires comme la Mama Ileana ou la Baba Hârca (V. Alecsandri). La plus connue reste Baba Cloantza, ‘la vieille édentée’, qui joue dans les contes le rôle d’une vieille devineresse adepte de magie et vivant en périphérie du village. Cette étrange femme possède la capacité d’aspirer les angoisses via une dimension performative de la parole : ses mots exercent un puissant pouvoir. Cette importance du langage magique est très présente dans l’imaginaire paysan ; on y parle des chants ensorcelants des ielele, de l’oraison mélancolique du doïna, de la voix hypnotique de la Baba Cloantza. La récitation d’une formule magique prend la forme d’une invocation descântec aux multiples effets (S. Ferent).

Baba Cloantza est mère d’une nombreuse progéniture ; des héros humains hors du commun ou des filles allégoriques : Baba Dochia d’origines daces ; Mama-Noptii Mère de la Nuit entourée de créatures vampiriques ; Saintes Mardi, Vendredi, Mercredi, Jeudi, métaphores de déités gréco-romaines (Mars, Venus, Mercure, Jupiter). Dans un poème de Vasile Alecsandri de 1821, la Baba Cloatza s’éprend d’un bel éphèbe qu’elle poursuit de ses assiduités. Face au refus du malheureux, elle invoque des démons (Fiară-Verde, Sânge-Rosu, Hraconi, vârcolac – êtres vampiriques mangeurs du soleil et de la lune) avant que l’aube ne l’emporte en enfer. Dans un ancien chant populaire intitulé Holéra ‘Choléra’, la Cloantza incarne la Mort et prend des allures de ‘Furies de l’enfer’ aux cheveux reptiliens, mélange original du syncrétisme entre paganisme et christianisme (S. Ferent).

P. Fergyusson П. Фергюссон, Baba Yaga, date et lieu inconnus

Ogresse-mère

Mais la face la plus sombre de Baba Yaga est son goût morbide pour la chair humaine qui éveille la peur primaire d’être dévoré par l’autre. Le cannibalisme ou anthropophagie, du grec anthropos ἄνθρωπος ‘humain’ et de phagia φαγία ‘consommer’, nous est immonde et inconcevable ; cela semble être le fruit de la folie, de la plus extrême barbarie. Baba Yaga qui se régale de la chair d’enfants innocents est un monstre sanguinaire terrifiant qui échappe aux lois de la société.

La consommation cannibale engendre une transformation du héros : de nature, de statut et de forme. Le cannibalisme déstabilise la frontière entre humanité et animalité, le consommé perd son statut privilégié de prédateur pour devenir une proie. Son être est ingéré par autrui, il passe de l’extérieur libre à un intérieur clôt, d’une entité unique à un ensemble plus large, d’un sujet conscient et animé en un objet inanimé (Sinnett-Smith). Le cannibale lui-même subit une métamorphose en ingérant sa victime : le corps de Baba Yaga est composé de ceux qu’elle engloutit. L’acte de manger un autre être vivant est un rite initiatique menant à la maturité et à l’incorporation dans la communauté.

D’un point de vue psychanalytique, le motif de l’avalement de l’enfant évoque un retour au sein maternel, un équivalent mortifère de l’acte érotique de l’enfantement (J. Bellemin-Noël). Le conte inverse le désir de l’enfant de fusionner avec sa mère, et son agressivité affective cannibale prend les traits d’une ogresse-mère qui extériorise la pulsion de l’enfant (N. Belmont ; G. Roheim). Baba Yaga est un fantasme compensatoire qui manifeste les angoisses refoulées de dévoration et les tensions infantiles du stade oral (C. Rousselet).

Selon Freud, lors de sa période œdipienne, l’enfant découvre sa sexualité et transpose sur sa mère ses angoisses de castration. La création d’un personnage féminin violent aux forts pouvoirs oraux permet de calmer ces craintes inconscientes au cœur d’un « roman familial » dans lequel les parents deviennent des avatars idéalisés (père tout puissant = héros masculin) ou diabolisés (mère castratrice = sorcière cannibale) (M. Robert). Baba Yaga incarne la menace orale de la vraie mère dont le héros-enfant doit apprendre à se détacher en devenant autonome (Winnicott). Le conte se focaliserait donc sur la relation mère-enfant et révélerait l’inconscient ethnique de chaque individu (Olga Periañez-Chaverneff : 1983). Pour Jung, Baba Yaga est une émanation de l’archétype de la Déesse Mère issue de l’inconscient collectif ; tandis que chez Marie-Louise von Franz, elle est une divinité cosmique dualiste à la fois bonne et mauvaise.

Viktor Vasnetsov (1848-1926), Baba Yaga, Баба Яга, huile sur toile, 1917, Maison-musée Viktor Vasnetsov, Moscou, Russie

Baba Yaga la Bienveillante

Baba Yaga paraît mauvaise mais cache en vérité une nature plus contrastée. En tant qu’entité liée au monde féminin, Baba Yaga possède des attributs appartenant à la sphère domestique comme le foyer ou le filage. Son isba peut être juchée sur une quenouille, et Baba Yaga est parfois occupée sur un métier à tisser ou invite l’héroïne à filer la laine à sa place. Elle joue aussi un rôle important dans la protection de la fertilité : en tant que dévoreuse d’enfants elle donne un sens aux phénomènes inexplicables comme la mortalité infantile ou l’infanticide (F. Hetmann).

On la voit souvent trôner sur le poêle traditionnel russe (Russkaya pech’ русская печь), ce fourneau de brique et de plâtre parfois ornementé de tuiles au dessus duquel on installe souvent une couche pour dormir. C’est la place la plus chaude et confortable, réservée aux hommes. Le foyer est associé à un utérus, un réceptacle des âmes mortes et des ancêtres, un conduit de la mort à la renaissance (Joanna Hubbs). Derrière le four vit le domovoï домово́й, l’esprit protecteur du foyer, un être petit, poilu et barbu qui assure la sécurité de la maison.

Illustrations d’un livre de conte russe pour enfants, Baba Yaga Баба Яга , 1908

Si Baba Yaga est souvent cruelle dans le folklore slave occidental, certaines variations locales la présentent sous un meilleur jour. Ainsi, en Slovaquie, la Ježibaba agit en donatrice sous la forme de trois sœurs (qui évoquent les fatae ou les fées) (S. Zochios). Les fées issues du latin fatum ‘destin’ rappellent les Parques romaines Parcae ou les Moires grecques Μοῖραι, ces divinités mythologiques qui filent la destiné des mortels, créant, déroulant et coupant le fil de la vie. Le filage est donc le symbole du destin et de la volonté divine. C’est un motif courant dans le folklore européen et nombreuses sont les légendes assimilées au tissage ou au filage d’étoffes (comme les célèbres Rumpelstilzchen / Nain Tracassin des frères Grimm ou La Belle au bois dormant de Charles Perrault).

Lors de la période de la Nativité liée au cycle Carnaval-Carême, se manifeste en Savoie et en Isère la fée nocturne Naroua qui punit les dentellières et le fileuses qui travaillent à minuit et les jours fériés (Zochios). Il en va de même pour la sainte grecque Agía Paraskeví Αγία Παρασκευή. À l’inverse, la Baba Cloantza du folklore roumain semble rire de cette activité, elle qui se dit laide d’avoir trop filé. Une autre figure similaire est présente dans le folklore slave : nommée Perchta ‘la brillante’ dans les Alpes germaniques, Pehtra en Slovénie ou encore Pechtra Baba Jaga Печтра баба яга en Russie, elle agit comme une divinité du foyer domestique qui inspecte et punie les fautes liées au filage. Esprit gardien des normes du travail féminin, elle se rapproche ainsi des fées médiévales française Satia ou de Dame Abonde selon le Thesaurus pauperum rédigé par Jean XXI en 1468.

La tradition populaire slave orientale évoque la chrétienne Paraskeva Pyatnitsa Параскева Пятница qui protège les récoltes et interdit aux femmes de filer le vendredi. C’est la sainte patronne des femmes, célébrée le 28 Octobre, aux portes de l’hiver, saison de la mort et donc de Mokosh, la déesse mère et terre humide qui préside aux récoltes mais aussi à la vieillesse, au froid et aux enterrements. Elle retient le vie prisonnière jusqu’au printemps, ingère les défunts tout comme Baba Yaga dévore le humains, dans le cycle naturel de la vie.

Viktor Britvin виктор бритвин (1955-), Illustration du conte « Vassilissa la Très Belle », date et lieu inconnus ; Nikolai Nikolaievich Karazin (1842-1908), Baba Yaga, gouache, 1889, coll. inconnue

Guide et initiatrice

Baba Yaga est issue des contes populaires, plus précisément du conte de fée ou ‘récit de magie’ (volshebnaia skazka, волшебная сказка) (M. Guister). Dans sa Morphologie du conte de 1928, Vladimir Propp explique que la narration du conte de fée est régie par une structure répétitive caractéristique. Il distingue 31 fonctions, c’est à dire des actions particulières nécessaires au développement de l’intrigue. Par exemple, on retrouvera dans une histoire une absence ou un éloignement initial qui finira par un mariage ou un couronnement. Le conte présente aussi 7 types de personnages déterminés par leurs actions et leur fonctions : l’agresseur, le donateur, l’auxiliaire, la princesse, le mandateur, le héros et le faux-héros. La place de Baba Yaga est ambiguë car elle agit à la fois comme un donateur et comme un agresseur, mêlant des « qualité hostiles et hospitalières » (V. Propp).

La rencontre avec Baba Yaga est une épreuve comportementale genrée vouée à tester le courage du héros et la politesse de l’héroïne qui doivent l’intimider ou l’amadouer afin de s’en faire une alliée (S. Zochios). Baba Yaga en tant que guide et auxiliaire fait passer des épreuves « qualifiantes » en menaçant et/ou imposant des tâches impossibles à accomplir ou des travaux domestiques (N. Belmont). Dans les contes où Baba Yaga menace de manger le héros, le garçon réussit à la vaincre par la ruse (Ivachko et la sorcière, Tomassounet, Prince Daniel) là où la fille reçoit de l’aide extérieure en récompense de sa générosité (Les oies sauvages, Vassilissa). Le cannibalisme reste généralement une menace jamais mise en action (J. Sinnett-Smith). Sous sa forme généreuse, elle conseille et offre son aide, donnant des chevaux ou oiseaux pour le voyage, des armes ou des outils utiles, et désigne la voie vers le but désiré (V. Propp).

Couverture des Contes de l’isba, illu. Ivan Bilibine, trad. H. Isserlis et B. Auroy, Boivin et Cie. Editeurs, Paris, 1949 ; (Image du haut) Ivan Bilibine (1876-1942), « Puis il a dit au revoir à Yagoya avec une âme joyeuse », Illustration pour « Le conte des trois tsars divas et Ivashka, le fils du prêtre » de A.S. Roslavlev, lithographie, 1911 ; (Image du bas) Extrait du film d’animation La Princesse Grenouille Царевна-Лягушка de Mikhaïl Tsekhanovski (1954)

Le héros du conte russe est archétypal. Il est souvent nommé Vasil Василий ou Vassilissa (dérivé du grec Basil / Basileus Βασιλεύς signifiant ‘roi’) ou Ivan Иван (du russe médiéval Ioann) tout comme le Johannes germanique, raccourci en Hans, le Jack / John des contes britanniques et américains, ou le Jean français. L’héroïne est généralement une princesse ou une jeune fille à la beauté éclatante, symbole de vie et le jeunesse. Elle incarne les vertus de piété, de docilité et de confiance en la bénédiction maternelle contre laquelle Baba Yaga est impuissante. L’enfant est sous la protection de ses ancêtres et de sa lignée familiale selon la notion de « double foi » du christianisme populaire russe (F. Conte). Dans certaines versions, elle est orpheline ou souffre des mauvais traitements infligés par sa marâtre ; Baba Yaga agit alors comme une figure maternelle envers elle. Cette figure virginale est parfois enlevée par un antagoniste masculin aux traits reptiliens comme un dragon, le diable, Ouragan, ou Tchoudo-Youdo. L’autre grand méchant des contes de fée est Kochtchéï l’Immortel (Koshchéy Bessmértnyy, Коще́й Бессме́ртный), un magicien squelettique qui cache son âme dans des objets extérieurs à son corps et que le héros doit débusquer pour le vaincre et libérer la belle.

Sous leur apparente simplicité enfantine, les contes recèlent de nombreuses significations ; ils nous éclairent sur la condition humaine, la vie et la mort, l’initiation sexuelle, la vieillesse … (Belmont : 1999). Les contes aident les jeunes à accepter et comprendre leur place dans la culture traditionnelle qui est la leur. Notamment pour la jeune fille dont le mariage au sein d’une autre famille signifie le départ dans un nouveau foyer et la cohabitation sous l’autorité de la belle-mère. Il existe un rituel des plaintes de mariage qui consiste à pleurer la future mariée, destiné à éloigner le mauvais œil et à ne pas tenter le destin en ayant l’air joyeux. Car le mariage est la mort de la vierge, tout comme l’entrée dans l’âge adulte est la mort de l’enfance.

Viktor Vasnetsov (1848-1926), Kochtcheï l’Immortel, Кащей Бессмертный, huile sur toile, 1917, Maison-musée Viktor Vasnetsov, Moscou, Russie

La vraie nature de Baba Yaga

Comment comprendre alors la nature réelle de Baba Yaga, cette entité versatile qui se montre bienveillante ou sans merci, qui aide à fuir ou prend en chasse, à la fois ogresse et amie ? Si l’on en croit les textes de Propp, les formes fondamentales du conte sont liées à des éléments issus d’anciennes représentations religieuses car « c’est de la religion au conte que se dessine le mouvement et non pas l’inverse » (V. Propp ; M. Cabaj). Il existe donc une genèse enracinée dans la réalité historique qui laisse les traces d’anciens systèmes archaïques (chasse, exogamie, transmission du trône …) (M. Cabaj).

Baba Yaga est une initiatrice cadavérique et mortifère qui garde l’entrée du monde des morts (V. Propp). Ce monde souterrain slave (preispodnyaya, преисподняя, ‘l’après-monde près du sous sol’) est lié à la Terre-Mère (Mat’-Zemlya, Мать-Земля) au corps à la fois fertile aux récoltes et lieu où pourrissent les cadavres (A. Johns). Elle est aussi un génie de la nature qui vit isolé au cœur de la « profonde forêt » (les – лес) et règne sur une faune sauvage et dangereuse (La Belle des Belles) (Gruel-Apert). Elle est une divinité dont les différents rôles correspondent aux trois fonctions duméziliennes : la sagesse et le lien au sacré, la fonction guerrière, la fonction de fertilité / fécondité liée aussi à la mort) (G. Dumézil ; A-N. Malakhovskaya). Baba Yaga prend aussi les traits de la Mère Russie, déesse aux triple visages, à la fois vierge, mère et vieille femme (J. Hubbs).

Jusqu’au XIXe siècle, les folkloristes identifiaient Baba Yaga à une ancienne déesse païenne slave Mokosh, une divinité souterraine similaire à la grecque Perséphone (Chulkov : 1782 ; Guthrie : 1795). Selon cette théorie initiale de la « mythologie solaire », les contes auraient des origines communes aux anciens mythes Indo-européens tandis que les récits folkloriques seraient des expressions métaphoriques de phénomènes météorologiques (A. Johns). Comme la Baba Jaudocha d’Ukraine occidentale ou la dame Huld germanique qui contrôlent les changements climatiques : elles secouent les taies d’oreillers en plume pour faire tomber la neige, remuent la bobine de lin pour faire gronder le tonnerre, filent la Voie Lactée avec un rouet (L. Motz).

Baba Yaga serait donc la personnification de l’orage et de l’hiver (Afanasiev). Ses objets magiques (mortier et pilon, chevaux cracheurs de feu, tapis volant ou épée animée) incarneraient son contrôle sur les nuages, le tonnerre et les éclairs. Divinité cannibale du climat qui dévore la lumière solaire dans l’obscurité de la tempête tout comme les âmes humaines, elle est aussi la gardienne de la mortalité qui influence le destin des défunts dans l’autre-monde (Potebnia). Et si Baba Yaga représente le froid mortel, ses filles symbolisent l’été comme en atteste la légende slave de l’est de Paraskeva Pyatnitsa Параскева Пятница  : le soleil Nedelia неделя ou Dimanche, entité femelle, est l’enfant de Yaga, Pyatnitsa ou Vendredi.

Mais Baba Yaga appartient au culte populaire contrairement aux divinités du panthéon de l’ancienne religion païenne slave. Les dieux du culte païen « haut aristocratique » ont ainsi vu leurs noms préservés par la littérature écrite dans des chroniques historiques là où les entités mineures, disparues des mémoires, sont devenues des personnages imaginaires. C’est pourquoi la Déesse Mère Mokosh Мóкошь ‘humidité’, patronne des femmes et de leurs travaux, a perduré alors que Baba Yaga, perçue comme une ancienne déesse, s’est vue rétrogradée (A. Johns).

Viktor Vasnetsov (1848-1926), Trois princesses du royaume souterrain, Три царевны подземного царства, huile sur toile, 1884, National Art Museum of Ukraine (NAMU), Kyiv, Ukraine

D’autres encore voit en Baba Yaga l’incarnation d’une Déesse Mère femme-oiseau paléolithique, humanisée au Néolithique (M. Shapiro), voir d’une déesse androgyne (S. Richards), au culte composite entre chamanisme et totémisme (M. Gimbutas). Elle prend parfois des allures de guerrière et de chasseresse. Elle commande les trois cavaliers du ciel : l’aube, le soleil et la nuit (Vassilissa), possède une armée (Prince Ivan et Beloy Polyanin) et part au combat sous la forme d’une cavalière armée de feu et d’un bouclier incandescent (Petit Bout, Ivachko-Ourseau).

Comme le suggère sa jambe en os, Baba Yaga serait une femme hybride, un dragon femelle (drakaina, Дракайна), dont l’apparence mi humaine mi animale révélerait son dualisme profond. Selon Afanassiev, le nom de Baba Yaga serait issu du sanskrit áhi अहि ‘serpent’ et supposerait donc une origine reptilienne à cette étrange sorcière. À l’instar des êtres légendaires anguipèdes comme les lamia Λάμια néohelléniques, les drangùe du folklore albanais, ou encore la fée Mélusine ou la Vouivre françaises (S. Zochios). Le reptile est souvent un ennemi. Sous la forme d’un serpent ou d’un dragon, il enlève l’héroïne (Roule-petit-pois), ou tente de la dévorer (Pomme de Jeunesse et le Royaume d’en bas, Le dragon et le tzigane). En langue slave, le serpent zmeya змея, issu de zmelya Земля ‘la terre’, est un animal sortit du sol gardien du foyer, détenteur de richesses et du pouvoir de guérison, qui parfois aide le héros (Hélène la Magicienne) (Gruel-Apert).

Baba Yaga est aussi associée aux oiseaux comme en atteste sa maison-gallinacée, sa jambe en os et sa capacité à voler. Dans le paganisme des anciens slaves, les morts malfaisants non baptisés (nav’i, навьи) se changent en oiseaux et en coqs déplumés et attaquent les femmes et les enfants (B. Rybakov). Autre figure du folklore européen, la strix ou striga (στρίξ, στριγός), issue de la mythologie de l’Antiquité classique, est un oiseau de mauvais augure capable de métamorphose et dévoreur de chair humaine. Ce vampire féminin hante les forêts polonaises, personnification démoniaque d’une femme morte en couche (K. Vandenborre).

Il existe dans le folklore russe, d’étranges créatures ailées, les Alkonost Алконост, les Sirin Сирин et les Gamaïoun Гамаюн, aux bustes de femmes et aux corps d’oiseaux. Ces entités célestes vivant près du paradis, forment un trio de créatures prophétiques évoluant à la frontière de la vie et de la mort. Êtres à la voix magique, ils connaissent les secrets de l’avenir et symbolisent les vertus de la sagesse, de la connaissance et la volonté de Dieu, composant pour les saints de l’église orthodoxe de merveilleux hymnes divins. Seul Sirin est néfaste aux mortels pour qui le chant ensorcelant fait perdre tout sens de la réalité, les menant à la mort, à l’instar de ses cousines les sirènes grecques. Pour se prémunir de cette mélopée funeste, on tire des coups de canons et on sonne les cloches afin de couvrir le son fatal par le bruit des vivants. Seul un homme heureux peut supporter l’écoute de son chant ; et bien rare encore sont ceux capables de l’apercevoir, car l’oiseau symbole d’harmonie et de joie éternelle est aussi rapide et fugace que la félicité est ardue à attraper.

Victor Vasnetsov (1848-1926), Sirin et Alkonost, Oiseaux de joie et de chagrin, Сирин и Алконост. Птицы радости и печали, huile sur toile, 1896, Galerie Tretyakov, Moscou, Russie

BABA YAGA ET LE CINÉMA

Si Baba Yaga est avant tout un personnage de conte, elle s’est lentement infiltrée dans les écrans de télévisons et le cinéma. Avec la venue au pouvoir du Parti Communiste en URSS (Union des républiques socialistes soviétiques, Союз Советских Социалистических Республик) en 1922, la pensée marxiste influence la perception de la littérature populaire. Le folklore est alors perçu comme vantant l’idéologie des classes dominantes, une glorification des tsars et de la monarchie responsable de l’oppression du peuple (A. Johns). Dans un soucis d’organisation rationnelle du système éducatif, Baba Yaga et ses pairs sont bannis par le parti dès 1918. Le rejet des contes ruraux païens connaît une apogée en 1924 où Nadejda Krupskaïa, présidente du comité central de l’éducation politique, organise un nettoyage des bibliothèques.

C’est à travers le cinéma que la Baba Yaga va resurgir en servant les intérêts de la politique culturelle soviétique. Le conte et le folklore sont réhabilités afin de promouvoir les valeurs conservatrices du nationalisme soviétique (G. Kabakova). En 1936, à l’époque stalinienne, deux studios de films pour enfants et d’animation sont crées : le Soïuzdetfilm Союздетфильм et le Soïuzmultfilm Союзмультфильм. Le réalisateur Alexandre Ro’ou Александр Роу (1906-1973) adapte ainsi en 1937 la fable Par l’ordre du brochet, (Po shchuchemu veleniyu, По щучьему веленью) et en 1939 le conte Vassilissa la Très Belle (Vasilisa prekrasnaya, Василиса Прекрасная). La terrible Baba Yaga est alors incarnée par l’acteur Gueorgui Milliar Георгий Милляр (1903-1993).

Les adaptations filmiques servent d’outils pédagogique pour véhiculer l’idéologie communiste aux jeunes. Dans Vassilissa, l’héroïne de conte devient une travailleuse honnête souffrant de l’oppression de ses frères et épouses, des exploiteurs ridicules aristocrates qui symbolisent la lutte des classes. À l’image de la résistante Zoïa Kosmodemianskaïa (Зо́я Космодемья́нская, 1923-1941) devenue martyre et héroïne de l’Union Soviétique après avoir été pendue par les nazis à l’âge de 18 ans, Vassilissa est un modèle à suivre, prête au sacrifice. Le méchant Zmeï Gorynytch qui enlève la jeune fille vit dans une montagne industrialisée et inhumaine, tandis que Baba Yaga, qui symbolise l’ancien système féodal, incarne un monde sylvestre hostile et parasite. Ces deux entités menacent la survie du héros résistant et les frontières de la nation russe.

Постер фильма
Affiche du film « Vassilissa la Belle » Василиса Прекрасная de Alexander Ro’ou, 1939, Soïuzdetfilm, inspiré du conte « La Princesse Grenouille » Царевна-лягушка

À travers l’image, le cinéma forge un nouveau vocabulaire nationaliste en s’inspirant de l’art et de la culture populaire russe (musique instrumentale avec des gousli гусли, typographie de livres médiévaux, costumes traditionnels) poussé par le narodnost народность, le nationalisme russe qui exalte le sentiment national. Cet orgueil culturel était déjà présent sous le règne très conservateur de Nicolas Ier, au cours duquel les artistes ont forgé l’iconographie de Baba Yaga (L. Dehgan). Dans les années 30, l’animation russe utilise massivement la méthode « éclair » employant la rotoscopie crée par l’américain Max Fleisher en 1915 (cinéma en prise de vue réelle qui permet d’animer rapidement des mouvements réalistes), sans parvenir à casser leur image de sosie de Disney (L. Dehgan). Baba Yaga en tant que personnage typiquement russe et symbole national fort, devint une actrice récurrente des œuvres télévisuelles.

Après la mort de Staline et la succession de Khrouchtchev, le studio Soïuzdetfilm devient en 1947 le studio Gorki ; et le personnage de Baba Yaga évolue à son tour. Alexandre Ro’ou réalise en 1964 le film en couleurs Morozko Морозко dans lequel la sorcière devient une bienfaitrice grincheuse. Le mal ne vient plus d’un monde surnaturel mais des humains aux mille défauts. Avec Par feu et par flammes (Ogon’, voda i… mednyye truby, Огонь, вода и… медные трубы ) de 1968, Baba Yaga s’humanise et marie sa fille ; puis dans Les Cornes d’or (Zolotye roga, Золотые рога) de 1972, elle chante, danse et flirt avec des gobelins lechïï. Les films vantent les valeurs conservatrices d’une Russie comparée à une Mère-Patrie sacrée et des figures masculines fortes viennent en aide à l’héroïne, comme le gouvernement qui protège le peuple tel un père autoritaire (M. Shpolberg).

Par ses attributs, sa silhouette et sa garde-robe de paysanne, Baba Yaga incarne un code visuel inchangé qui fédère le public. Elle est un symbole populaire apprécié des spectateurs, capable de s’adapter à chaque époque. De ses débuts en 1938 dans le dessin animé des sœurs Brumberg, Ivachko et Baba Yaga (Ivaško i Baba Jaga, Ивашко и Баба Яга), à des films plus modernes où on la voit décoller comme une fusée, mélanger magie et science pour affronter l’ours olympique Micha (Baba Yaga est contre ! Baba jaga protiv !, Баба яга против! 1979-1980) ; en passant par des trésors de poésie comme le classique La Princesse grenouille (Carevna ljaguška, Царевна лягушка) de 1957, Baba Yaga ne manque pas de surprendre.

Le conte traditionnel continue d’influencer les histoires horrifiques (strashilka, страшилка) et le cinéma contemporain (Grechina & Osorina : 1981), comme en témoigne le film d’horreur russe Yaga. Nightmare of the Dark Forest (Yaga. Koshmar tomnogo lesa, Яга. Кошмар тёмного леса) réalisé par Sviatoslav Podgaevsky sorti en 2020. Preuve s’il en est de son importance dans l’imaginaire collectif, elle fait même une apparition dans le troisième volet de la franchise américaine Hellboy de Neil Marshall sorti en 2019. La légende de Baba Yaga se poursuit donc encore aujourd’hui.

De gauche à droite : Affiches des films Par feu et par flammes 1968 ; Les Cornes d’or 1972 ; Ivachko et Baba Yaga 1938 ; Baba Yaga est contre! 1979-1980

Immortelle Baba Yaga

Étrange Baba Yaga qui, avec son caractère d’ogresse et son corps animal, agit hors du cercle social ; pour toujours étrangère à la communauté. C’est portant elle qui guide les jeunes dans leurs rites de passage vers la maturité. Terrible gardienne, elle veille sur la frontière qui séparent les vivants du monde souterrain. Le héros passe par sa hutte pour se rendre dans un au-delà dont il reviendra transformé. Car le conte de fée illustre la règle de l’exogamie, le mariage hors de la communauté, par le départ d’un héros-enfant qui quitte son foyer, afin de renaître sous forme adulte et trouver un.e époux.se dans un pays lointain (M. Cabaj ; Meletinskii : 1969). Avec l’évolution des modes de vie, les divinités sylvestres sont devenues agraires, ; les mythes de simples contes pour enfants qui inversent et illustrent la lente décadence des rites (M. Cabaj). Baba Yaga est ainsi devenue une sorcière malvoyante en lieu et place d’une divinité extralucide ; elle ne contrôle plus le feu sacré qui a tendance à la brûler vive, et le héros la surpasse là ou l’initié respectait son guide (A. Johns).

Baba Yaga est une figure ambivalente à l’image du paradoxe fondamental de la nature (J. Hubbs : 1988). Une nature à la fois nourricière et assassine, qui cache en son sein nombre de forces surnaturelles. Car le panthéon slave dénombre une variété impressionnante de créatures, comme les liéchi леший, les hommes des bois sylvains, et leurs homologues féminins leshachikha Лешачиха, ou les beregini Берегини, ces divinités féminines des berges de rivières qui protègent la vie animale et patronnent les chasseurs (Boris Rybakov). Quant aux ruisseaux, ils sont hantés par les roussalki (русалки / русалка), les esprits des jeunes filles suicidées ou des enfants non baptisés, à la beauté enchanteresse mais mortelle; similaires à la nymphe-fée blonde vila slave du sud (les fameuses vélanes, mascottes de l’équipe de Quidditch bulgare dans Harry Potter).

Baba Yaga est un personnage singulier du folklore russe et une figure nationale (Cherepanova : 1983). Entité familière, elle est présente dans la culture populaire, de la vieille tradition orale aux livres et films d’animations (Ivanitskaia : 1984). Sa présence dans le folklore de l’Europe de l’est, son apparition constante dans les récits depuis au moins 200 ans et la stabilité de son iconographie démontrent le conservatisme et l’unicité slave d’un passé païen antérieur aux divisions nationales (K. Vandenborre). Devenue une supère héroïne russe (#russiansuperhero), elle possède même un compte Instagram officiel et déambule dans les rues de Moscou, faisant rire aux éclats les passants à défaut de les faire hurler de peur.

Affiche du film Morozko de Alexandre Ro’ou (1964), avec Georgy Millyar interprétant une Baba Yaga magistrale
SOURCES :
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  • Cabaj, Magdalena. « Baba Yaga pourra-t-elle jamais être belle et bonne ? », Revue Sciences/Lettres, n°4, 2016
  • Collectif; Forrester, Sibelan. Baba Yaga : The Wild Witch od the East in Russian Fairy Tales, University of Mississippi Press, USA, 2013
  • Conte, Francis. « La Russie, les pauvres, la mort », Ethnologie française, vol. vol. 37, no. HS, 2007, pp. 61-64.
  • Dehgan, Lauren. « Baba Yaga, construction et évolution d’un mythe animé en Russie », À l’Est de Pixar : le film d’animation russe et soviétique, Solvo, Presses de l’INALCO, 2019, pp 48-49
  • Ferent, Simona. « Baba Cloantza, la Yaga édentée du folklore roumain », Revue Sciences/Lettres, n°4, 2016
  • Gruel-Apert, Lise. De la paysanne à la tsarine : La Russie traditionnelle côté femme, Imago, Paris, 2007
  • Gruel-Apert, Lise. « La Baba Yaga et les autres personnages surnaturels du conte merveilleux. Forment-ils un système ? », Revue Sciences/Lettres, n°4, 2016
  • Gruel-Apert, Lise. Le monde mythologique russe, Imago, Paris, 2014
  • Guister, Marina. « Les études sur le conte merveilleux en Russie », Féeries, n°6, 2009
  • Hubbs, Joanna. Mother Russia : the Feminine Myth in Russian Culture, Indiana Univ. Press, Bloomington, Ind., 1988
  • Jaubert, Ernest. Contes populaires russes, coll. Contes et légendes de tous les pays, Fernand Nathan éditeur, Paris, 1957
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  • Kabakova, Galina. Aux origines du monde : Contes et légendes d’Ukraine, Paris, Flies France, 2009
  • Kabakova, Galina. Aux origines du monde : Contes et légendes de Russie, Paris, Flies France, 2005
  • Kabakova, Galina. « Baba Yaga dans les louboks« , Revue Sciences/Lettres, n°4, 2016
  • Kabakova, Galina. « Le projet du Dictionnaire de motifs et de contes types étiologiques chez les slaves orientaux », Revue des études slaves, LXXXIX 1-2, 2018, pp. 155-168
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  • Propp, Vladimir Jakovlevič. Les Racines historiques du conte merveilleux, Gallimard, Paris, 1983
  • Propp, Vladimir Jakovlevič. Morphologie du conte suivi de Les Transformations des contes merveilleux et de l’Étude structurale et typologique du conte, Seuil, Paris, 1973
  • Propp, Vladimir Jakovlevič ; Forrester, Sibelan (trad.). The Russian Folktale, Wayne State University Press, Detroit, Michigan, 2012
  • Rimasson-Fertin, Natacha. « La Baba Yaga sur la route vers l’autre monde : une rencontre cruciale pour le héros du conte », Revue Sciences/Lettres, n°4, 2016
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  • Vandenborre, Katia. « Portrait d’une Baba Yaga polonaise », Revue Sciences/Lettres, n°4, 2016
  • Zochios, Stamatis. « Baba Yaga, les sorcières et les démons ambigus de l’Europe orientale », Revue Sciences/Lettres, n°4, 2016

Chen Jiatong – La Quête du Renard Blanc : La Pierre mystérieuse

Humanité animale

Chen Jiatong 陈佳同 est né en 1987 dans la province du Shandong 山东省 / 山東省, à l’est de la Chine. Diplômé en 2012 d’une maîtrise en ingénierie à l’Université d’Aéronautique et d’Astronautique de Pékin dite Beihang 北航大學, il occupe depuis un poste dans le commerce international. Passionné par la littérature occidentale, c’est un lecteur fervent de Harry Potter de J.K. Rowling, Les 13 1⁄2 Vies du Captiaine Bluebear du dessinateur allemand Walter Moers, Momo de Michael Ende, La Toile de Charlotte de l’américain E.B. White, et Le Vent dans les Saules du britannique Kenneth Graeme.

C’est à l’université qu’il commence à écrire une première ébauche de Dilah le Renard Blanc et la Pierre de Lune (Báihú dí lā yǔ yuèliàng shí 白狐迪拉与月亮石). Six ans plus tard, il propose son livre à Wang Ruiquin, le rédacteur chinois de Harry Potter à la Maison d’édition de la Littérature Populaire. Le premier tome de la série de Dilah le Renard Blanc (Báihú dí lā xìliè 白狐迪拉系列, White Fox) est publiée en 2014 et rencontre un grand succès populaire. Il est nommé Meilleur Livre pour enfant de 2019 par le Financial Times 金融时报.

De gauche à droite : Couvertures de l’édition chinoise, américaine et française

Dilah est un petit renard polaire qui vit seul avec ses parents, entouré de leur amour exclusif, loin de toute autre présence. Chaque soir, le jeune renardeau s’endort, bercé par la voix de sa mère qui lui conte les légendes millénaires des animaux. Mais Dilah a un secret : il rêve de vivre parmi les humains, ces créatures fascinantes, et de partager leur vie si passionnante, car « les hommes sont les maîtres de l’univers. Ils n’ont peur de rien. » Or une nuit fatidique, il retrouve sa mère mourante, blessée par le fusil d’un chasseur. Son père lui non plus ne reviendra pas. Dans un soupir, elle lui confie un précieux souvenir : un objet mystérieux pouvant le conduire au trésor d’Ulla. Une Pierre de Lune capable de le changer en humain. Armé de son courage et de sa détermination, Dilah entame une longue quête semée d’embûches, poursuivit par les féroces renards bleus.

La saga de Dilah, fut inspirée par une « expérience merveilleuse«  vécue par son auteur, à l’âge de cinq ans : « Je me rappelle m’être réveillé, une nuit de pleine lune, et avoir aperçu une forme blanche devant la fenêtre de ma chambre. La silhouette était humaine, avec des oreilles pointues de renard, et elle émettait un rayonnement argenté. » Cette vision spectrale qui évoque les femmes-renardes de la mythologie chinoise a marqué l’enfance de Chen Jiatong. Après s’être beaucoup interrogé sur l’origine d’une telle apparition, visite d’un esprit ? émanation d’une vie antérieure ?, cette rencontre onirique lui a donné l’impulsion de créer une histoire fantastique sur un petit renard rêvant de devenir humain.

Les éditions Casterman ont fait le choix de retranscrire la version anglaise, elle-même traduite du texte original chinois par Jennifer Feeley. On lui doit des expressions originales comme l’animalien classique (classical animalese). Certains noms ont aussi dû être transposés dans une phonétique occidentale comme la ville fictive de Labuer 拉布尔 devenue Lapula ; ou des prénoms comme Jens (金斯 Jinsi) ou Ulla (乌拉 Wula). La traductrice française Nathalie Serval s’est elle aussi confrontée aux difficultés des jeux de mots et s’est appuyée sur la version anglaise pour nommer le phoque Colbert dit joyeux Coco, qui en version originale se nomme Daniel (丹尼尔 Danni’er) et dont l’une des syllabes est l’homonyme de ‘œuf’ (蛋 Dan), rebaptisé Egbert (Egg ‘œuf’) par Jennifer Feeley. Ce roman pour enfants à la particularité d’être une traduction dérivée du chinois, une langue complexe et d’une grande ambiguïté. Les maisons d’éditions semblent avoir fait le choix de simplifier l’écriture originale afin de la rendre plus accessible pour le jeune public occidental. Il semble donc que les modifications du livre ait été réalisées en accord avec l’auteur.

« Tout au nord, près du pôle, la nuit est paisible et silencieuse. Soudain, une lueur bleutée surgit à l’horizon et se déploie tel un voile chatoyant sur le velours noir du ciel piqué d’étoile. »

De gauche à droite : Couvertures de l’édition anglaise, tome 1 et 2 illustrés par Viola Wang

Bestiaire fabuleux

Chen Jiatong fait intervenir une multitude d’espèces dans son récit et la présence des animaux chez un auteur d’origine chinoise laisse sous-entendre de multiples interprétations. Les animaux (de dòngwù 的动物), littéralement ‘chose qui bouge’, imprègnent tout les aspects de la vie chinoise. Les récits historiques mythiques évoquent la présence de divinités mi-humaines, mi-animales, issues d’une époque où le territoire chinois était occupé par des tribus diverses, identifiées par des totems bestiaux (J. Pimpaneau). De nombreuses divinités possèdent des attributs composites comme des ailes, des dents de tigres, une queue, un corps de serpent … Les animaux ont été employés comme métaphores, symboles, doubles des humains. Ils sont même présents dans le calendrier, car toute personne naît sous le patronage d’un des douze signes du zodiaque.

Les Chinois, peuple d’observateurs avisés, ont mis au point un système complexe de comptage du temps sous le règne de L’Empereur Jaune Huang Ti (v. 2637 av. J-C). Les années ont été regroupées en cycle chronologique de soixante ans, et chaque année du cycle est nommée avec l’un des dix caractères des Tiges Célestes (Tiāngān 天干, dix soleils) auquel s’ajoute les caractères des Douze Branches Terrestres (Dìzhī 地支, douze lunes), portant le nom des douze signes du zodiaque. Ces signes forment des constellations qui fixent la position du soleil chaque mois. Ces étoiles génèrent des influences plus ou moins bénéfiques pour les affaires de l’humanité tant et si bien que l’almanach officiel les liste avec attention et, selon les recommandations des devins, établit les dates des rites, fonctions ou plaisirs (J. Pimpaneau).

Les bêtes shòu 獸 sont divisés en cinq classes, dont chacune est représentée par une créature : les animaux à plumes sont incarnés par le phénix, celles à fourrure par la licorne-cerf Qilin, les créatures à écailles par le dragon, celles possédant une carapace par la tortue, et les êtres à peau nue sont assimilés aux humains. Les chinois distinguent six espèces d’animaux domestiques et comestibles : cheval, bœuf, mouton, porc, chien et poulet. Certains animaux sont nocifs comme les serpents, centipèdes, scorpions, lézards ou geckos, ainsi que les crapauds. Le 5e jour du 5e mois lunaire, des méthodes magiques étaient invoquées afin de se débarrasser de ces créatures nuisibles, en invoquant le dieu Zhong-kui secondé par le coq (D. Cao).

Au cours du récit, Dilah voyage à travers le monde, faisant défiler une grande galerie de paysages : banquise, forêt de conifères, toundra, plaine ou champ agricole. Les animaux qu’il croisent sur son chemin semblent symboliser à la fois leur environnement et un élément : l’eau pour la banquise et les créatures marines, l’air pour la toundra et l’aigle, la terre et le bois pour les lapins et les fouines vivant dans des terriers, le feu pouvant être associé au fougueux cheval sauvage galopant dans la plaine aride ; quand au métal, il est forgé par les hommes pour créer des fers, des armes, voir même leur propre cœur.

Le paradoxe du renard

Le héros du récit, Dilah (Dila 迪拉), est un renardeau polaire (Báihú 白狐 ‘Arctic fox’) à la blancheur immaculée qui évoque la pureté. Bien que Dilah soit un renard arctique Vulpes lagopus, il est assimilé à son cousin le renard roux Vulpes vulpes. D’ailleurs, Chen Jiatong distingue son héros de ses homologues les renards bleus alors qu’ils font tous partie de la même espèce, le renard polaire ou Isatis, dit aussi Renard Bleu. Pour les peuples de Sibérie (Nenets, Tchouktches et Evenki), les renards comme les loups, les ours ou les rennes, sont des êtres spirituels dotés d’une âme et protégés par un gardien divin (G. Ksenofontov).

Le fait d’avoir choisit un renard pour incarner le héros de son histoire n’est pas anodin pour Chen Jiatong. Car le renard 狐狸 húlí n’est pas considéré comme un animal ordinaire en Chine. C’est un être marginal, sauvage et impossible à domestiquer, qui se nourrit de volailles, tout en faisant preuve d’une grande intelligence. Sa position liminaire et son étrangeté ont nourri l’imaginaire. Il s’agit d’un esprit familier de la mythologie est-asiatique possédant des pouvoirs magiques, adepte de mauvais tours et de métamorphoses. Il existe sous la forme de Kitsune 狐 / キツネ au Japon, de hồ ly tinh au Vietnam, ou encore de gumiho 구미호 en Corée. Dans les pays du sud-est asiatique subtropical, le renard est remplacé par des viverridés et mustélidés (belettes, putois, fouines, civette) (Nguyên Du).

Selon l’illustre lettré Ji Yun 紀昀 (1724-1805), les renards se situent « à mi-chemin des hommes et des bêtes, des morts et des vivants, des immortels et des démons. » (R.Huntington). Il n’y a pas de distinction claire entre l’animal réel et son homologue surnaturel dans l’imagination populaire. On retrouve la présence d’esprits-renards sous les Six Dynasties jusqu’à l’époque impériale dans des récits en langues classiques comme les Notes de l’étrange (zhiguai 志怪) ou les nouvelles (chuanqi 傳奇) ; avant que les histoires surnaturelles ne soient perçues comme des superstitions (míxìn 迷信) à oublier (X. Kang).

Ces récits mettent en scène des Huxian (胡仙 / 狐仙 ‘immortels vulpins’, ‘fée-renarde’, ‘génie-renard’) aussi nommé Húshén (胡神 / 狐神 ‘Dieu Renard’) ou Húwáng (胡王 / 狐王 ‘Renard Souverain’) dotés de pouvoirs divins. Ces entités bénéfiques perçues comme de vénérables xian (仙 ‘immortel’, ‘perfectionné’, ‘transcendant’) sont souvent en quête d’immortalité et tentent d’acquérir la condition humaine. Ces esprits-renards (xianjia à Pékin) étaient à l’origine des divinités respectées dont on rendait hommage au temples pour s’assurer santé et félicité (X. Kang ; A. Alex).

Le renard possède une signification morale. Lorsqu’il meurt, il oriente sa tête vers sa tanière, signe qu’il n’oublie pas ses origines. Cet acte est interprété comme un modèle d’humanité selon le Livre des Rites (Liji 禮記), l’un des treize ouvrages confucéens : l’animal enseigne aux hommes à respecter les rites perçus comme le foyer spirituel. Les neuf queues du renard sont aussi le symbole de la postérité royale, à l’image des neuf concubines impériales qui enfantent la descendance nécessaire à l’harmonie de la dynastie.

À l’origine, la présence d’un culte du renard était intrinsèque au nord de la Chine et il était rare d’en apercevoir au sud du fleuve Yangzi. Le culte de l’esprit-renard au Nord était similaire à celui du Wutong 五 通 (démons unijambistes) au Sud. C’est notamment aux XIXe et XXe siècles que la figure du renard s’est popularisée dans le pays, favorisant son apparition dans la littérature et les œuvres audio-visuelles (X. Kang). Dispensateur de richesse ou de prophétie, l’esprit-renard communique par l’intermédiaire de médiums, souvent des femmes issues des classes populaires et méprisées par les classes lettrées masculines. Être liminaire, il est donc associé aux individus marginaux comme les chamanes, les médiums, les magiciens, les bouffons, issus des classes sociales les plus basses mais détenteurs d’un pouvoir rituel à même de renverser les structures sociales et d’exprimer l’opposition des faibles (X. Kang).

En tant qu’être marginal, le renard est donc caractérisé par sa dualité. Animal contradictoire et insaisissable, il possède aussi une face sombre, comme celle des yao 妖, les émanations incontrôlées des pires vices humains. Le renard fait partie de ces animaux-esprits qui traversent les frontières afin d’assurer l’ordre social et moral (Mary Douglas). De part leur position ambiguë et liminaire, ils personnifient le danger impur qui menace la structure sociale dominante. Ils sont perçus comme des divinités capricieuses liés au Yin 阴 / 陰 et donc illicite, excessif, licencieux, impropre, par les élites officielles qui ont tenté de contrôler l’importance du culte vulpin sans y parvenir. Ainsi le renard symbolise la mort, l’invisible, l’obscurité, la sauvagerie, les éclipses ou la bisexualité ; tous ce que l’ordre ne contrôle pas (Victor Turner).

Le Classique des Montagnes et des Mers (Shan Hai Jing 山海经, débuté vers le IVe siècle av. J-C. puis étoffé sous les Han) est une compilation de la géographie et du bestiaire mythique de son temps. Il cite la présence de renards à neuf queues (jiǔwěihú 九尾狐), créatures pouvant être bienveillantes (de bon augure) ou malveillantes (mangeuses d’homme). Les esprits-renards (húlijīng 狐狸精 ‘fox essence’) peuvent ainsi prendre la forme d’une beauté fatale menant ses amants humains à leur perte. Incarnant le pouvoir destructeur de la luxure, la renarde lubrique à longtemps été associée aux femmes dangereuses, aux grandes amantes de l’histoire comme Daji 妲己, la séduisante favorite du roi Zhou, qui aurait provoqué la ruine de la dynastie Shang dans les textes littéraires. À l’inverse, la forme féminine de La Dame Renarde Immortelle (Húxiān Niángniáng 狐仙娘娘 Fox Immortal Lady) est une importante divinité associée à la Reine Mère de l’Ouest (Xīwángmǔ 西 王母 ) puissante déesse de vie et d’immortalité dans la mythologie chinoise.

Comme Dilah, le renard est le protagoniste de très nombreuses légendes, à la fois être divin vénéré et esprit démoniaque à exorciser. Des histoires horribles et sanglantes de maladie, de possession, de folie et de mort ; et des fables où le renard fait preuve de bonté et de sagesse, accordant richesse et prospérité comme le ferait un ancêtre respecté. On distingue aussi des récits de romances vulpines, notamment chez Pu Songling 蒲松龄 (1640-1715), où l’amoureuse animale n’est pas toujours néfaste et qui s’achèvent souvent par la fuite mélancolique de la fiancée à fourrure.

« Des yeux noirs perçants, des oreilles rondes, une longue queue touffues, une fourrure d’un blanc si pur qu’elle se confond presque avec la neige : on dirait une créature surnaturelle tout droit sortie du paysage. » 

De gauche à droite : Dame renarde, Fox lady, artiste et date inconnus ; Kawanabe Kyōsai 河鍋 暁斎 (1831-1889), Renard à neuf queues possédant Daji, seconde moitié du XIXe siècle ; Fang Chuxiong 方楚雄 (1950-), Renardeau et sa mère, v. 2010

Le monde de la mer, l’amitié et la connaissance

Après avoir échappé à la horde des renards bleus, Dilah se retrouve sur la banquise glacée. Dans cet univers marin, il rencontre « une étrange créature trapue, au pelage velouté, aux grands yeux humides : un phoque! » Colbert dit Coco est un farceur à la bonne humeur communicative. Le phoque (Hǎibào 海豹) n’apparaît pas fréquemment dans les légendes chinoises. C’est dans les mythes venus d’Écosse, d’Islande ou des îles Féroé qu’on le retrouve sous la forme d’un selkie (litt. ‘phoque gris’). Les selkies sont des entités marines capables de changer de peau et de prendre forme humaine (A. Jon). De nombreux contes évoquent les mariages contraints de femmes-phoques avec des hommes ayant volé leur peau, les privant de leur accès à l’océan (J. Simpson). De l’union avec ces êtres changeant naissent des enfants aux mains palmées, le cœur tourné vers la mer. Dans la mythologie inuit, les phoques et autres créatures marines sont issues du corps mutilé de Sedna (ᓴᓐᓇ Sanna) la déesse de la mer. Fille géante du dieu créateur Anguta, elle est jetée à l’eau lors d’une querelle avec son père et, tentant de s’accrocher au rebords du kayak, se voit couper les doigts qui se changent alors en animaux, phoques, morses et baleines. Depuis la noyée devenue divinité règne sur le monde souterrain des profondeurs Adlivun où se rendent les âmes des défunts.

Dilah est ensuite guidé par Coco qui le mène auprès de Grand-Père Tortue, un vieux baroudeur, curieux et polyglotte qui « a un peu fréquenté les hommes. » La vieille tortue de plus de 200 ans collectionne les objets du monde entier et marchande avec les autres animaux de la banquise pour obtenir de nouvelles pièces. Cette passion l’obsède et il n’hésite pas à employer des ruses pour obtenir ce qu’il convoite. C’est un lettré avisé, vraie « encyclopédie vivante », qui connaît les anciennes écritures animales ; le sage à qui les plus jeunes demandent conseil. En Chine, la tortue 龜 Guī est un animal sacré qui incarne la longévité, la santé, la sagesse et l’endurance (J. Tresiddr). Selon les mythes fondateurs chinois, la tortue de mer géante Ao 鰲 aida l’entité initiale Pangu 盤古 a créer le monde : ses pattes furent coupées pour soutenir le Ciel au dessus de la Terre. À chaque mouvement de l’animal porteur, la terre tremble et provoque des séismes. La tortue symbolise donc l’univers par sa carapace figurant la terre plate et le ciel voûté (S. Allan).

De plus, la tortue associée au serpent est aussi l’un des Quatre Animaux Fabuleux de la cosmologie asiatique. C’est la Tortue Noire du Nord ou Guerrier Noir (Běifāng Xuánwǔ 北方玄武) aussi nommée Gembu 玄武 au Japon, Huyền Vũ au Vietnam et Hyeonmu 현무 en Corée. Elle est associée au nord, à l’eau, au noir et à l’hiver. Elle est membre du quatuor légendaire que forment Les Quatre Symboles sì xiàng 四象 (Quatre Bêtes 四獸 sì shòu, ou Quatre Esprits 四靈 sì líng), les animaux gardiens des quatre directions cardinales. On compte ainsi la Tortue Noire, le Dragon Azur (Qīnglóng 青龍) lié à l’est, au bois, au vert et au printemps), l’Oiseau Vermillon ou Phénix (Zhūquè 朱雀) associé au sud, au feu, au rouge et à l’été, et le Tigre Blanc (Báihǔ 白虎) attaché à l’ouest, au métal, au blanc et à l’automne. À ces quatre bêtes de bon augure s’ajoute une cinquième, le Dragon Jaune (Huánglóng 黄龙 / 黃龍) ou Qilin 麒麟, incarnation de l’empereur (qui représente le milieu, la terre, le jaune et la mi-été) selon La Théorie des Cinq Principes ou Wuxing 五行 (Dr Zai ; J.Bredon).

Fait singulier, la carapace de Grand-Père Tortue « apparaît gravée de lignes sinueuses qui se croisent, traçant une sorte de labyrinthe, et une dentelle de symboles encercle la base. » Ces étranges caractères évoquent les textes divinatoires gravés sur les os (gǔ 骨) ou les carapaces de tortues (jiǎ 甲) qui restent à ce jour la plus ancienne forme d’une écriture chinoise connue (L.Vandermeersch). L’écriture ossécaille ou l’écriture des os oraculaires (jiǎgǔwén 甲骨文, ‘oracle bones script’) prend la forme de signes pictographiques simplifiées dont descendent certains idéogrammes chinois modernes. Des fouilles archéologiques ont mis à jours des vestiges datant de la dynastie des Shang 商朝 ou dynastie des Yin 殷代 qui vivait vers 1600 av J-C. – 1046 av J-C (R. Djamouri). Cette civilisation installée au abords du fleuve Jaune avait mis au point un système complexe de divination pyromantique (utilisation du feu) et serait à l’origine de ce système d’écriture si méconnu (S.Allan). Selon une légende, Cang Jie, un ministre de l’Empereur Jaune, aurait inventé les caractères en s’inspirant des empreintes animales sur le sol (J. Pimpaneau).

De gauche à droite : Teevee (Inuit,1960-), Diving Sedna, 2010 ; Fragment d’une carapace de tortue couverte d’inscription en écriture ossécaille (jiǎgǔwén 甲骨文) ; Qi Baishi 齐白石 (1864-1957), Image d’une vie de tortue 龟寿图, 2012

Le souffle de la sagesse

Dans un chapitre intitulé ‘Un éclair de sagesse‘, Dilah blessé s’effondre de fatigue sur une rivière gelée. Emporté par une douce torpeur, « il sombre dans un demi-sommeil » quand une voix venue des cieux l’interpelle. Un aigle le motive à poursuivre son voyage, le guidant et gonflant son cœur d’espoir : « Tant que tu garderas la foi, aucun obstacle ne t’arrêtera. » Ce bienfaiteur providentiel permet au renardeau de survivre jusqu’à sa prochaine étape.

L’aigle (yīng 鹰) est un oiseau-tutélaire, initiateur et psychopompe (notamment dans les mythes amérindiens). Pour les Chinois, les oiseaux 鳥 niǎo sont les messagers du Ciel car ils sont les moins soumis à la contingence (Javary). Selon Confucius, ils sont des maîtres pour les hommes car ils savent toujours où se poser spontanément, conscients de l’agencement exact des choses ; ils peuvent saisir le ‘flux qui passe’ (peng yun qi 碰运气) (Javary). Ainsi, les oiseaux personnifient la dignité humaine, ils semblent comprendre l’arithmétique complexe du monde, c’est pourquoi les devins observaient avec attention la trajectoire de leur vol avant d’en tirer des interprétations divinatoires.

L’oiseau est un guide qui indique la bonne direction, mais c’est aussi un protecteur. Une légende raconte que des oiseaux bienveillants préservent la tombe de l’empereur Yu ; dans une autre, ils couvrent de leur plumes le corps des hommes pieux. Les oiseaux à tête blanche annoncent un grand âge à venir et représentés couplés sur une pivoine, ils apportent richesse et honneur. Les Chinois aiment aussi à entendre le chant mélodieux des oiseaux, synonyme de raffinement. Les volatiles, enfermés dans des cages finement décorées, sont des animaux de compagnie très appréciés dont on écoute les mélopées éprises de liberté.

De gauche à droite : Zhao Guojing 赵国经 (1950-) souvent en collaboration avec Wang MeiFang 王美芳 (1949-), Femme et perroquet, peinture sur soie dans le style Gong Bi 工笔 (issu de la tradition académique impériale) ; Chen Zhifo 陈之佛 (1896-1962), Magnolia and Parrot ; Fang Chuxiong (1950-), Héros de l’Indépendance 英雄独立 镜片 设色纸本, v. 2010

Le compagnon rusé

Dans une forêt, Dilah rencontre un petit animal à la fourrure brune qui traîne un sac de pommes (píngguǒ 蘋果, souvent offertes en cadeau comme symbole de paix), « deux yeux noirs, de minuscules oreilles, un ventre blanc et une longue queue touffue : une fouine ! » Ankel (Anke 安可) vit avec une mère protectrice qui se méfie du renard, ennemi naturel des fouines mais leur amitié transcende les frontières. Ankel la fouine est un petit animal carnivore à l’esprit affûté. Aussi agile qu’intelligent, sa ruse viendra souvent au secours de ses amis. Il n’hésite d’ailleurs pas à s’introduire dans les maisons des humains, chasseur compris, pour leur voler de délicieuses victuailles dont il est friand.

Parce qu’elles creusent des tanières dans les entrailles de la terre – là où reposent les morts – les fouines (yòu shǔ 鼬鼠), comme les hermines ou les renards, ont été associées au culte des fantômes. Le folklore populaire les considère comme des esprits errants (liúlàng de jīngshén 流浪的精神), les âmes transmigrées des défunts, à même de voler et de remplacer l’âme des vivants (E.T.C. Werner). Vivant dans des terriers, ces animaux limitrophes sont à la fois proches et lointains du monde des hommes. En Chine, tuer une fouine est de mauvaise augure, un acte qui porte malchance et peu entraîner la mort du coupable ainsi que celle de sa famille.

Le feu du cheval fougueux

Les deux compères traversent alors une steppe brûlée par le soleil et découvrent une jument en pleurs, Kassel. « Sa robe est blanche et sa crinière nacrée », la couleur immaculée et pure des chevaux dits ‘dragon’ (lóng 龙). Sa harde a été attaquée par des hommes qui l’on capturée, elle et un autre cheval, trop vieux et fatigué, qui a fini par être tué et mangé. La jument appartient au fier clan des chevaux sauvages qui méprisent la servitude des chevaux domestiques, perçus comme faibles et soumis, et non forts et indépendants. Ses sabots nouvellement ferrés marquent son asservissement et la condamne au rejet de ses pairs et à la solitude car « un cheval ferré a perdu son âme. Rien ne peut effacer cette marque de honte. »

Le cheval 马 / 馬 est le septième animal du zodiaque chinois, associé au feu, au sud et au Yang 阳 / 陽. Les femmes qui naissent sous le signe du cheval de feu ont la triste réputation d’entraîner la ruine de leur conjoint et de provoquer leur décès précoce. On observe donc tous les soixante ans une forte baisse de la natalité des filles, car les Chinois tentent d’éviter ces naissances néfastes (modifications de l’année de naissance, avortements voir infanticides) (N. Biraben).

Pourtant les chevaux sont favorablement perçus comme des animaux rapides, nobles et puissants (C. Forgerit). Le cheval Ferghana (dàyuānmǎ / yuānmǎ 大 宛馬 / 宛馬) importé d’Asie Centrale était réputé pour sa beauté et sa force, engendrant un important commerce avec l’ancien royaume Dayuan 大宛. Mais un conflit diplomatique a envenimé des relations déjà complexes entre les deux nations, mettant fin à tout échange. Les Han menèrent plusieurs compagnes militaires au cours de la Guerre des chevaux célestes (Tiānmǎ zhī Zhàn 天馬 之 戰, 104 – 102 av. J-C) qui les opposa aux Dayuan dans la vallée de Ferghana, à l’est de l’Ouzbékistan. Les Dayuan vaincus, les Han purent se procurer suffisamment de chevaux pour constituer une puissante cavalerie militaire. Durant la Chine ancienne, certains chevaux étaient enterrés, notamment sous l’ancienne dynastie des Shang. Les archéologues chinois ont découvert un tombeau appartenant au Duc Jung de Gi (547-490 av. J-C.) qui contenait une fosse avec les restes de plus de 600 équidés (M.K. Spring ; C. Johns).

Dans la mythologie chinoise, les équidés sont souvent des créatures hybrides merveilleuses : le cheval céleste Tianma 天馬 capable de voler et de transpirer du sang ; le Longma 龍馬, cheval ailé aux écailles de dragon dont l’apparition est le présage d’un souverain sage et juste ; ou le Qianlima 千里馬 ou Chollima (‘cheval de mille Li’), un étalon mythique indomptable, d’une rapidité inégalée et capable de parcourir chaque jour une distance de mille li (env. 400km). La nomination chollima est employée pour qualifier les personnes extraordinaires, comme des monarques réputés pour leur grande sagesse (A. Forbes).

Sortie printanière de Lady Guoguo, Copie par l’empereur Huizong d’un tableau du VIIIe siècle de Zhuang Xuan, 虢国夫人游春图 原作 唐 张萱 宋代摹本

Le lapin lunaire

Le dernier membre du groupe est une « boule de poils gris », un petit lapin à la « tête ronde et joufflue, de longues incisives qui dépassent de sa bouche, des oreilles entaillées à plusieurs endroits. » Petit-Pois (Douding 豆丁, Little Bean) vient au secours de la fouine Ankel souffrant d’un empoissonnement mortel et parvient à la sauver en utilisant sa connaissance de la science médicinale. Sa générosité sera bien mal récompensée cependant car il va malgré lui enfreindre plusieurs lois claniques.

En effet les membres du clan des lapins doivent tous assister à la cérémonie en l’honneur de leur sainte patronne, Buona, la lapine de jade, organisée lors de la pleine lune la plus brillante de l’année. À cette occasion, les rongeurs prient et rendent grâce à la divinité via l’offrande d’une carotte issue de leur récolte annuelle. Par son acte de compassion, Petit-Pois se rend coupable de sacrilège : il a manqué la cérémonie sacrée et a divulgué les secrets médicaux à des étrangers. De tels crimes sont passibles de bannissement voir de châtiment par l’eau (noyade). Son procès est tenu devant une Haute Cour de Justice présidée par un conseil de cinq lapins. Le pauvre lapereau a bien du mal à assurer sa défense mais la ruse de ses nouveau amis lui permet de garder la vie sauve.

Buona, la Sainte Patronne des lapins, fait référence au ‘lièvre de jade’ (yù tù 玉兔) ou ‘lièvre d’or’ (jīn tù 金 兔) issu de la mythologie chinoise, dont la silhouette se dessine dans le dessin formé par les ombres de la lune, via un processus de paréidolie (illusion d’optique qui donne à des formes indistinctes un dessin reconnaissable). Le lièvre de jade est le compagnon de la déesse lunaire Chang’e 嫦娥 qui réside dans le palais de jade de la Vaste froidure (guǎnghángōng 廣寒宮). Le conte populaire Chang’e s’envole dans la lune (Chángé bēnyuè 嫦娥奔月), raconte comment la jeune femme, curieuse et un peu voleuse, aurait ingéré un élixir d’immortalité destiné à son mari, et se serait ensuite élevée dans les airs jusqu’à l’astre lunaire. Selon certaines versions, son exil sur la lune serait une punition divine du Grand Roi des Dieux Huangdi.

Le huitième jour du huitième mois lunaire, à lieu le Festival de la Lune (Zhōngqiū Jié 中秋节 / 中秋節). Cette fête est célébrée dans la plupart des pays asiatiques afin de contempler en famille la lune la plus ronde et brillante de l’année. C’est l’occasion de remercier les Cieux de leurs bienfaits, de former des unions harmonieuses et des faire des vœux sous la bénédiction céleste. Ce festival très ancien est la deuxième plus grande fête de l’année après le Nouvel An. On la retrouve au Japon sous le nom de Tsukimi 月見 ‘Observation de la Lune’, Chuseok 추석 / 秋夕 ‘Action de Grâces’ / ‘Soirée d’Automne’ en Corée, Tết Trung Thu ‘Festival de la Mi-Automne’ au Vietnam, ou encore Bon Om Touk បុណ្យអុំទូក ‘Festival de l’eau’ au Cambodge. Fête des Moissons, elle rend grâce à la prospérité et l’abondance de la nature, ainsi qu’à la fertilité (Li Xing).

La lune est donc associée au lièvre qui martèle les herbes médicinales pour fabriquer les pilules d’immortalité avec un mortier et un pilon. À l’image de cet être divin qui fabrique l’élixir de longue vie, les lapins terrestres (tùzǐ 兔子) sont associés à l’art de la médecine. Apothicaires émérites, ils connaissent les secrets des plantes et des remèdes, comme le lapereau Petit-Pois qui a étudié l’art millénaire de la guérison auprès d’un maître-médecin. La déesse de la lune (tàiyínxīngjǖn 太陰星君) est aussi accompagnée d’un crapaud (chán 蟾) dont la mue, associée à la régénération et la renaissance, explique les phases ascendantes et descendantes de l’astre lumineux.

De gauche à droite : Ren Shuai Ying 任率英 (1911-1989), Chang’e s’envolant vers la lune, 1955 ; Déesse de la Lune Chang’e 嫦娥, artiste inconnu, après Tang Yin (1470–1524), Ming dynasty (1368–1644), New York : The Metropolitan Museum of Art ; Fang Chuxiong (1950-), 玉兔呈祥 Yutu Chengxiang, 2011

Civilisation animale

Chen Jiatong procède à un anthropomorphisme ou personnification des animaux qui se comportent comme des humains. Ils pratiquent le commerce, tiennent des tribunaux, célèbrent des cultes et mènent des guerres. Comme leur homologues humains, ils possèdent des noms, une histoire, des rites. Chen Jiatong imagine toute une civilisation animale (dòngwù wénmíng 动物文明) qui fait écho à celle des hommes. L’écriture millénaire des animaux, l’animalien classique, composée de dessins et de « signes bizarres », évoque l’écriture osécaille et les inscriptions immémoriales des temps préhistoriques. Dans le récit, les derniers vestiges de cette langue retrouvés par des humains ont été ironiquement attribués à leurs lointains ancêtres, voir à des extraterrestres. Cette écriture animale s’est perdue au profit d’une langue orale parlée par tous les animaux, l’animalien moderne.

Chaque espèce détient ses propres légendes et ses ‘Saints Patrons’ (shǒuhù shén 守护神) ou ‘Dieux Originels’ (běnshén 本神). Les renards polaires vénèrent ainsi la sainte-patronne Ulla et descendent de Merla, une reine renarde qui régnait il y a mille ans : « On prétend qu’elle avait une fourrure d’un roux ardent, ce qui est très rare pour une renarde polaire. » L’auteur souhaitait une version féminine de Merlin, réinventé en Meilei 梅勒. Les espèces animales forment des clans dominés par un patriarche, qui détient le pouvoir décisionnel. Dans la société chinoise, l’unité de base n’est pas l’individu mais la famille au sens large, comprenant les grands-parents, les parents, les enfants, voir un clan tout entier (J. Pimpaneau).

Unité communautaire et religieuse, ses membres partagent le même domicile, lois et culte des ancêtres. La famille étant une entité soudée, elle est liée au destin, faste ou funeste, de chacun de ses membres : une faute individuelle engendre une punition collective et une gloire personnelle apporte prestige à toute la maisonnée. Chaque famille ou clan est dirigé par la figure de l’aîné jiazhang 家长 / 家長 (‘parent’), qui incarne l’ordre et l’autorité familiale ainsi que la continué de la lignée des ancêtres (J. Pimpaneau). C’est le plus âgé du groupe qui occupe cette fonction ; à sa mort, son cadet lui succède. Les descendants doivent obéir aux règles du groupe et ne pas imposer leur volonté individuelle face au décisions de la communauté. Le bannissement équivaut donc à un exil, voir à la mort : seul, le rejeté est à la merci du monde et ne possède plus aucun protection.

Leurs bonnes mœurs n’échappent pas au vice. Les petits héros se confrontent vite à l’absurdité du monde des adultes. Les animaux condamnent bien aisément et suivent aveuglément une justice parfois extrême. Car les animaux sont aussi querelleurs que les humains et mènent des luttes acharnées de territoires. De nombreuses légendes racontent les conflits sanglants entre armées rivales : celles des lapins et des loups, ou celle des renards polaires. Chen Jiantong emploie un champ lexical militaire (« guerriers », « offensive », « bataille finale », « combattant ») pour décrire ces luttes sanglantes. Chacune de ces guerres a vu l’émergence de héros qui peuplent les fables racontées aux petits animaux. La civilisation animale, déjà fragilisée par des affrontements incessants, s’est lentement dissoute sous l’action des humains qui, « en pillant les ressources naturelles, en tuant et en asservissant les animaux, […] ont accéléré [son] déclin au profit de la leur. »

L’histoire évoque ainsi un passé mystérieux et mythique qui remonte à un millénaire (ce qui pour un animal doit représenter une éternité) où se serait déroulée une guerre sainte sur les terres glacées du nord. Un conflit meurtrier qui aurait opposé le clan des lapins géants Volkerin à l’oppresseur loup, qui exigeait l’envoi de tribus réguliers. Une héroïne providentielle est venue au secours du clan déchu, une inconnue d’une intelligence rare qui a enseigné aux lapins l’art de creuser des terriers pour y vivre : « Buona n’était pas une lapine ordinaire: sa fourrure était d’un blanc aussi pur que la lune. » Elle parvint à défaire l’ennemi en se jetant dans une rivière, entraînant avec elle la meute de loup enragée. Son sacrifice ému la déesse de la Lune qui éleva son âme jusqu’à elle.

Des animaux guerriers sont présents dans la littérature classique chinoise, comme le Roi des Singes Sun Wukong (孫悟空 / 孙悟空 Monkey King), un des héros du Voyage en Occident (Xī Yóu Jì 西遊記), publié sous la dynastie Ming au XVIe siècle. Ce roman d’aventure est l’un des quatre romans classiques de la littérature chinoise. Il met en scène le pèlerinage légendaire du moine bouddhiste Xuanzang 玄奘 qui est à la recherche de textes religieux. Cet homme saint est accompagné de trois protecteurs mi-hommes, mi-bêtes. Sun Wukong est plus connu sous le nom japonais de Son Gokū 孫悟空, personnage principal du populaire manga Dragon Ball ドラゴンボール de Akira Toriyama.

Liu Jiyou 刘继卣 (1918-1983), Le Roi Singe Sun Wukong 孫悟空, Une agitation au paradis (1956) basé sur le roman chinois classique du XVIe siècle, Le voyage vers l’ouest

Une quête d’humanité

La quête de Dilah fait référence au motif de la thérianthropie, du grec theríon θηρίον ‘animal sauvage’ ou ‘bête’ et anthrōpos ἄνθρωπος ‘être humain’ : la capacité à se transformer en animal ou l’inverse. Le motif d’un métamorphe humanoïde est très courant en littérature. Nombres de légendes parlent d’animaux capables de prendre forme humaine sous le coup d’un sortilège ou à dessein. Comme la célèbre Légende du Serpent Blanc ou Madame Serpent Blanc (Báishé chuán 白蛇傳), une romance entre un esprit serpent et un jeune homme, considérée comme l’un des quatre grands contes populaires de Chine et qui connaît un nombre impressionnant d’adaptations (opéras, films ou séries télévisées).

Selon la mythologie chinoise, les entités sont capables d’acquérir des formes humaines, des pouvoirs magiques et l’immortalité lorsqu’elles accumulent suffisamment d’énergie, sous la forme d’un souffle de vie humain ou de l’essence des astres comme la lune et le soleil. Les animaux possèdent une puissance magique latente qui se révèlent avec le temps. Plus un animal est vieux, plus il devient puissant. Selon l’alchimiste Ge Hong 葛洪 (283-343), les esprits vieux de plus de mille ans blanchissent et peuvent prendre forme humaine comme les singes, les tigres ou les loups. Dans le Shanhaijing 山海经, Guo Pu 郭璞 (276–324) explique ainsi qu’un renard vieux de cinquante ans peut se changer en femme ; à cent ans, en une beauté, un médium ou un homme capable d’avoir des relations sexuelles, d’empoisonner et d’ensorceler à loisir. Âgé de mille ans, il monte au ciel et devient un renard céleste. Sous les Tang, ce sont dans des cimetières déserts que les renards se transformaient en couvrant leur corps de feuilles et en posant un crâne adéquat sur leur tête tout en adorant la Grande Ourse (X. Kang).

Le Trésor d’Ulla (Wūlā de mìbǎo 乌拉的秘宝) permettrait de se transformer en humain (Biàn shēn wéirén 变身为人), ambition suprême pour les animaux. Dans l’œuvre de Chen Jiatong, les voies d’accès à l’humanité sont multiples. On parle d’élixir secret, de trois magies anciennes (Yuǎngǔ sān dà mófǎ 远古三大魔法). La Pierre de Lune guide Dilah vers un lieu secret, la « Forêt Enchantée » (Mófǎ sēnlín 魔法森林), un « endroit magnifique, où cohabitent quantité d’espèces animales et végétales rares. On y trouve aussi les plantes médicinales les plus précieuses au monde. » Dans ce bois magique, existent « neuf sources enchantées qui donnent grandeur et longévité, aux propriétés magiques », ainsi qu’une dixième secrète « au pouvoir issu de la Voie lactée » dont on dit que « tout animal qui s’y baigne se réincarne en homme. » Ce lieu merveilleux évoque les lieux légendaires de la mythologie chinoise comme les monts Kunlun 昆仑 dit ‘Palais du Ciel’, ou l’île du mont Penglai 蓬萊 仙島 où vivent les Immortels.

Dilah, le jeune renard polaire souhaite devenir humain, il doit pour cela entamer une longue quette qui le voit grandir et accumuler de l’expérience et de la maturité comme ses homologues légendaires qui deviennent plus puissant en prenant de l’âge. De plus, Dilah est un renard polaire, le seul canidé capable de dimorphisme saisonnier : sa fourrure change de couleur, passant du blanc en hiver, au bleu puis au brun en été. La transformation semble être inscrite en lui. En surmontant les différentes épreuves qui parsèment sa route, Dilah acquière une précieuse expérience et obtient les « cinq attributs humains » (Rénlèi wǔ zhǒng shǔxìng 人类五种属性) : la foi (xìnniàn 信念), la sagesse (zhìhuì 智慧), la gentillesse (shànliáng 善良), le courage (yǒngqì 勇气), et l’amour (ài 爱).

Pour Chen Jiatong, « tous les animaux rêvent d’être des hommes », et chacun des petits compagnons à fourrure a une bonne raison de devenir humain. Le gourmand Ankel aime la nourriture des hommes et envie leur vie confortable, à l’abri du froid et de la faim : « Ils n’ont pas peur de se faire dévorer. Au contraire, les bêtes sauvages les fuient ! Mais ce qui me rend le plus jaloux ce sont leurs livres et leurs connaissances. » La fouine rusée souhaite devenir savante et rendre fière sa mère. Car Ankel a suivit l’enseignement de son grand-père qui lui a transmis sa connaissance de l’animalien classique. Le lapin Petit-Pois qui a étudié la médecine au sein de son clan, désir être un guérisseur ; quant à Dilah, son amour pour les humains se confond avec celui qu’il voue à ses parents : accomplir sa quête, c’est aussi vivre en leur mémoire.

« Il y a un moyen de changer ton destin. La légende prétend qu’Ulla, le saint patron des renards polaires, aurait crée un trésor unique, imprégné de magie si puissante qu’elle peut transformer les animaux en hommes. »

De gauche à droite : Affiche de la série télévisée chinoise La Légende du Serpent Blanc 新白娘子传奇, 2018 ; Ohara Koson 小原古邨 (1877-1945), Renard dansant おどる きつね, v.1910 ; Qiu Ying 仇英 dit aussi Shifu 实父 ou Shizhou 十洲 (v. 1494 ou 1510-v. 1551 ou 1552), Pavillons dans la Montagne des Immortels, Paysage shanshui 山水 dans le style Gongbi, XVIe siècle, National Palace Museum, Taipei, Taiwan

La Pierre de Lune

Dilah se voit transmettre un héritage précieux : une pierre étrange avec « un minuscule croissant doré au centre » brillant « d’un éclat chatoyant qui rappelle les rayons bleus et verts d’une aurore boréale. » Une inscription se lit sur sa surface lisse : « Je n’appartiens pas à ce monde. » Cette gemme est décorée d’un dessin représentant « deux renards aux yeux bordés de longs cils, assis côte à côte. Leurs queues déployées en panache forment une arche sous laquelle est écrite un poème. » La mystérieuse Pierre de Lune (Wù yuèliàng shí 物月亮石) cache un secret. Un message énigmatique est inscrit dans la langue ancienne de l’animalien classique : « Si tu t’égares, laisse le ciel te guider. » Sous la lumière de l’astre lunaire, « le minuscule croissant au cœur du cristal bleu s’illumine », puis se met à tourbillonner avant d’émettre « faisceau palpitant » qui indique une direction.

Cette boussole minérale fait écho aux mythes des gemmes lumineuses, souvent associées à la lune qui ressemble à une perle phosphorescente. Dans les classiques chinois de la dynastie Zhou de l’Est (770-256 av. J-C.), on évoque des perles brillantes comme la ‘perle de lune lumineuse’ (míngyuèzhū 明月 珠), la ‘perle lumineuse de nuit’ (yèmíngzhū 夜明珠), ou la ‘perle brillante de nuit’ (yèguāngzhū 夜光 珠). L’iconographie chinoise regorge de motifs représentant le dragon divin (shenlong 神龙 / 神龍) tenant la ‘perle de tonnerre’ (leizhu 雷 珠) dans sa gueule ou entre ses pattes (Laufer :1912). Une autre légende parle d’un joyau inestimable, le Jade de M. H. ou Heshibi 和 氏 璧 du nom de Bian He (卞 和) qui découvrit une gemme non taillée et la présenta au roi qui, incapable de percevoir la valeur de l’objet, le renvoya vertement, faisant preuve d’un grand manque de discernement. Le disque de jade ( 璧) sculpté avec un trou au centre est un artefact assimilé à la royauté.

L’alchimie chinoise a ainsi prêté aux pierres précieuses des vertus magiques. Elles entraient dans la composition d’un remède ô combien recherché : l’Élixir de Vie (Chángshēng bùlǎo yào 长生不老药) offrant la jeunesse, la longévité, ou encore capable de guérir toutes les maladies. La quête d’un élixir de longévité fait partie de l’alchimie externe (waidan 外丹), apparue sous la dynastie Han (206-220 av. J-C.), qui se focalisait sur la création d’un élixir avec des matériaux naturels. Elle fut complétée sous les Tang (618-907) par l’alchimie intérieure (neidan 內丹), qui se caractérisait par des pratiques physiques, mentales et spirituelles taoïstes (O.B. Johnson).

Des minéraux précieux comme la jade, le cinabre, l’hématite ou encore l’or avaient la réputation d’allonger la vie. Certaines recettes ajoutaient du mercure ou de l’arsenic, entraînant des empoisonnements bien éloignés des effets désirés. Nombreux sont les empereurs chinois ayant ainsi tenté d’accéder à l’immortalité, parfois au prix de leur vie. Certains sont morts empoisonnés comme Qin Shi Hang (259-210 av. J-C.), fondateur de la dynastie Qin ou Yonggzheng (1678-1735) de la dynastie Qing ; d’autre sont devenus fous tel les empereurs Tang, Xianzong (778-820) et Wuzong (814-846). La quête obsessionnelle pour l’immortalité finit par s’épuiser lentement sous les Ming (1368-1644). D’autres ingrédients légendaires étaient ardemment recherchés pour leurs bienfaits incroyables : des plantes rares aux vertus magiques qui poussent dans des lieux inaccessibles comme les champignons de l’immortalité Lingzhi 灵芝, l’herbe curative de Yao 瑶草, les pèches d’immortalité (xiāntáo 仙桃), ou encore les pousses de jaspe et de jade des jardins célestes.

« Née au pôle, j’apporte l’espoir et guide le voyageur. Je contiens la lune et le grand ciel du Nord. On m’a tiré du sol par une nuit fatidique, il y a plus de mille ans. En me touchant de sa patte, Ulla m’a rendue maîtresse de la vie et de la mort. Que vienne mon nouveau maître, et je le suivrai afin de retrouver ma partie manquante. »

De gauche à droite : Chen Rong 陈容 (dates inconnues, XIIIe), La peinture des Neuf Dragons 九龙图, Song Dynastie, 1244, Boston Museum of Art ; Madame White Snake 白蛇传 vole le champignon magique Ling Zhi sur la montagne EMei 峨眉山 pour ressusciter son mari Xu Xian 许仙 (artiste et date inconnus) ; Impératrice douairière Cixi 慈禧太后 (1835–1908), Pêches d’immortalité 瑞霭仙桃, XIXe siècle

Un message écologique

Si le roman a des allures de conte de fée, il n’hésite pourtant pas à dénoncer la menace que représentent les hommes pour le monde sauvage. La scène terrible du double-meurtre du garde-forestier et de sa femme par des voleurs motivés par la cupidité choque autant le lecteur que le renardeau par sa violence aveugle. La triste réalité de la traite impitoyable des chevaux sauvages ou la présence mortelle d’une rivière empoisonnée par les rejets des usines sont autant d’exemples de l’impact destructeur de l’humanité sur la nature. Sans compter la méfiance et la méchanceté de certains humains qui n’hésitent pas à chasser, battre et maltraiter les animaux.

La cruauté animale en Chine est tristement banalisée, faisant partie de la vie quotidienne, et la globalisation mondiale a accentué ce phénomène. Toutes les races et les espèces sont utilisées comme des ressources à exploiter, perçues comme des objets ou de la nourriture. Là où elle demeurait locale, liée à une communauté, une industrie ou un pays, la souffrance des animaux s’est aujourd’hui mondialisée. On peut citer l’existence des laboratoires qui testent sur les animaux au bénéfice des humains, engendrant un commerce de primates, élevés et vendus comme ressources pour les expériences. La Chine pourvoit une grande part de l’exportation animale, ironiquement considérée comme un avancement scientifique et une opportunité économique (D. Cao). Autres exemples : le commerce de fourrures dont la Chine domine le marché ou celui du trafic d’animaux sauvages qui traversent les frontières pour fournir les collectionneurs ou étals de médecine traditionnelle en ivoire et corne de rhinocéros. L’exploitation des animaux est une pratique très ancienne, car ils sont des matériaux existentiels pour la confection de médicaments, de toniques et de remèdes traditionnels. Et de nombreuses techniques de torture et de violence se sont ajoutées à l’acte de tuer (ex : élevage de bile d’ours).

Chen Jiatong, à travers les mots de la mère renarde, témoigne de ce triste constat : les hommes et les animaux sont loin d’être égaux : « les premiers sont les maîtres du monde. Ils agissent à leur guise et jouissent d’immenses privilèges. Les seconds, en revanche, endurent toutes sortes de maux. Dans la nature, les plus faibles se font dévorer par plus fort, plus cruel et plus dangereux qu’eux. Nous vivons dans la peur et notre sort dépend des hommes. » Dilah, témoin direct de leurs actions et en dépit de son attrait pour eux, s’interroge régulièrement sur ses motivations réelles à l’idée d’accomplir sa quête : « Comment les hommes peuvent-ils êtres si cruels avec leurs semblables ? Pour la première fois, le renardeau se demande s’il a vraiment envie d’en devenir un. » Le petit renard est face à un terrible dilemme : comment éviter de faire du mal aux bêtes si la civilisation humaine repose sur leur exploitation ? Dilah souhaite devenir un homme capable de protéger les plus faibles, un être bon, qui ne fera de mal à personne.

Cette réalité contraste fortement avec la philosophie traditionnelle chinoise qui ne fait pas de distinction claire entre humain et animal. Le concept de ziran 自然 ‘soi-même’, ‘tel qu’il est’ signifie aussi ‘milieu naturel’. Ziran décrit le processus auto-régénérant de la vie, la dynamique de changement constant qui inclut toutes les modalités d’énergie-matière (montagne, fleuves, rochers, arbres, animaux, humains). Ces entités sont organiquement interconnectées au sein d’un cosmos où domine la notion d’équilibre. L’être humain est un élément participant de cette harmonie et non un prédateur externe (D. Cao).

Dans la cosmogonie chinoise, toute chose jaillit du Chaos originel initial. Ce Chaos fut divisé en deux polarités, le Yang et le Yin. Et selon le concept de Wuxing 五行 ou ‘Cinq Phases’ conçu sous les Royaumes Combattants (Ve-IIIe siècle av. J-C.), ces polarités ont engendré cinq formes élémentaires liées aux éléments répondant à cinq dynamiques cycliques : le bois 木 et la croissance, le feu 火 huǒ et la destruction, la terre 土 et la fusion, le métal 金 jīn et l’agglomération, et l’eau 水 shuǐ et l’infiltration. Ces formes s’animent pour produire une nouvelle phase : celle des cinq goûts (acide, amer, sucré, aigre, salé).

Les classes pentanaires ordonnent les phénomènes naturels et humains au sein d’un système de correspondances dynamiques complexe. On observe donc cinq saisons (printemps, été, mi-été, automne et hiver), cinq directions (est, sud, centre, ouest, nord), cinq couleurs (cyan, rouge, jaune, blanc et noir), de cinq organes (rate, cœur, foie, poumons et reins), etc. Cette organisation savante symbolise l’agencement de l’univers, régit par la notion d’équilibre et d’harmonie entre l’homme et le Ciel (rén yǔ tiān diào 人与天调). Elle domine la pensée chinoise et influence tout les aspects de la vie (médecine traditionnelle, numérologie, physionomie, divination, architecture, structure de la langue) (R. Sterckx).

Zhuangzi 莊子 dit aussi Tchouang-tseu (v. 369-288 av. J.-C.), penseur et fondateur du Taoïsme, concevait le monde comme un tout dont l’homme ne devait se détacher par des tentatives de contrôle aussi égoïstes qu’illusoires. La vraie sagesse consistait dans le ‘non-agir’ (wuwei 無為), une philosophie du détachement inscrite dans le concept du Dao 道, le mouvement de la Voie qui suit le cours naturel et spontané des choses. Il est inutile de vouloir agir et imposer sa volonté dans un monde s’organisant de lui-même. De cette abnégation résulte l’harmonie entre l’humain et la nature (tian ren he yi 天人合一) car : « Toutes choses ne font qu’un avec moi » (Wànwù yǔ wǒ wéi yī 万物与我为一).

« Mon projet initial était d’explorer les différences et les relations entre l’homme et l’animal, de redécouvrir le premier du point de vue du second, et de décrire les conséquences des activités humaines sur le monde naturel. »

Chen Jiatong

Un conte de fée chinois

Chen Jiatong dépeint un monde imaginaire et familier qui prend place dans le grand Nord polaire, quelque part entre la Finlande et la Laponie, mais le récit semble s’affranchir des distances car le petit renard parcoure une chemin immense sans précision exacte sur son emplacement. Comme dans tout conte de fée, l’espace et le temps sont flous, ainsi on ne s’étonnera pas de rencontrer une tortue marine sur la banquise ou des lapins capables de maîtriser le feu.

Sa boussole magique le guide vers le sud-est jusqu’à une Forêt Magique dissimulée sous la brume. Dans le volume deux de la saga, intitulé Le Col verticillé (Lún shēng xiàngquān 轮生项圈), le petit groupe d’amis fait ainsi la connaissance de Tailong 泰龙 le panda (Xióngmāo 熊猫) au cœur d’une canopée de bambou, bien loin des monts neigeux du Nord. Dans la suite de la série, le récit s’étoffe et prend de l’ampleur. Il fait intervenir de nouveaux animaux dans des aventures toujours plus grandioses. Chen Jiantong a confié s’être nourrit de légendes du monde entier pour créer son univers qui foisonne d’éléments magiques et merveilleux.

L’épopée de Dilah est un roman d’apprentissage qui propose un enseignement au jeune lecteur à travers la quête initiatique d’un renardeau qui apprend à devenir un adulte en s’unissant à des alliés fidèles. Le lecteur s’identifie à la solitude du renardeau qui surmonte les difficultés et se constitue une nouvelle famille. Tous les petits héros de l’histoire sont d’ailleurs des outsiders : Dilah est orphelin et fuit son propre clan, Ankel le chapardeur souhaite s’émanciper du giron maternel, et le timide Petit-Pois souffre du rejet de ses pairs qui l’ont banni sans sommation.

Les sites de vente en ligne chinois comme Dangdang vantent le message positif du récit qui pousse les humains à respecter et à prendre soin de la faune et de la flore (dòng zhíwù 动植物), pour créer un ‘monde plus harmonieux’ (Gèng héxié de dà shìjiè 更和谐的大世界). La série du Renard Blanc participe à la diffusion de messages positifs aux jeunes générations en mettant l’accent sur la recherche d’harmonie, idéal philosophique très important dans la pensée chinoise. Dilah tente de réconcilier les forces naturelles et de rétablir un équilibre perdu. Il fait la jonction entre deux mondes celui des animaux lié au surnaturel et celui des humains ancré dans la réalité.

Dilah et la Pierre de Lune a ainsi été recommandé par l’Administration d’État de la radio, du cinéma et de la télévision aux jeunes enfants, ainsi que par le Bureau de la Presse et des Publications de Shanghai et la Commission d’Éducation Municipale. L’ouvrage participe à l’éducation littéraire et devient un exemple d’impulsion vers l’écriture. Au cours d’une intervention scolaire au Musée de Littérature Chinoise Moderne de Beijing le 11 août 2015, l’auteur a décrit sa propre expérience de lecture et l’influence des livres sur sa vie. Un article web du journal Opinion People (Rénmín rìbào 人民日报) salue le succès de la série à l’international, vantant la « contre-attaque » de l’industrie chinoise du livre pour enfant sur le marché et lui permettant de renforcer la confiance culturelle du pays. La diffusion d’un livre pour enfant d’origine chinoise est une source de fierté.

L’épopée de Dilah aborde surtout la question de la poursuite de ses rêves, du courage et de l’amitié. Sous les traits d’un petit renard, l’enfant s’ouvre au monde animal, à la beauté de la nature et prend conscience de sa fragilité. Il découvre un univers magique vaste et complexe aux multiples trésors cachés qui nourrissent l’imaginaire. L’influence asiatique se devine dans des détails discrets qui insuffle au récit une intrigante originalité. Ainsi, bien que le style d’écriture et l’intrigue paraissent parfois un peu simples, La Quête du Renard Blanc détient une symbolique profonde qui se lit entre les lignes. Dilah poursuit ses aventures en « semant des empreintes en formes de trèfles. »

De gauche à droite : Hua Sanchuan 华三川 (1930–2004), Mountain Ghost, date inconnue ; Su Hanchen (v.1101-1161) peintre sous le règne de Song Huizong 宋徽宗, Enfants qui jouent 冬日嬰戲圖, v.1149 ; Zhang l’Immortel 張仙 tirant un arc de caillou sur un Chien Céleste taigou 天狗 (capable de manger le soleil ou la lune et de provoquer les éclipses), artiste inconnu, Fin de la dynastie Qing (fin XIXe siècle)
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Halloween : La fête aux mille visages

Une rumeur se fait entendre, glissée dans le vol des corbeaux, la lente chute des feuilles et le bruissement de la pluie. Le chant lugubre d’une ombre aux doigts crochus, un rire qui fait naître les pleurs, un appel venu des brumes, celui de Halloween. Cet étrange festival qui dénude les fils de la raison, célèbre, semble-t-il, la noirceur de la Mort sous le couvert sinistre d’une nuit d’automne. Mais qu’en est-il réellement? Tâchons d’en apprendre un peu plus …

à la recherche des origines

D’où vient Halloween, cette fête mystérieuse au passé brumeux ? Selon certains, elle laisserait entrevoir les vestiges de l’ancienne fête romaine de Pomona, déesse des fruits et des graines ; ou encore de Parentalia qui clôturait les Feralia, le festival romain des morts du mois de Février (N.Rogers). De façon plus commune, il est d’usage de puiser ses racines dans d’immémoriaux rituels celtiques, mais les sources restent floues. Nombres de chercheurs, d’historiens ou d’anthropologues, en accord avec la pensée populaire, attribuent à Halloween un lien de parenté avec les célébrations des anciens peuples celtes (Irlande, Écosse, Pays de Galles, Île de Man).

Les premiers folkloristes du XIXe siècles ont attribué aux ancêtres celtes et germains de nombreux usages qui leur étaient pourtant méconnus. Les savants, majoritairement anglais et allemands, élevés dans la foi protestante, considéraient que les fêtes catholiques étaient corrompues par les fêtes païennes (R.Zeebroek). À l’instar de James Frazer (1854-1941), éminent anthropologue écossais et auteur du Rameau d’Or (compilation comparative monumentale des mythologies et religions publiée en 1911-1915), nombreux sont les intellectuels ayant fait de Halloween une survivance de la fête celte de Samhain. Ainsi, selon le folkloriste américain Jack Santino, la fête contemporaine « provient d’une fête des morts celtique antérieure au christianisme. »

Or, les spécialistes de la culture celtiques eux-mêmes contestent cette analogie, insistant sur le manque de sources fiables disponibles sur cette fête préchrétienne (Le Roux et Guyonvarc’h : 1995). Car c’est principalement au travers de poèmes et de ballades composés vers les IIIe et IVe siècles et retranscrits au VIIIe siècle que la fête de Samhain nous est contée.

Samuel Palmer, The Harvest Moon, huile sur toile, 1833, Yale Center for British Art

Samhain la celte

Samhain (samhuinn, samuin, samfuin) serait issu du gaélique samhradh (samh ‘étéet fuin ‘fin‘) et signifierai la ‘fin de l’été’ (J.Butler). Cette fête pastorale clôt le cycle de croissance symbolique de l’année, elle marque la fin des travaux agraires et de la saison militaire. Il s’agit du jour de l’an celte, chez les peuples irlandais, écossais et gallois, célébré le 1er Novembre (R.Zeebroek). Car l’année celtique se divise en deux moitiés : l’hiver gam lié à l’obscurité et au repos, et l’été sam associé à la lumière et à l’activité. Des festivités sont célébrées à chaque solstice (Yule et Litha) et équinoxe (Mabon et Osatara), ainsi qu’aux grandes fêtes Imbolc, Beltaine, Lughnasadh et Samhain. Le tout formant une vaste roue cosmique qui organise la vie quotidienne. L’année commence aux mois sombres de l’hiver et les jours au crépuscule (M.Freeman). Les festivités de Samhain débutent donc la veille, la nuit du 31 Octobre, pour se poursuivre le 1er Novembre (J.Butler).

D’après le calendrier lunaire et solaire gravé sur des plaques de bronze découvert en France à Coligny, chaque mois commence le 6e jour de la nouvelle lune (Pline l’Ancien). Ainsi le 1er du mois se situe au quart de lune, un point du cycle lunaire clairement visible à l’œil nu, rendant le calcul des jours accessibles à tous (H.McKay). Malgré cet avantage, le calendrier celtique sera remplacé par le calendrier julien des Romains avant l’adoption du calendrier grégorien au milieu du XVIIIe siècle.

Pendant la célébration se tenaient de grands banquets organisés par et pour l’aristocratie guerrière. On y servait des boissons fermentées (bière et hydromel), on consommait de la viande (du porc, séché et salé, faisant partie des vivres préparées pour l’hiver), des fruits et des noix (Le Roux et Guyonvarc’h : 1986). Des jeux, danses et joutes accompagnés de musiques et récitals animaient les festivités. Durant cette réunion, les trois classes sociales étaient réunies pour les cérémonies : guerrière, artisanale et sacerdotale (G.Dumézil). Car Samhain est avant tout une célébration communautaire et spirituelle qui préserve la prospérité du clan : la cohésion sociale est renforcée ainsi que la stabilité du pouvoir politique (édification de lois, rendu judiciaire, alliances matrimoniales..). C’est aussi une fête religieuse : les druides rendent hommage aux divinités par des offrandes, des rituels et des sacrifices.

La réunion de Samhain s’étalait donc sur plusieurs jours situés à la jonction entre l’année passée et celle à venir : trois jours avant et trois jours après la date originale, les Tri nox Samoni. Cette période « hors du temps » rendait poreuse la frontière avec l’autre-monde, le Sid ou Sidh, la résidence des Tuatha Dé Danann, le ‘Peuple de la déesse Dana’.

George Henry & Edward Atkinson Hornel, The Druids: Bringing in the Mistletoe, huile sur toile, 1890, Glasgow Museums Resource Centre GMRC

Une porte vers l’autre-monde

Dans la mythologie celtique, le jour où la race des hommes triompha sur la race des dieux marqua la fin de l’ère mythique dédiée au surnaturel. Dès lors, le monde fut divisé en deux et les dieux vaincus mais puissants cohabitèrent avec les humains (M-L. Sjoestedt). La surface terrestre fut allouée aux hommes tandis que le peuple invisible àes sìde se rendit dans l’autre-monde. Ce lieu porte différents noms : Tír na nÓg ‘Terre de la Jeunesse’, Tír Tairngire ‘Terre des Promesses’, Tír fo Thuinn ‘Terre sous les Vagues’, Mag Mell ‘Plaine des Délices’, Emain Ablach ‘L’Île des Pommiers’ ou encore Avalon (S-P. MacLeod). Néanmoins cet autre-monde ne possèdent pas de frontières fixes, toute terra incognita peut appartenir aux divinités (monde par-delà les mers, océans, montagnes et grottes, zones sauvages).

Le Sid est un espace-temps où règne abondance et joie, dédié aux héros militaires et aux sangs royaux. Ses habitants éternellement jeunes et beaux vivent dans des palais de pierres précieuses. Ces divinités, souvent querelleuses, sont familières des conflits et demandent parfois l’aide de héros ou de rois valeureux en échange de l’amour d’une dame-fée (M-L. Sjoestedt). C’est un lieu où le commun des mortels n’a pas sa place. Quiconque y entre perd toute notion du temps, les heures s’y écoulant comme des années sur terre.

Samhain introduit le règne de Cailleach Bheur ou Cailleach Beara, la vieille reine du froid, divinité gaélique ancestrale du climat (P.Dubois). Son nom est issu de l’écossais cailleach ‘la sorcière’, ‘la vieille femme’, ou de l’ancien irlandais caillech ‘la voilée’. Cette personnification de l’hiver est une bâtisseuse de montagnes, elle trône au sommet du Sliabh na Callighe et commande une armée de démons, lutins et autres créatures. C’est elle qui fait pourrir les fruits, défeuiller les arbres et tomber la neige. Afin de s’en protéger, on allume de grands feux afin d’éclairer tout le territoire. C’est une entité double, jumelle de Brighde (Brigit, Brigantia), la belle dame du printemps, déesse-mère de la fécondité, de l’aurore, des arts et de la médecine. Le 1er Février est le jour de La Fheill Brighde, lorsque la Cailleach ramasse son bois afin de faire durer l’hiver (si il fait beau, le froid perdurera). Sainte Brigitte fêtée le 1er Février pourrait être une évangélisation de cette ancienne divinité.

Certains établissent des liens entre la période de Samhain, l’entrée dans l’hiver et son obscurité croissante, avec la mortalité des êtres. Des feux de joie auraient ainsi été allumés afin de guider les esprits vers l’au-delà et de les éloigner des habitations (J.Santino). On aurait aussi rendu hommage aux défunts au travers d’offrandes ritualisées et stylisées, ainsi que par des déguisements (Abrahams et Glassie). Or cette dimension morbide semble être un ajout ultérieure des folkloristes et non une caractéristique initiale de Samhain.

John Duncan, The Riders of the Sidhe, huile sur toile, 1911, MacManus Gallery, Dundee

Une ascendance chrétienne

La filiation de Samhain avec Halloween semble donc être une projection artificielle et les études récentes tendent à questionner le parti-pris de ces origines celtiques. Nombreux sont ceux qui voient en la création chrétienne des fêtes de la Toussaint et des Trépassés un moyen de supplanter la fête païenne, en s’évertuant à faire des divinités des avatars diaboliques, de fausses idoles, des manifestations du Diable, Prince des Menteurs (J.Santino, R.Zeebroek). Et la persistance d’anciens usages semblent leur donner raison. Or Samhain n’accorde que peu de place aux morts tandis que les célébrations chrétiennes sont entièrement dédiées aux défunts. C’est bien dans la tradition chrétienne qu’il faut chercher la vraie nature de Halloween.

Chez les Celtes, la notion de péché n’existe pas ; si l’âme est présente sur terre c’est par une « non-réalisation de l’être », une souffrance qui bloque le voyage vers l’autre-monde (J.Markale). La pensée celtique accepte la présence de ces entités surnaturelles et les incorpore dans sa cosmogonie. Mais pour les chrétiens, la présence d’esprits durant une fête religieuse ne devrait pas survenir. Les morts vont soit au paradis soit en enfer, leurs âmes ne peuvent revenir sur terre, sauf permission divine exceptionnelle (Schmitt : 1994). La notion du Purgatoire pallie à cette incohérence : il s’agit d’une zone frontière où les âmes sont purifiées avant d’être admises au royaume de Dieu. On y expie les péchés mineurs durant une durée plus ou moins longue. L’apparition de revenants est donc nécessairement diabolique pour les catholiques.

Les fêtes catholiques jumelles de la Toussaint et des Trépassés sont donc le fruit d’une longue réflexion sur la conception de l’au-delà chrétien (R.Zeebroek). Les congrégations monastiques tenaient une liste des frères décédés et l’on célébrait des messes pour le repos des défunts (Le Goff : 1981). C’est au VIIIe siècle que le pape Grégoire IV instaure la fête de la Toussaint ‘Jour de Tout les Saints’, le 1er Novembre, initialement simple fête locale romaine du 13 Mai. Puis vers 1030, Odilon de Cluny propose la fête des Trépassés du 2 Novembre, All Soul’s Day ‘Jour de Toutes les Âmes’. Le 31 Octobre est donc devenu la Veille de la Toussaint, the Eve of All Saints, the Eve of All Hallows (hallows ‘relique’, ‘sanctifier’), Hallow Even, avant d’être nommé Hallowe’en.

Emile Friant, La Toussaint, huile sur toile, 1888, Musée des Beaux-Arts de Nancy

La période de début Novembre marquait le début de l’année liturgique pour les milieux ecclésiastiques et monastiques. Elle correspondait au début de l’Avent, période préparatoire à la Nativité, qui débutait au Ve siècle à la Saint Martin du 11 Novembre. Le peuple, lui, se fiait à l’usage romain du 1er Janvier. Le 1er Novembre annonçait donc l’entrée dans l’hiver mais aussi le début de la période de Noël (Chambers : 1864). Il débutait aussi la saison des saintes Eve, le triduum comprenant Halloween, Toussaint, Trépassés, journée de la prière pour l’Église persécutée, dimanche du Souvenir. Les mois de Novembre et Décembre marquent aussi la saison des masques et des personnifications (R.Zeebroek).

Les chrétiens accordent une grande importance aux célébrations liées aux morts. On observe par exemple la présence au Mexique et certains pays d’Amérique Latine de confession catholique d’une fête des morts, El Día de los Muertos, Todos Santos, Día de los Difuntos ou Fieles Difuntos (‘Jour des Défunts’ ou ‘Fidèle Parti’), Día de las Animas Benditas (‘Jour des Âmes Bénies’). Le 31 Octobre marque le jour des enfants morts angelitos tandis que le 1er Novembre célèbre celui des adultes décédés. C’est l’occasion d’une grande célébration colorée et festive, qui mêle gastronomie et jeux traditionnels. Les familles se rendent sur les tombes de leurs parents, les décorent avec des œillets d’Inde cempasúchil, y rendent un service religieux puis y dînent. On nourrit les défunts de multiples douceurs : pain de mort pan de muerto, tête de mort en sucre calaveras de alfeñique, fruits, courges confites calabaza en tacha… La particularité de cette fête est la coexistence de deux aspects : le solennel et le ludique à travers l’incorporation intime des morts dans le monde des vivants (O.Paz).

Dans la Russie orthodoxe, on commémore les défunts lors de Pâques au cours du ‘Jour de la Joie’ Радоница ; en Ukraine cette tradition est nommée Provody Проводи. La Pologne elle aussi honore ses morts pour Wszystkich Świętych qui a lieu le 1er Novembre. Les protestants du nord de l’Allemagne et des Pays-Bas commémorent les disparus pendant le ‘dimanche des morts’ Totensonntag ou ‘dimanche de l’éternité’ Ewigkeitssonntag, entre le 20 et le 26 Novembre. Il existe une grande variété de fêtes et rituels dédiés aux défunts à travers le globe : O-bon japonais お盆, Zhongyuanjie chinois 中元節, Pitri Paksha hindou पितृ पक्ष, Jeudi des morts arabe خميس الأموات … mais tous les citer serait une gageure.

Joža Uprka, All Souls’ Day, huile sur toile, 1897, National Gallery Prague

Halloween dans les îles britanniques

Les premières mention de Halloween apparaissent au XVIIIe siècle, bien que des usages particuliers ultérieurs soient attestés depuis le XVIIe siècle (Rogers : 2002). Halloween est donc une fête chrétienne, issue du calendrier liturgique. C’est pourquoi, après la réforme protestante du XVIe siècle, toutes ces coutumes catholiques ont été expulsées des églises et transférées dans la sphère privée engendrant l’émergence d’une fête individualisée (R.Zeebroek). Les usages magiques chrétiens assurant la fécondité sont devenus des rites amusants sans valeur religieuse utilisés lors d’une nuit festive destinée à la bonne chère et à la drague (Rogers : 2002).

C’est dans les îles anglo-irlandaises que l’on retrouve la présence de cette fête régionale. Ainsi, la nuit de Halloween est nommée Nutcrack Night ‘Nuit des Noix’ dans le nord de l’Angleterre et en Écosse. En Irlande, c’est Apple Night ‘la Nuit de la Pomme’. Durant ces veillées, il est coutume de consommer les fruits sous forme de jeux divinatoires. On tente d’attraper les pommes avec les dents dans une bassine pleine d’eau (Apple bobbing, Apple Ducking, Snap Apple), symbolisant la vie qui s’échappe des ténèbres. On place aussi les coquilles de noix mangées dans le foyer, en leur donnant le nom d’une personne célibataire. De leur calcination, on interprétait des pronostics amoureux (Brand). Car Halloween est aussi un festival du feu : on érige des feux de joie dans le Perthshire écossais et dans le Lancashire gallois, tandis que les irlandais fabriquent des chandelles artisanales. Ces pratiques rituelles, que l’on retrouve aussi sur le continent, sont associées à l’Avent (Van Gennep).

Daniel Maclise, Snap-apple Night or All-Hallow Eve, huile sur toile, 1833, London’s Royal Academy of Arts

En Angleterre est alors apparue la célébration du 5 Novembre, le Guy Fawkes Day / Nigh (Bonfire Night, Fireworks Night). Guy Fawkes (1570-1606) était un militaire catholique anglais qui fut accusé de haute trahison envers la couronne britannique. Avec d’autres conjurés, dont Sir Robert Catesby, ces révoltés ont planifié la Conspiration des poudres (Gunpowder Treason Plot) à l’encontre du roi protestant Jacques Ier d’Angleterre, visant à faire sauter la Chambre des Lords du Parlement Anglais, le 5 Novembre 1605. Il s’agissait d’un complot visant à établir sur le trône la jeune princesse catholique Élisabeth Stuart (1596-1662). Or la tentative d’attentat fut avortée et Guy Fawkes, chargé des explosifs, fut appréhendé, torturé et condamné à être pendu, traîné, puis écartelé (hanged, drawn and quartered). Le jour de l’exécution, le 31 janvier 1606, il sauta de l’échafaud et se brisa le cou pour échapper à l’ignominie de la pendaison.

La date du 5 Novembre devint une commémoration annuelle, similaire à celle de Halloween, au cours de laquelle les enfants réalisent des effigies du complotiste, the Guy, ou des mannequins de chiffon symbolisant les malheurs ou les personnalités détestées. Ils s’amusent alors à frapper aux portes et demandent une petite pièce « a penny for the guy ». On brûle ensuite les pantins dans des feux de joie et on tire des feux d’artifice. Au XXe siècle on préparait un soulmass cake composé d’avoine et de mélasse (T.Teluja). La Veille du 5 Novembre fut quant à elle surnommée la « Nuit des Méfaits » Mischief Night car les jeunes s’amusaient à jouer des tours à leurs aînés.

Après le rattachement de l’Écosse à l’Angleterre en 1707, Halloween est devenue une fête identitaire écossaise, là où les anglais avaient le Guy Fawkes Day. Cette dimension identitaire a persisté lors de l’exode massif dès 1717 des nord-irlandais Scotch-Irish aux États-Unis. Après 1855, Halloween est devenue une « célébration ethnique » pour les classes supérieures écossaises et irlandaises de la Nouvelle-Angleterre (Bannatyne : 1990).

Paul Sandby, Festivities in Windsor Castle during Guy Fawkes night, gravure, sept 1776, The British Library

Halloween aux États-Unis

Halloween dans les États-Unis des années 1870 n’est encore qu’une célébration mineure, mêlant divination et facéties, fêtée par une communauté d’immigrés gaéliques qui expriment ainsi leur identité. Mais les mutations induites par la migration vers les villes vont lui apporter une nouvelle dimension.

Car la fête s’urbanise au cours des années 1880 au travers des parades de jeunes ruraux et immigrants issus des communautés noires et ouvrières. S’y ajoutent les étudiants canadiens et américains costumés des universités. Ce nouveau rite est un moyen pour les minorités éloignées de l’élite sociale d’extérioriser leurs inquiétudes par l’« expression dramatisée d’un conflit » (B. Babcock & V. Turner). Durant une nuit où les règles et les statuts s’inversent, où le désordre semble toléré, la jeunesse exprime son désir de changement et d’autonomie (Rogers : 2002).

Cette déchirure dans l’ordinaire n’est guère appréciée par la société dominante, composée des classes moyennes anglo-saxonnes protestantes, farouchement opposées aux fêtes catholiques (ce qui a conduit à la création de Thanksgiving). Mais le caractère magique et ethnique de Halloween facilite sa perception comme une fête purement séculière (R.Zeebroek). Elle s’étoffe et se nourrit de ce passé païen si attrayant. On y puise d’anciennes activités décrites dans les œuvres du poète écossais Robert Burns et les récits de folkloristes britanniques (Adrien Lherm : 1998).

Mais l’intrusion d’une jeunesse facétieuse aux comportements déviants au cours d’une Nuit des Méfaits se heurte au soucis de contrôle de la société (D.Barclay). La fête commence à générer de la méfiance vers les années 1920-30 (Abrahams & Bauman). Afin d’apprivoiser cet étrange festival, on le normalise. Pour éviter les débordements qui naissent dans la rue, Halloween se déplace dans le foyer domestique au travers de pièces qui cherchent à inculquer des valeurs et des codes de bonne conduite aux plus jeunes. Halloween est alors réemployée pour valoriser et affirmer l’identité américaine de par ses origines dites « anglo-saxonnes » (Adrien Lherm : 1998).

Les excès de la nuit des méfaits se sont fait plus violents après la Première Guerre Mondiale, une tendance renforcée avec la Grande Dépression des années trente (C.Ainsworth ; R.Zeebroek). C’est dans ce contexte que l’expression « trick or treat«  apparaît pour la première fois dans une nouvelle parue en 1939, avant d’être massivement utilisées dans les années 50 (Rogers : 2002). La pratique serait née aux USA après la Grande Famine comme une « sollicitation rituelle masquée » (Thomas Vennum). Il est ainsi devenu d’usage pour les maîtresses de maison d’amadouer la jeunesse avec de la nourriture afin d’échapper à ses mauvaises blagues. Les jeunes se déguisent alors en personnages antisociaux : mendiant ou vagabond hobo pour les garçon et bohémienne pour les filles (Teluja : 1994).

Leopold Till, Children collecting fruit at the door, huile sur toile, fin XIXe, coll. privée

Afin de lutter contre le vandalisme, le gouvernement local et les commerçants organisent des carnavals et des foires au sein des villes dès les années 30. Halloween acquière une dimension festive avec des jeux et concours qui renforcent l’unité sociale ; le tout mis en place pendant les vacances scolaires (P.Aries). Mais la Nuit des Méfaits et les raggamuffins (‘sacripants’) disparaissent après la Seconde Guerre mondiale, de même que les parades et autres activités urbaines au nom de l’effort de guerre. Halloween se réinstalle dans les foyers au cours de soirées privées. C’est avec la prospérité économique des Trente Glorieuses (1950-60-70) que Halloween connaît un nouvel âge d’or.

Trick or Treat, le Rituel du Mendiant

L’un des rites les plus caractéristiques de Halloween est la chasse aux bonbons, le fameux trick or treat. Il est issu d’une très longue lignée de rituels de sollicitation masqués que l’on retrouve dans la plupart des pays d’Europe. Généralement, les enfants se griment et se masquent afin de prendre symboliquement l’apparence des morts. Par un procédé de transfert, les défunts rappellent aux vivants leur devoir de mémoire envers les disparus. La personnification aux entités surnaturelles peut aussi agir comme un charme de bonne fortune et de protection.

La période de Pâques, qui annonce l’arrivée du printemps, relève aussi d’une signification particulière. Pour les pays nordiques, c’est le retour de la lumière qui met fin à une longue nuit de plusieurs mois. En Finlande, on célèbre Virvonta ou virpominen, la tradition des sorcières de Pâques du dimanche des Rameaux, qui éloigne les mauvais esprits de l’hiver. Le Jeudi Saint, les enfants suédois sont grimés en monstres, tout comme les petits danois le Lundi Gras, et demandent des friandises. En Norvège, la pratique se nomme knask eller genou. Dans certaines régions d’Allemagne se déroule la Nuit de Walpurgis, Walpurgisnacht, la Veille de Mai, le 30 Avril. Lors de cette nuit de veille du Jour de Sainte Walpurgis, les forces démoniaques se révèlent, les sorcières et les esprits des morts se montrent bien plus agressifs.

William Stewart MacGeorge, Hallowe’en, huile sur toile, v.1911, Royal Scottish Academy of Art & Architecture

Un autre rite emblématique de Halloween est la confection de lanternes pour faire la quête au crépuscule. On utilise pour cela des plantes potagères de saison faciles à évider comme des navets ou des courges dans lesquelles on glisse une bougie. Ces lampes improvisées font apparaitre des visages grimaçants qui symbolisent les âmes piégées dans le Purgatoire (J.Santino). La lumière des lampions fait écho au feu follet Will-o’-the-wisp, ces flammes fantomatiques que l’on aperçoit parfois dans les marais et les cimetières.

La légende originelle la plus connue est celle de l’irlandais Jack O’Lantern ou Stingy Jack un homme impénitent, buveur et joueur, qui réussit à duper le diable en le piégeant dans un pommier enchanté. En échange de sa libération, le diable lui permit de pêcher à volonté. Mais à sa mort, un 31 Octobre, l’âme de Jack se vit interdire toutes les entrées ; ni Enfer, ni Paradis ne voulaient de lui. Le Malin lui offrit un tison que Jack enferma dans un navet creux afin d’en faire une lanterne pour le guider dans la nuit éternelle. Depuis, son âme prisonnière du néant ère et égare les malheureux (P.Dubois).

La création de lampions n’est pas toujours liée à Halloween, elle semble être une tradition populaire partagée en Europe. En Lorraine existe la fête de Rommelbootzennaat, la nuit des betteraves grimaçantes. Le jour de la Saint Martin (11 Novembre), les petits allemands et danois chantent des chansons et transportent des lanternes de betterave ou de papier pour Rummelppott. En Autriche, Suisse et certaines régions allemandes, on sculpte des visages dans des navets pour Rübengeistern. Au Portugal, les enfants visitent les maisons avec des lanternes sculptées dans des citrouilles coca. Avec les Irlandais, la tradition a voyagé jusqu’en Amérique, où les gens ont utilisé un ingrédient facile d’accès : la citrouille.

Edward Docker, Making Lanterns, huile sur toile, v.1880-99, coll. privée

Dans l’Europe médiévale, le jour des Trépassés du 2 novembre, les mendiants demandaient l’aumône comme payement pour les prières qu’ils avaient promis de faire pour les fidèles décédés. Dans une variante anglaise, ils quémandent un gâteau d’âme (soul cake) préparé pour l’occasion. Il s’agit d’un gâteau rond aux épices douces avec une croix tracée sur le dessus au couteau ou avec des fruits secs, que l’on retrouve aussi au Portugal sous le nom de Pão-por-Deus, ou aux Philippines comme Pangangaluwa. Le Rituel du Mendiant reprise par les non indigents et les enfants implique la récitation d’une chanson ou sollicitation émouvante demandant « miséricorde sur toutes les âmes chrétiennes pour un gâteau d’âme. » Car lors de ce repas fantomatique, à chaque gâteau consommé, une âme est délivrée des tourments du Purgatoire (T.Tuleja).

La pratique de la quête, transmise par les immigrants gaéliques, s’est popularisé aux États-Unis. Il existe cependant certaines différences en fonctions des territoires (M.Mead). La chasse costumées aux bonbons reste l’apanage des villes, avec tout les excès qui l’accompagne (Santino : 1986), tandis que dans les campagnes nord-américaines, on lui préfère les farces pranks. Dans les zones rurales, ces farces prennent une dimension particulière. Dans les villages, les victimes connaissent leurs assaillants et réciproquement. La plaisanterie se tourne vers les objets du quotidien, et plus particulièrement les engins agricoles. Les jeunes s’amusent ainsi à déplacer des machines de ferme ou les véhicules jusque dans les arbres ou le toit des bâtiments. Car dans les mœurs de certains ruraux, l’idée d’une ‘Nuit du Mendiant’ (Beggar’s Night) est négativement associée à une démarche embarrassante et inappropriée (S.Siporin). Il est humiliant de frapper aux portes pour quémander quelque chose.

Dans les zones urbaines, l’utilisation de costumes et de masques permet de rendre ce comportement socialement acceptable (S.Siporin). On se déguise en un autre non reconnaissable au cours d’une nuit où le désordre est autorisé. Il est alors d’usage de venir à la porte pour réclamer une offrande. La formule traditionnelle trick or treat laisse ainsi le choix : des bonbons ou un sort. En cas de refus, mais souvent sans motif valable, les jeunes font des farces : les fenêtres sont couvertes de savon, on jette des œufs sur les voitures et les boîtes aux lettres, les maisons et les arbres sont recouverts de papier toilette (teepeeing).

La fête de la peur

La coutume du déguisement est très ancienne mais c’est notamment au cours des années 30 que l’iconographie de Halloween s’enracine : dans un climat social tendu, les costumes dramatisent les peurs inconscientes et prennent donc la forme d’entités surnaturelles ancestrales hors-la-loi (fantômes, sorcières, gobelins). Après 1940, ce sont les indiens et cow-boys (peut-être issus des westerns en vogue), les fées, gitanes ou clowns qui sont à l’honneur. Durant la Grande Dépression, les déguisements imitent les parias sociaux et économiques (T.Teluja). Au cours des années 70-80, les costumes se font plus variés et s’inspirent de la pop culture (personnages Disney, extraterrestres E.T, créatures du Madison Avenue..). Le déguisement devient un moyen d’affirmation de soi, un choix de caractère positif ou son contraire, selon la vision que l’on veut renvoyer aux autres.

Photographie d’un groupe en costume d’Halloween, c.1898, lieu inconnu, coll. privée

À la fin des années 70, le film d’horreur devient le genre cinématographique dominant pour Halloween avec des franchises devenues cultes : Massacre à la tronçonneuse (The Texas Chain Saw Massacre) de Tobe Hooper sorti en 1974, Halloween : la Nuit des masques de John Carpenter en 1978, Vendredi 13 (Friday the 13th) de Sean S. Cunningham en 1980, ou encore Les Griffes de la nuit (A Nightmare on Elm Street) de Wes Craven en 1984. Le cinéma diffuse des slashers peuplés de tueurs psychopathes assoiffés de sang dont les figures de cauchemars hantent les rues à chaque Halloween : les fêtards prennent l’apparence des terribles Jason Voorhees, Freddy Krueger et autres Michael Myers (Rockoff ; Rogers).

C’est donc pendant les années 80, que Halloween se revêt d’une dimension horrifique, avant de se réimplanter en Europe autour de 1990, favorisé par la vague du New Age et le renouveau de l’intérêt pour le surnaturel (création du Wicca). Les entrepreneurs s’empressent d’organiser des festivals celtiques et de commercialiser des marchandises en lien avec la fête et le surnaturel. Les origines païennes présumées de Halloween s’ancrent définitivement dans la conscience populaire. Son récit d’origine mythique loin des racines chrétiennes permet de décontextualiser la fête et de la rendre universelle (R.Zeebroek).

D’une façon ironique, Halloween transcende si bien ses propre origines qu’elle est maintenant liée au monde démoniaque. Les chrétiens évangélistes américains dénoncent le satanisme et la glorification du mal que ce festival engendre, perçu comme l’un des quatre sabbats noirs au cours desquels les sorcières invoquent le démon (Rogers). La fête de Halloween, associée de fait avec la Toussaint et la fête des Trépassés, est teintée d’une connotation macabre. Elle est liée aux entités morbides de l’au-delà (fantômes, squelettes humains) mais aussi diaboliques (démons, sorcières, vampires).

C’est aussi un moyen, en cette saison froide qui annonce le glacial hiver et sa cohorte de souffrances, d’apprivoiser la peur que génère l’inconnu, le dissemblable, l’inattendu. Le terrible frimât hivernal qui dans l’imaginaire collectif fut longtemps associé à des divinités lugubres et néfastes (P.Dubois). Car Halloween est la fête de la dernière récolte, celle du seuil de l’hiver. Peut-être par effet de contre-pouvoir, Halloween et ses sœurs jouent le rôle d’un bouclier : par la farce, nous rions des morts, les rendons familiers. La conscience de notre propre finitude nous semble alors moins terrible. Un jour pour rire avec les défunts suivit d’un autre pour les pleurer.

Arthur Rackham, The Witches’ Sabbath for Washington Irving’s The Legend of Sleepy Hollow, 1928

Rumeur terrifiante 1 : Des Rasoirs dans les pommes

Halloween est désormais une fête liée à la peur. En premier lieu, volontaire. On aime frissonner entre amis devant des films gores, on se déguise en monstre, on visite des lieux hantés… Mais il y a aussi une peur tacite, une angoisse sourde qui ne dit pas son nom. De part sa réputation mythifiée d’ancien culte païen, Halloween semble venir du font des âges, une époque de magie et de paganisme fantasmé. C’est une nuit singulière où les entités les plus sombres voguent librement sur Terre.

Après avoir été largement adoptée aux États-Unis, la fête populaire des jeunes enfants s’est retrouvée entachée d’une sombre réputation. Au cours des années 60, d’étranges et inquiétantes rumeurs liées à Halloween ont commencé à se répandre. Des histoires où des adultes dérangés, en lieu et place de goules et autres fantômes, menaçaient la sécurité des enfants. Elles ont finit par prendre suffisamment d’ampleur pour affecter la pratique du trick or treat dès les années 70, avant de connaître une apogée à partir de 1980 (T.Teluja ; Bill Ellis).

La première rumeur fut celle des « Lames de rasoirs dans les pommes » (The Razor Blades in the Apples). Les origines restent floues mais trois affaires peuvent néanmoins être attestées. La première eu lieu au cours de Halloween 1964 à Greenlaw, New York. Une femme au foyer, lassée de voir frapper à sa porte des adolescents qu’elle jugeait trop vieux pour réclamer des sucreries, fut appréhendée par la police après avoir distribué des paquets contenant des biscuits pour chien, des pastilles anti-fourmis à l’arsenic ou des tampons en laine d’acier. Bien que les jeunes aient été prévenus de la présence des friandises piégées, le cas fut pris très au sérieux par les autorités (Bill Ellis).

La légende, alimentée par la peur et la diffusion orale pris de l’ampleur et se modifia en 1967. Sur la côte Est et le Canada, on se mit à parler d’objets tranchants dissimulés dans les pommes, après la publication de quelques cas dans le New York Times. En 1970, un éminent docteur du New York Health Commisioner rédigea des messages de prudence aux parents dans son bulletin annuel, les mettant en garde contre les sadiques pleins de ressentiments envers la société qui se vengeaient sur leurs enfants (Bill Ellis).

La deuxième affaire sembla confirmer ces craintes : le 2 novembre 1970, Kevin Toston, 5 ans, fut retrouvé mort après avoir fait une overdose d’héroïne. La drogue était contenue dans ses bonbons. L’enquête identifia rapidement le meurtrier, il s’agissait en réalité de son oncle. Quant à la troisième affaire, elle eu lieu en 1974 après la mort du jeune Timothy Mark O’Nryan, 8 ans, par ingestion de cyanide. Là encore, la police détermina la culpabilité de l’assassin, le propre père de l’enfant qui avait empoisonné les sucreries pour récolter l’argent de l’assurance. Dans les deux cas, les suspects, membres de la famille proche, s’étaient inspirés des rumeurs sur de mystérieux croque-mitaines de Halloween afin de commettre leurs crimes et de détourner les soupçons (Bill Ellis). Ironiquement, ces faits-divers poussèrent dès lors les parents à vérifier les friandises de leurs enfants lors des tournées de trick or treat.

Witches Brew (Potion de Sorcières), Carte postale, v.1900

Rumeur terrifiante 2 : Les Sacrifices Sataniques

La seconde rumeur est celle des « Sacrifices sataniques d’enfants » (The Satanic Child Sacrifice). Apparue au milieu des années 70 aux États-Unis, les ouï-dire à propos de cérémonies rituelles visant à offrir des âmes innocentes à Satan lors de la nuit de Halloween se diffusèrent de façon exponentielle avant de devenir une véritable panique nationale entre 1987-88 (Bill Ellis).

Tout commença en 1973-74 avec les morts suspectes de bétails mutilés qui laissaient supposer l’existence de rituels occultes. Ces incidents alimentèrent les inquiétudes dans le Midwest puis dans les Rocheuses avant de connaître une apogée au printemps 1974 avec le meurtre de la femme et du fils d’un prédicateur baptiste à Missoula, dans le Montana. Une intense panique à éclatée dans la population nourrissant toutes les spéculations. Durant le Halloween 1975, les responsables de la ville de Driggs, Idao, ont mis en garde les habitants sur la présence de silhouettes encapuchonnées qui se rassemblaient dans les zones touchées par les mutilations de bétail (Bill Ellis).

Si la célébration de Halloween persiste, la prévention est de mise. En 1988-89, les églises diffusent des avertissements aux familles, sans pour autant lutter contre l’existence des chasses au bonbons, décorations et déguisements incluant des symboles occultes. De nouvelles formes de célébration sont apparues (soirées privées ou spectacles). Le rituel du trick or treat évolue à son tour : dans les années 50, les enfants étaient invités à entrer dans l’espace domestique, où la maîtresse de maison devait deviner leurs noms ; après la révélation d’identité, on leur servait du cidre et des pâtisseries (B.Sutton-Smith). Ce rite d’incorporation a disparu depuis, remplacé par un rite d’isolation et d’anonymat où les enfants doivent attendre sur le porche, un espace liminaire, que l’hôte leur propose des bonbons (T.Teluja).

La diffusion de mises en garde (maquillage plutôt que masques, lampe torche, éviter les inconnus, vérifier les friandises) et l’adoption de certains comportements (s’éloigner des zones dangereuses, non éclairées ou peu familières), attestent de cette peur implicite que les enfants intègrent : Si tu ne respecte pas les règles, tu seras enlevé et tué. Ainsi la distribution des safety list, la décoration et la commercialisation des gourmandises et autres goodies annoncent maintenant la saison automnale.

Safety List du Département des Services de Santé d’Arizona pour Halloween 2018

Évolutions contemporaines

Aujourd’hui Halloween n’est plus le domaine exclusif des enfants, c’est une fête universelle, très plébiscitée par les 18-34 ans (en 1995, 80% des costumes loués était destinés à des adultes) (J.Santino). Car cette fête sert avant tout les adultes, c’est un moyen de contrôler l’Autre au travers d’un espace dédié aux enfants et au jeu. Un désordre subversif autorisé pendant un laps de temps donné qui permet d’évacuer certaines tensions refoulées.

Paradoxalement, le festival se voit aussi approprier par des catégories sociales marginales (bohème, homosexuels, groupes sorciers Wiccans) qui revendiquent leur existence; la fête devient le champ de bataille des images de soi au sein d’une société hybride aux évolutions constantes (T.Teluja). À ce titre, la Zombie Walk (‘Marche des zombies’), qui a lieu au cours du mois d’Octobre dans de nombreuses villes depuis 2005, est un exemple de manifestation publique festive qui met en valeur les monstres de l’époque contemporaine.

Car Halloween permet de mettre en évidence les conflits sociaux. Nombreux sont ceux qui tentent d’ironiser via leur choix de déguisement afin de dénoncer de façon détournée certains sujets ou personnalités qu’ils abhorrent. La pratique du trick or treat est elle aussi source de tensions, outre les demandes d’adolescents qui s’attardent sur leur droits aux bonbons, certaines personnes se plaignent de la présence d’outsiders, des enfants non issus de leur classe sociale. Ainsi quelques privilégiés, issus des 1% des plus riches, contestent et déplorent le phénomène d’invasions de jeunes pauvres venus quémander des friandises dans leurs quartiers résidentiels.

Malgré son apparence joyeuse, Halloween possède de nombreux traits négatifs. La surconsommation inhérente à notre société capitaliste fait exploser la vente d’accessoires et de sucreries ce qui engendre chaque année une véritable catastrophe écologique due à la pollution plastique des multiples objets jetables. Car la surenchère mercantile pousse les industriels à toujours plus d’inventivité. En particulier dans le business des déguisements, y compris chez les propriétaires d’animaux domestiques. Halloween est un atout stratégique pour les commerçants durant la période creuse de l’automne. En Europe, Halloween est perçue comme un mauvais exemple de l’américanisation massive des fêtes.

Halloween est toujours source de peur et certains jouent de cette sinistre réputation. Comme en atteste les affaires des clowns agressifs dans certaines villes françaises en 2014, ou encore les violences urbaines de 2018 ; la Nuit des Méfaits sert parfois de prétexte à la libération de l’agressivité dans un climat social toujours plus tendu.

Le Halloween contemporain est donc le fruit de ces ambivalences, une fête qui se redessine selon son contexte et les besoins ou angoisses de la société. Ce festival polycéphale qui présente le visage angélique de l’enfance, le masque mystérieux des croyances anciennes, les traits hideux du diable … ou le sourire d’une citrouille en sucre.

SOURCES :
  • Dubois, Pierre. L’Elfemeride : Le grand légendaire des saisons Automne – Hiver, Hoëbeke, 2013
  • Freeman, Mara. Vivre la tradition celtique au fil des saisons, Éditions Véga, 2014
  • Guyonvarc’h, Christian-J. ; Le Roux, Françoise. Les Fêtes celtiques, Editions Yoran Embanner, 2015
  • Lherm, Adrien. « Les enjeux sociaux du rite : l’exemple de la fête d’Halloween », Hypothèses, vol. 1, no. 1, 1998, pp. 23-30.
  • MacLeod, Sharon Paice. Celtic Myth and Religion, A Study of Traditional Belief, with Newly Translated Parayers, Poems and Songs, McFarland & Company, Jefferson, North Carilina, and London, 2002.
  • Malcolm, Foley and O’Donnell, Hugh & Collectif. Treat or Trick ? Halloween in a Globalising World, Cambridge Scholars Publishing, Newcastle, UK, 2009
  • Markale, Jean. Halloween, histoire et traditions, Éditions Imago, Paris,
  • McKay, Helen T. « The Coligny calendar as a Metonic lunar calendar », In: Etudes Celtiques, vol. 42, 2016. pp. 95-121.
  • Rogers, Nicolas. Halloween From Pagan Ritual to Party Night, Oxford University Press, 2002
  • Santino, Jack & Collectif. Halloween and Other Festivals of Death and Life, The University of Tennessee Press, Knoxville, USA, 1994
  • Sjoestedt, Marie-Louise. Celtic Gods and Heroes, Dover Publications, Mineola, New York, 2000
  • Sterckx, Claude. Mythologie du monde celte, Marabout, 2014
  • Zeebroek, Renaud. « Persistance ou transformation ? La trajectoire d’une fête », Ethnologie française, vol. vol. 36, no. 2, 2006, pp. 321-331.

Carole Martinez – Du domaine des Murmures

LA VOIX VENUE DES PIERRES

Carole Martinez est une romancière française née en 1966 à Créhange, petite commune de Moselle. Cette ancienne professeur de français s’ouvre à l’écriture en 2005 et puise dans ses racines pour confectionner une œuvre entre conte et roman. Le cœur cousu, récit historique sur une lignée de femmes espagnoles, est publié en 2007. Il obtient de nombreux prix dont le prix Ouest-France Étonnants Voyageurs de Saint-Malo, puis le prix Emmanuel Roblès et le prix Renaudot des lycéens. Du domaine des Murmures paraît en 2011 et se voit lui aussi récompensé : il remporte le Goncourt des lycéens, le prix du roman historique de Levallois, ou encore le prix Marcel-Aymé en 2012.

LE REFUS DE LA VIERGE

« Je suis l’ombre qui cause. Je suis celle qui s’est volontairement clôturée pour tenter d’exister. Je suis la vierge des Murmures. »

Nous sommes en l’an de grâce 1187, sur les terres du domaine des Murmures, en Bourgogne-Franche-Comté. La fille du seigneur, la jeune Esclarmonde, retient son souffle. Le jour de ses noces, dans la procession nuptiale la menant à l’église des Franches Montagnes, l’angoisse étreint le cœur de celle qui n’est encore qu’une enfant : « Tandis que nous avancions, j’attendais que la pluie vînt balayer ma peur, mais l’orage restait sec et seuls les éclairs veinaient mon horizon d’ardoise. »

Acte de rébellion inédit, elle refuse de dire oui et, face à l’affront, se saisit d’un couteau et se tranche l’oreille. Dans le sang répandu et le silence de la foule tétanisée par cette scène surnaturelle, la frêle révoltée proclame son abandon au Christ : « L’orage crachait sa colère, grondait comme une énorme bête, tandis que calmement, […] je disais non pour la première fois. »

Elle demande l’édification d’une chapelle dédiée à Sainte-Agnès, martyre et patronne de la chasteté, ainsi que la confection d’une cellule dans laquelle elle sera enfermée : « Depuis ma tombe, je prierais, à la fois vivante et morte, pour tous ceux que je venais par mon refus d’offenser. » La voix d’Esclarmonde vient de résonner, elle portera sa parole par delà les siècles.

« Entre dans l’eau sombre, coule-toi dans mes contes, laisse mon verbe t’entraîner par des sentes et des goulets qu’aucun vivant n’a encore empruntés. Je veux dire à m’en couper le souffle. Écoute ! »

SOCIÉTÉ MÉDIÉVALE

Le récit prend place en 1187, au cours de la période que certains historiens nomment la Renaissance du XIIe siècle, en plein Moyen Âge classique (XIe-XIIe-XIIIe) (E.Anheim). L’Occident connaît alors une expansion économique et politique ainsi qu’une forte croissance démographique. Temps de renouveau culturel, c’est une période propice aux langues (traductions des textes arabes et grecs en sciences, philosophie, médecine, astronomie) ainsi qu’à l’enseignement (développement des universités, de lettrés et d’intellectuels). Ce renovatio favorise aussi les arts (poésie, lettres, peinture, chants polyphoniques, architecture). De plus, la réforme grégorienne de l’Église instaure l’indépendance de la papauté vis-à-vis du pouvoir laïc, le clergé corrompu est renouvelé, les ordres monastiques se développent (M.Balard, E.Anheim).

La société se fonde selon le système féodal né entre les Xe et XIIe siècles. Outre le pouvoir souverain royal, la puissance politique s’organise autour de la classe militaire, principautés et seigneuries qui disposent de fiefs. Les suzerains locaux gouvernent la population, composées de serfs attachés à leurs terres, ceux-ci obéissant aux seigneurs dans un rapport hiérarchique de vassal-suzerain. Apparue au XIe siècle, la chevalerie forme l’élite guerrière des combattants, tandis que la piétaille fournit l’infanterie à pied (J.Flori). C’est dans ce monde codifié régit par la loi des puissants qu’évolue l’héroïne du roman, la jeune Esclarmonde.

Naître femme au Moyen-Âge, c’est être considérée comme une essence, un élément issu de l’homme (par la côte d’Adam) et donc inférieur. Dominées par la religion chrétienne, la misogynie médiévale est théorisée et s’affirme comme vérité intangible (L’Hermite-Leclercq). La femme se soumet par sa Faute, son péché, celui d’Eve, la femme originelle. Elle est impure de nature, enchaînée à ses défauts, condamnée par son sexe. Selon la pensée patristique, l’homme s’identifie à la spiritualité et au bien, la femme à la chair et au mal (E.Abbott). Dans la société médiévale organisée selon un système de classe où domine l’état religieux puis les laïques, le statut de la femme se décline ainsi : vierges, épouses, veuves, et enfin prostituées (L’Hermite-Leclercq).

La nubile Esclarmonde possède la beauté qui sied à son temps : un regard opalin encadré par un visage d’albâtre, un corps blanc et gracile, une chevelure blonde ruisselante comme de l’or (J.Verdon). Préservée des regards par l’amour jaloux de son père, la jouvencelle est une prisonnière silencieuse au centre d’un « jardins-clos » : « J’étais oiseau et je chantais à toutes heures, je chantais dans le fracas des sabots et des armes ce que Pudeur m’interdisait de dire. »

Elle est un met de choix, une proie prisée dans la chasse matrimoniale qui se livre les seigneurs alentours. Car au XIIe siècle, le destin d’une fille est de devenir épouse puis mère selon la volonté paternelle : « J’avais été dessinée, modelée par les paroles des hommes. » Le sentiment amoureux n’est guère encouragé, perçu comme une passion irraisonnée, un désir égoïste opposé à la charité (J.Verdon, L’Hermite-Leclercq).

L’amour n’est présent que dans le chant des ménestrels et troubadours qui louent le Fin’Amor, le jeu courtois idéalisé et poétique, « raffinement des hommes violents pour lesquels prendre était sans doute devenu jeu trop aisé. » La passion chevaleresque, qui s’oppose à la raison, laisse parler le cœur transis d’un soupirant pour une dame inaccessible, qui bien sûr, finit par s’abandonner au cours de l’assag, l’acte d’amour pur. Nombres de textes courtois dont ceux de Chrétien de Troyes et Les lais de Marie de France vantent l’élévation des sentiments vers le Joï, le tourment d’un désir amplifié mais inassouvi, au travers d’épreuves mettant au défit la Valeur du galant (J.Markale). Or cet amour n’est que rêverie des sens et des mots.

Seuls les petites gens goûtent aux inclinations libres. Il est coutume, au cour de fêtes pastorales du 1er mai ou du 14 février, que les jeunes gens se rencontrent pour lutiner sans être marié. Pour les dames de la noblesse, le choix n’existe pas. Le mariage des aristocrates est un contrat passé entre familles de mêmes conditions. Les filles sont mariées dès leur entrée dans l’âge adulte qui équivaudrait aujourd’hui à l’âge de 12 ans (J.Verdon).

Son promis, Lothaire de Montfaucon, est un fier chevalier aux mœurs grossières et violentes. Selon la coutume, il fut confié enfant aux soins du seigneur des Murmures afin de parfaire son éducation militaire. Fruit de la guerre et du combat, il devient un homme « à l’habit de métal, formé à tuer », qui détrousse les filles au détours des chemins. Selon la primogéniture en rigueur chez la noblesse, l’aîné hérite des terres paternelles, le cadet entre dans les ordres monastiques, tandis que le benjamin n’a d’autres choix que le mariage ou la guerre (J.Flori). Mais le refus d’Eclarmonde bouleverse le rugueux Lothaire, qui touché en plein cœur se détourne des armes. C’est par la poésie désormais que le jeune éconduit chantera sa peine à l’oreille mutilée de son nouvel amour.

Les Très Riches Heures du duc de Berry, mois d’avril, juin, août et septembre, livre d’heure commandé par le duc Jean Ier de Berry aux frères Paul, Jean et Herman de Limbourg vers 1410-1411, complété par un peintre anonyme dans les années 1440, puis achevé en 1486 par le peintre Jean Colombe

MÉLANCOLIE DE LA FEMME-PIERRE

Carole Martinez fait appel au motif symbolique de la femme emmurée souvent employé dans la littérature européenne (G.Vanhese, M. Yourcenar). L’emmurement signifie littéralement ‘être mis dans des murs‘. C’est l’acte inverse à la vie, celui d’un retour au néant, à la terre et à l’obscurité. C’est un thème qui s’apparente aux grands mythes cosmogoniques et aux divinités chthoniennes, celles liées au monde souterrain, et à l’élévation supérieure vers les cieux, aux rites de fertilisation et au culte des morts et des ancêtres (Cornelia Manicuta).

En choisissant de se retirer du monde, Esclarmonde s’inscrit dans une très longue tradition sacrificielle liée aux pierres et au sacré. On retrouve des traces de cette pratique dans la Grèce Antique, sous les traits d’Antigone, cette princesse rebelle condamnée à mort par son oncle Créon pour avoir désobéit à sa loi. Une insoumise dont la légende hante la littérature occidentale sous les vers de Sophocle ou d’Anouilh, placée dans un « espace tragique entre les vivants et les morts » (A.Dufourmantelle).

Le fait d’être enseveli vivant était un mode d’exécution rare destiné aux vestales romaines, ces jeunes filles au service de la déesse Vesta (gardienne du foyer et du feu sacré) ayant commis une faute impardonnable : rompre leur vœux de chasteté ou laisser le feu sacré du temple d’État s’éteindre. L’importance de leur statut se mesurait à l’atrocité de leur punition. Si elle n’était pas brûlée vive, la femme souillée était enveloppée dans un linceul et placée dans une litière fermée, avant d’être transportée comme un cadavre par un cortège funèbre. Menée dans le Campus Sceleratus, ‘le champ du crime’, elle était enterrée vivante dans une chambre souterraine contenant une ration substantielle de pain, d’eau, d’huile et de lait (E.Abbott).

Profondément lié à l’univers des pierres et du bâti, le sacrifice d’un être vivant, enterré dans le soubassement d’une construction, garantissait sa solidité et en assurait sa protection. Du Moyen-Âge jusqu’à la Renaissance, il était coutume d’emmurer des animaux (souvent des chats ou des coqs) pour ériger des édifices afin de payer le tribu du Malin (A.Dufourmantelle). Le diable ayant obtenu une âme compensatoire se préservait de détruire le bâtiment. Dans la littérature, le scénario rituel du sacrifice de la femme du maçon réapparaît comme une légende reliée au mythe primordial de la création (M.Eliade).

La réclusion religieuse volontaire est quant à elle une forme extrême de pénitence qui fait référence à un sacrifice (du latin sacrificare). Le sacrum facere, c’est accomplir un acte sacré, une offrande aux divinités pour obtenir leur grâce, un don qui s’adresse à un autre inconnu. C’est une tentative de concilier les deux mondes, de rentre tangible la frontière entre vie et mort à travers une dépossession de soi dont les figures ultimes sont celles du mystique et du renonçant. Selon Anne Dufourmantelle, « cette expérience de la ‘mort dans la vie’ fait de ces êtres des passeurs qui atteignent, dans leur étrange et renouvelé refus du monde, une sorte de grâce, de transcendance au plus près du banal. »

Le mot réclusion, du latin recludo, signifiait à l’origine l’ouverture avant de devenir le synonyme d’inclusus (enfermé, isolé) au IIe siècle. Au Moyen-Âge, la réclusion est la forme achevée du mépris du monde et une volonté de salut dans la solitude de la foi, à l’intérieur d’une logette exiguë dont il existe variété de styles, de matériaux et de dispositions. Sur l’Échelle Céleste de l’Hortus Deliciarum – encyclopédie chrétienne rédigée entre 1159 et 1175 – ermites et reclus dominent parmi les élus, précédant moines et clercs. Le reclus étant dépendant de sa communauté (il ne bénéficie d’aucunes ressources), les reclusoirs se concentrent dans les villes qui brassent un nombre important de marchands et de pèlerins à même d’entretenir les fidèles nécessiteux. Très répandus au Bas Moyen-Âge, les reclusoirs disparaissent entre le XVe et le début du XVIIe siècle (L’Hermite-Leclercq).

Parce qu’il est un acte de renoncement au monde, l’emmurement est considéré comme une mort. Le jour de sa réclusion, Esclarmonde assiste à ses propres funérailles, car c’est la liturgie des morts qui organise cette sortie du monde. Les trois étapes majeures de cette liturgie des défunts (extrême-onction, messe de requiem, ensevelissement en terre bénite) confond deux passages de la vie d’un chrétien : la conversion des mœurs (baptême ou mariage mystique) et la mort (L’Hermite-Leclercq). Vêtue d’une robe de lin blanche bénie, Esclarmonde reçoit un jet de terre sur le corps : « Pour signifier mon entrée toute vive dans le domaine des morts », avant d’être cloîtrée dans une cellule scellée. Ainsi, la recluse devient un être de l’autre-monde, une morte que l’on nourri mais que l’on ne laisse pas sortir. Une non-vivante qui par sa position liminaire accède aux frontières du sacré.

« Je suis Esclarmonde, la sacrifiée, la colombe, la chair offerte à Dieu, sa part. »

De gauche à droite : Henri-Pierre Danloux, Le Supplice d’une vestale, 1790, huile sur toile, Louvre ; Victorine Angélique Genève-Rumilly, La mort d’Antigone, XIXᵉ siècle, Musée de Grenoble

CULTE DES SAINTS

Dès les premiers siècles du Christianisme, le culte des saints se diffuse. Outre la Vierge Marie, Jean-Baptiste et les Apôtres, ont vénère les martyrs dont la sainteté est affirmée par la ferveur de leur foi, elle-même reconnue par le peuple selon l’adage Vox populi, vox Dei : ‘La voix du peuple est la voix de Dieu’ (A.Vauchez).

C’est principalement par ces ‘manifestations plus sensibles’ et non aux dogmes et autres discours théologiques obscurs, que la dévotion aux saints et aux martyrs s’intensifie. L’on aime à croire aux légendes, on s’extasie face aux miracles, on s’enthousiasme pour les reliques. Le clergé tente alors de contrôler cette ferveur populaire qui porte en elle l’ombre d’un paganisme plus ancien. L’Église met en place des canonisations officielles dès le IIIe siècle, reconnaît la sainteté d’un défunt et place ses restes dans un sépulcre adapté (elevatio) au cours d’une cérémonie liturgique. La fascination pour les saints engendre un véritable commerce des reliques qui permettent d’accroître le prestige des lieux saints devenus des centres de pèlerinage.

C’est à travers et pour les autres que la sainteté s’exprime. Le saint endosse un rôle, il est membre d’une élite d’intercesseurs et de modèles. Les serviteurs de Dieu s’infligent volontairement des épreuves et des mortifications qui ont pour vocation d’effacer les traces du péché et de conférer au corps un pouvoir divin. Car il existe un lien indescriptible entre souffrance et sainteté. Et souvent les martyrs, victimes innocentes de crimes violents, acquièrent la grâce selon la loi de l’affectivité populaire : la pitié suscite la piété (A.Vauchez).

La sainteté est d’abord une énergie virtus qui se manifeste par le corps, au travers d’indices d’ordre physiologique : incorruptibilité (le corps ne se décompose pas), odeur de sainteté myroblyte (la dépouille dégage un parfum de myrrhe), reliques qui continuent à vivre (saignement, écoulement d’huile) ou mystérieuse irradiation qui se transmettait à la terre et à l’eau alentour (A.Vauchez).

Aux XIe-XIVe siècles, on considère qu’un saint se distingue par la manifestation de la puissance divine. Le visage étant reflet de l’âme, la beauté est perçue comme un signe de perfection. On parle aussi d’une illumination spirituelle de l’âme qui donne un éclat lumineux au ‘corps glorieux’. Dès le XIIIe siècle, ce sont les stigmates qui attestent de la divinisation corporelle : le saint s’identifie au Christ par la chair et partage sa souffrance en arborant les mêmes plaies. S’y ajoute toute une série d’états psychosomatiques, des extases allant de l’elevatio mentis à la contemplation intense, jusqu’au raptus, la perte de sensibilité corporelle complète qui marque le terme de l’ascension mystique (A.Vauchez).

« La force de l’Église réside aussi dans ces contes qui ont passé les siècles et dans notre capacité à forger aujourd’hui encore de merveilleuses fables au service de la foi. »

LE PARADOXE DE LA SAINTE

Les Pères de l’Église avaient une vision manichéenne et dichotomique du monde. Adeptes de l’eunuchisme, réel ou métaphorique, ils vantent le rejet de la chair, le concept de mariage chaste dont la non-procréation comme preuve de sainteté. Car le couple initial formé par Adam et Eve a donné au mariage pur et spirituel une dimension charnelle liée à la douleur. La femme pécheresse enfantera dans la souffrance et dans le sang afin d’expier sa faute (A.Vauchez).

Pour le Christianisme primitif, la sexualité est néfaste, on prône l’abstinence. La virginité et la chasteté étant vertu, la famille des croyants prime sur la famille de sang. C’est la voie menant à l’existence angélique, car les anges ne connaissent pas les affres de la chair. Marie la virginale dont l’asexualité est un objet de vénération, est l’antithèse de la fautive et enjôleuse Eve. L’une condamne au péché tandis que l’autre, vénérée, absout et sauve l’humanité (J.Verdon).

La sainteté féminine repose donc sur une négation : l’impureté présumée du corps féminin ne saurait entrer en contact avec la sphère du divin (J-P.Albert). La femme, créature aux mille vices, au corps inconnu et étranger, inversé à celui des hommes, fait de fissures (bouche et sexe) d’où découle le péché, ne peut être liée à Dieu (J.Verdon). Même la venue au monde du Christ est discutée ; il ne saurait naître d’un utérus souillé. Les clercs, « sûrs de détenir la vérité sur le giron sacré », théorisent ainsi l’Immaculée Conception de la Vierge Marie (E.Abbott).

Pourtant, le XIIe siècle est marqué par une forte féminisation du religieux. On assiste à l’essor de la piété mariale, de la dévotion à Marie Madeleine, ainsi qu’à la diffusion de motifs féminins comme celui de la maternité spirituelle. Entre 1198 et 1431, plus de la moitié des laïcs canonisés sont des femmes. On accorde une nouvelle place à la valeur affective dans la dévotion ainsi qu’à une valorisation de la mystique émotionnelle : après tout Dieu est affect, c’est un lien d’amour qui l’attache aux humains (D.Boquet).

Pour mériter le titre de sainte, les femmes accentuent la dimension héroïque de la souffrance, jusque-là réservée à l’homme. Cette quête de la pureté vise à renier totalement le corps féminin et à neutraliser les pulsions charnelles (D.Boquet). L’idéal de la désincarnation passe par de multiples mortifications (solitude, jeûne, austérité) afin d’ôter toutes traces de volupté, de procréation. La privation excessive de nourriture provoque l’aménorrhée (l’absence des règles) et un effacement progressif du corps qui s’amaigrit et se désexualise. La sublimation du corps féminin passe ainsi par la disparition des humeurs les plus ‘animales’ (sang, sueur, urine, excréments), par la négation du fonctionnement naturel du corps (J-P.Albert). On voit naître l’idée d’une féminité mystique dont le corps devient nourriture, la sainte s’abreuve de l’amour divin (L’Hermite-Leclercq).

Les femmes rejettent tant leur propre corps que nombre d’entre elles se travestissent pour vivre librement leur foi. L’hagiographie des saints retient les vies de Pélagie, Marine, Marguerite, Eugénie ou Théodora, qui, aux IVe-VIe siècles, ont renoncé à leur nature (Jacques de Voragine, La légende dorée). Elles prônent l’idéal de vie des pères du désert et vantent la pratique radicale de renoncement au monde (Sylvie Steinberg). Mais l’individualisation de cet ascétisme féminin, qui laisse s’exprimer les voix des ces ‘troubadours de Dieu’, fait naître la méfiance du clergé. Au XVIe siècle, le Concile de Trente se décide à réorganiser l’Église et à instaurer l’ordre (Pascua Sánchez).

« Mon temps aimait les vierges. Je savais ce qu’il me fallait protéger : mon vrai trésor, l’honneur de mon père, ce sceau intact censé m’ouvrir le royaume céleste. »

La dame entre dans un couvent et se fait couper les cheveux courts par l’abbesse, dans Lancelot en prose, Cycle de la Vulgate, France, vers 1301-1400 ; Détail de six religieuses, dont deux à livres ouverts, d’une miniature d’une procession à la messe, dans La Sainte Abbaye, France, v. 1290

L’ESPOIR DES EMMURÉES

Esclarmonde, dont le prénom issu du latin clara ‘glorieux’, ‘brillant’ et du germanique mund ‘protection’, pourrait aussi signifier ‘celle qui éclaire le monde’, s’enferme dans l’obscurité pour mieux contempler la lumière divine. C’est désormais dans une tombe nuptiale qu’elle rejoindra son époux céleste. Mais pourquoi avoir choisit une telle destinée ?

Pour cette jeune pucelle, prisonnière de la volonté de son père, c’est une tentative d’échapper à la destinée des femmes de son temps, celle d’un « pudique récipient » condamné à enfanter l’avenir des « bâtisseurs de lignées. » Elle fait le choix d’une prison de pierre pour échapper à une prison de chair. Car la femme médiévale est enfermée dans un corps lui-même prisonnier du regard masculin et de sa domination. Objets de désir et de rejet, les femmes sont tiraillées entre deux axes : la soumission sexuelle ou l’exclusion totale de la chair (Pascua Sánchez).

Le Christ est ainsi doublement sauveur, celui de l’âme et celui du corps : « Lui seul pouvait tenir les hommes en échec et leur arracher une vierge. » Ainsi, certaines rebelles échappent à la loi d’airain du mariage par le truchement de la foi et trouvent dans leur chasteté un contre-pouvoir au patriarcat : « Entre le Père céleste et le père géniteur, j’avais choisi de glorifier le premier aux dépens du deuxième. » Libérées des devoirs conjugaux et de l’oppression masculine, elles accèdent aux professions et études réservées aux hommes, et surtout acquièrent une autonomie jusque-là inexistante (E.Abbott). On voit ainsi fleurir des vocations de bénignes, moniales, nonnes, recluses et autres mystiques.

Pour ces « femmes-tombeaux », la fuite passe par la rupture avec le corps et le monde. En prière et pénitence, elles vivent enfermée dans une publica vox et fama de vertu et de sainteté. La réclusion est un refuge pour nombre de femmes à qui elle offre une dignité de vivre dans la mort que ne leur permet pas la vie terrestre. À l’abri des dangers du monde (violence, viol, pauvreté), les victimes de la vie (orphelines, femmes répudiées, repenties, veuves, femmes sans ressources) accèdent à une certaine sécurité au prix de leur liberté (L’Hermitte-Leclercq).

Toutes ces femmes offertes à Dieu sont des réminiscence de culte plus anciens, ceux des divinités païennes. À l’image des vestales, prêtresses du feu qui offraient trente années de leur vie au sanctuaire et jouissaient en retour de nombreux privilèges : honneurs, liberté face à l’autorité du père (patria potestas), indépendance juridique (E.Abbott). Elles disposent aussi d’un pouvoir immense : l’influence de la parole.

« Je n’avais jamais tant reçu, tant parlé, du temps où, vivante, je devais garder la chambre, broder, chanter et obéir à mon père. Tous ces êtres en mouvement venaient voir l’immobile et la vie passait devant moi, qui pourtant l’avais quittée. »

LE POUVOIR DE LA SAINTE

Paradoxalement, la recluse qui a renoncé au monde voit son corps-tombeau doté d’une présence remarquable (Pascua Sánchez). Posé comme « une borne à la croisée des mondes », le reclusoir est un lieu de passage qui concentre et diffuse les nouvelles (L’Hermitte-Leclercq). Les recluses immobiles communiquent et entretiennent un incroyable réseau actif en passant par les lèvres de leurs visiteurs. Les mots soufflés transcende ainsi la femme ordinaire condamnée au mutisme : « Ma bouche de pierre m’a offert la puissance de la sainte. »

Véritable fonctionnaire de la prière et de la pénitence, la recluse reçoit les doléances et les confessions d’une foule en mal de compassion. C’est seulement par l’hagioscope, petite ouverture donnant sur l’intérieur de l’église, que la recluse assiste à la messe. Ses journées sont rythmées par l’accueil des pèlerins au travers d’une fenestrelle et la prière qu’elle soit d’adoration eucharistique (dévotion de la présence du corps du Christ dans l’hostie consacrée) ou d’intercession (demande en faveur d’autrui) (J.Pilorget).

En ce temps, « saints et mystiques avaient l’oreille de Dieu et ces élus retenaient Son bras, rachetant les pêcheurs. » Considérés comme un intercesseur auprès du Dieu, ils possèdent une influence considérable auprès de la foule (G.Tétart). Doués d’une vertu thaumaturgique, ont les pense capables d’influencer la volonté du Seigneur : « Mon oreille absente avait la profondeur d’un puits, on y jetait pêle-mêle tout ce que Dieu devait savoir. »

La figure familière et populaire du saint agit comme un charme protecteur et consolateur des gens du commun. De nombreux bienfaits sont d’ailleurs attribués aux saints : leur présence stimule les forces de la nature et favorise la fécondité et la prospérité. Perçu comme un véritable talisman, le saint assure le salut et la protection du peuple contre les maux les plus terribles (catastrophes naturelles, épidémies, famines). Il dispose aussi d’un effet thérapeutique sur les maladies (contagieuses, organiques) ou les souffrances physiques. Par le toucher ou la prière, il occupe le rôle d’un soignant auprès des infortunés (A.Vauchez). De plus, l’affluence des pèlerins est aussi une manne financière pour les Églises, ces derniers faisant de multiples dons. Sous les pieux conseils de la recluse, certaines bonnes œuvres sont aussi redistribuées aux mendiants.

Nouvelle forme du merveilleux, le saint participe à la création d’un fantastique du divin. Gratifié de la force divine (virtus), il est doué de charismes. Il possède le don de ‘claire vue’, le rendant omniscient, ainsi que le privilège de réaliser des prophéties et des miracles. Bien après sa mort, l’énergie divine ruisselle toujours et continue d’agir sur sa dépouille et son lieu de sépulture. On comprend pourquoi les saints, dotés de tels pouvoirs, engendraient parfois une dévotion exagérée de la part des croyants. La rumeur de miracles impossibles ou de guérisons magiques prenaient le risque de condamner le saint à des accusation de sorcellerie ou d’abus de pouvoir (A.Vauchez).

Dans son réduit de pierre, Esclarmonde entame un étrange voyage spirituel : « A force de foi, de méditation, de jeûne et de solitude, il m’a semblé qu’un chemin s’était ouvert dans l’obscurité, une voie qu’empruntait la cohorte des morts et, à leur suite, j’ai touché l’autre rive. » Au cours d’une extase mystique, lui apparaissent des visions de l’enfer et du purgatoire puis d’un souffle, elle atteint les nuées.

« Le menu peuple avait bien souffert jusqu’à ce que leur vierge intercédât en sa faveur et calmât l’Ire divine. Et elle avait fait plus que la calmer, puisqu’elle avait endormi la Mort. »

De droite à gauche : Perceval à la Recluserie issu de La Quête du saint Graal, Poitiers, XVe siècle, Bibliothèque Nationale de France BNF ; Isolement d’une recluse sous la bénédiction de l’évêque, Ludovic, origine non déterminée, vers 1900, Publié dans Catacombes et carrières de Paris de René Suttel

LE POIDS DU SECRET

Or Esclarmonde cache un secret qu’elle a emporté avec elle dans sa tombe. Au matin du dernier jour, alors que la jeune fille se glisse une ultime fois dehors avant sa réclusion, le diable la rattrape. Une main s’abat sur sa bouche, et un corps inconnu à l’haleine avinée déshonore la pucelle, la déchirant par sa violence et son ivresse : « Le visage tordu par un méchant sourire, il a vidé son amertume et sa colère en moi avant de se relever et de disparaître dans la brume. » Pour préserver sa vie et son honneur, elle ne dit mot et cache sa honte aux yeux de tous, les pierres bientôt enseveliront son silence.

Plusieurs mois passent et bientôt, une sensation étrangère l’étreint : « ça m’habitait, ça frappait là-dedans, ça courait sous ma peau comme une main sous un drap. » Esclarmonde réalise incrédule qu’elle porte un enfant : « Ce sang que je ne perdais plus m’enflait les veines. Elles dessinaient leurs ondulations bleues sur mon corps décharné. » Dans le silence de sa cellule, elle met au monde un fils, à l’aube de Pâques fleurie, qu’elle nomme Elzéar, ‘secours de Dieu’.

Mais la voilà au prise d’un dilemme terrible : affronter le monde sans dévoiler la vérité. Elle ne peut que confier son destin et celui de son enfant à son père, « cet homme redoutable », qui jusque là refusait de la voir, déniant sa nouvelle existence. Pour toute réponse, le seigneur des Murmures, le regard vide, lui rend son fils en pleurs. La foule, attirée par les cris, découvre avec stupeur la présence d’un nouveau né aux paumes percées. Cela ne peut être qu’un miracle, la sainte a donné naissance à un enfant divin.

Esclarmonde veut à tout prix préserver son fils, dont le destin sera façonné par ses paroles : « J’espérais qu’il vivrait et cherchais un moyen de le soustraire à la haine de mon père et aux griffe du diable. » Seul le silence peut les sauver ainsi que l’émerveillement aveugle des clercs et du Diocèse, qui voit en cette nouvelle sainte, un intérêt précieux pour ses finances : « Dieu sublimait ma douleur, et ma déveine se muait en or. »

L’enfant est alors considéré comme un merveilleux présent accordé par le Ciel. Tous s’extasient face à cet angelot au regard clair, et rapidement, on le baptise dans la chapelle de sa mère. En ce temps, le baptême est le sacrement le plus pratiqué dans la vie médiévale car il efface le péché originel. Si un nourrisson meurt avant d’être baptisé, son âme est damnée (et ce, jusqu’à l’invention des limbes au XIIIe, un espace entre enfer et paradis qui ne connaît pas la béatification). Le pédobaptisme se généralise aux XIIe-XIIIe siècles afin de préserver les enfants, dont la mortalité est élevée, de la damnation éternelle (J.Verdon).

La pauvre Esclarmonde est tiraillée par cette dissimulation qui la condamne au tourment et l’inquiétude la ronge : « Que cherchais-je donc en entrant en ces murs ? L’extase mystique, la proximité de Dieu, la splendeur du sacrifice ou la liberté qu’on me refusait en m’offrant le mariage ? » La crainte de perdre son fils lui ligote l’âme. Car le roman est aussi un récit sur la maternité. Celui d’une vierge à l’enfant qui connaît dès lors la terrible peine ressentie par les mères. Elzéar ne pourra pas vivre avec elle dans son réduit de pierre. Il finira par grandir et son corps ne passera plus à travers les barreaux de sa fenestrelle. Déchirement de la mère, le jour maudit où on lui arrache son fils.

« J’ai compris cette douleur à laquelle Dieu avait condamné les femmes depuis la chute. L’enfantement n’est pas seulement une torture physique, mais une peur attachée comme une pierre à une joie intense. Les mères savaient la mort déjà à l’œuvre dès le premier souffle de leur enfant, comme accroché à leur chair délicate. »

CROISADES EN TERRE SAINTE

Pour préserver son secret de la folie de son père, Esclarmonde le convainc de partir pour l’Orient mener la Croisade contre le puissant Saladin, sultan de la dynastie musulmane des Ayyoubides. En cette Terre Sainte, pôle de la chrétienté, objet de ferveur pour de nombreux croyants pour qui le pèlerinage jusqu’à Jérusalem représente l’œuvre suprême de religion. Le Saint-Sépulcre en est le centre, lieu de pleurs et de prières qui ravive la mémoire d’un Jésus de Nazareth crucifié. Cette ville, centre du monde, témoin de la Passion du Christ, prend corps et devient une réalité physique pour les pèlerins nourris aux récits sublimes. Il est alors crucial, en ce siècle de foi, de goûter dans sa chair et dans son âme la présence de la ville (P.Alphandéry, A.Dupront).

Car Jérusalem est la cité céleste ressuscitée du Nouveau Testament, celle qui accueillera les élus lors de l’Apocalypse. Cette autre Jérusalem, la nouvelle, la désirée, est sublimée par l’attente des chrétiens. Selon les traditions eschatologiques du XIe siècle, le dernier roi des Francs s’y rendra pour y déposer le spectre et la couronne, avant la venue de la fin des Temps, personnifiée par l’Antéchrist (P.Alphandéry, A.Dupront).

Au début de l’an mil, l’Occident perçoit des signes annonciateurs qui confirment cette prophétie. Le développement considérable des pèlerinages collectifs à Jérusalem et la menace de l’Islam nourrissent la rumeur qui saisit les foules pieuses et ferventes (M.Balard). Les Xe et XIe siècles sont alors marqués par la douleur et la mortalité. Entre 1042 et 1076 le mal des ardents dû à l’empoisonnement à l’ergot de seigle, réminiscence du feu de Saint-Antoine qui se traduit par des inflammations de la peau, se répand comme une punition divine. Puis c’est une série de calamités qui s’abat sur l’Occident de 1085 à 1095 : inondation ou sécheresse, disette, épidémie dont la terrible peste. Cette période des fléaux engendre un immense mouvement de piété populaire (P.Alphandéry, A.Dupront).

Les chrétiens tentent alors de partir à la rencontre de ce millénium rédempteur et s’arment pour une guerre sainte qu’ils jugent légitime. Le sang sera versé pour punir les ennemis du Seigneur et les païens, un sang purificateur, un sang libérateur. En France, la première croisade initiée en 1095 par Pierre l’Ermite et prêchée par le Pape Urbain II exhorte les foules à délivrer les chrétiens d’Orient (M.Balard). Animé par le fol espoir d’atteindre le paradis en libérant la cité des mains des sarrasins qui ne partagent pas leur foi, les croisés se lancent dans une série de vagues guerrières qui prend valeur de sacrifice collectif, de combat au nom du Ciel, ambition glorieuse comme une offrande rédemptrice.

Le seigneur des Murmures s’est engagé dans la IIIe Croisade (1189-1192), celle des grands rois d’Occident. Elle est initiée par Richard de Poitou, qui deviendra Richard Cœur de Lion, suivi de son père, Henri II d’Angleterre, puis par Philippe Auguste, roi de France. Ils sont secondés par une flotte navale levée par Guillaume II de Sicile ainsi que par l’immense armée croisée de l’empereur Frédéric Ier Barberousse. Tout ces hommes en armures rejoignent le siège de Saint-Jean-d’Acre, tenu par le roi Guy de Lusignan depuis 1188. La ville sera finalement reprise aux musulmans le 12 juillet 1192 (M.Balard).

« Cette Terre qu’on disait sainte, sur cette terre gorgée de sang musulman, chrétien, juif, philistin, qui n’était pas seulement le berceau d’une humanité déchirée et violente, mais la pierre de sacrifice où les fils d’un Dieu unique se tuaient comme des chiens en Son nom, oui pas seulement le début, mais la fin dernière, le tombeau de l’humain. »

ENFERS NOCTURNES

Du cœur de sa cellule, Esclarmonde voit tout. Au cours d’un tendre rituel, son fils lui caresse le visage et, posant les doigts sur ses paupières, lui impose des images qui la hante dans la nuit : « Dans les mains de mon enfant, j’ai vu l’infinie cohorte des croisés se dérouler vers le levant. » Les rêves au Moyen-Âge sont considérés comme des manifestations du divin mais peuvent aussi être des songes trompeurs envoyés par le diable. Ils sont le moyens de communiquer avec l’au-delà et le monde invisible (C.Lecouteux).

Dans ses songes, elle voyage aux côtés de son père et assiste impuissante à l’horreur de ce périple fou, à la débâcle de cette « armée toute grouillante d’êtres animés par la foi et la haine. » Sous son regard, dans la poussière et la fournaise, le voyage périlleux se change en une lente marche d’agonie, la glorieuse armée s’étiole après la noyade de l’empereur Barberousse, le 10 juin 1190, dans le fleuve Saleph. Seuls les plus fervents poursuivent le périple saint et traînent leurs rêves et leurs chimères à travers le désert : « Tous ces cadavres en marche ployaient sous leur croix dont le rouge sang tournait à l’ocre, car les couleurs elles-mêmes s’épuisaient, rongés par le même soleil assassin. »

« Chacun des croisés avait perdu un peu de son sang en route, si bien que des pères et des fils, morts et vivants, cheminaient ensemble et que les spectres se multipliaient, chaque jours plus nombreux sous les yeux des Sarrasins sidérés qui n’osaient plus s’attaquer à une caravane où l’on comptait tant de fantômes. »

TEMPS DE MERVEILLEUX

Le Moyen-Âge, fervent et superstitieux, est peuplé de contes et de sorcellerie. On espère les miracles de Dieu tout en craignant les manigances du diable. Par un procédé d’acculturation, la religion chrétienne qui n’a pas réussit à étouffer les vieilles croyances, s’est aisément entrelacée avec un légendaire plus ancien. Saints, anges et démons côtoient ainsi féerie et petit peuple  : « Le monde en mon temps était poreux, pénétrable au merveilleux. »

À la tombée du jour, lorsque le soleil – lumière divine – se voile, les portes d’un autre monde s’ouvrent : « à la nuit, les cauchemars s’incarnaient et rôdaient autour des endormis. » Le crépuscule appelle les esprits maléfiques et les ténèbres deviennent le territoire d’apparitions qui rode dans les bois. Seuls les fous ou les sorciers osent s’y aventurer. On y craint la terrible Mort, cette Faucheuse implacable qui s’abat sur les hommes, jeunes ou vieux. Les défunts eux-mêmes, s’ils ne sont pas satisfaits de leur trépas et ont raté leur passage vers l’autre-monde, peuvent revenir parmi les vivants (C.Lecouteux).

Carole Martinez puise dans ce folklore et l’incorpore dans son récit à travers le personnage de l’énigmatique Bérengère, à la fois suivante de la belle-mère d’Esclarmonde et protectrice de ses nuits. C’est une femme immense, une jeune géante d’une ensorcelante beauté, amoureuse d’un vendeur de reliques affabulateur et jovial. Les deux amants se rejoignent sous le couvert de la Nuit, sur les berges de la Loue, et l’on entend leurs gémissements languissants « dans le murmure des eaux, si bien que femme et rivière semblaient jouir à l’unisson, étendue côte à côte sous la lune, et que les mauvaises langues commençaient d’accuser ce couple d’ogre d’ensemencer la nuit. »

Car cette étrange fée vêtue de vert, dont les cheveux blonds prennent parfois la couleur de la rivière, a « brisé les invisibles chaînes qui l’entravaient depuis l’enfance. » Sous les grosses mains de son ours d’amant, elle se découvre un pouvoir de captiver les hommes, sa sexualité épanouie la rendant désirable et heureuse. Bérengère se confond avec la Dame Verte, nymphe des pairies de Franche-Comté. C’est un esprit de la nature joyeux qui folâtre dans les champs, chante et danse à la nuit tombée, entraînant parfois les mortels dans une ronde sans fin. Dans le roman, elle dévoile un visage plus trouble. C’est dans la rivière que l’ondine attire les imprudents. Naïade au regard de velours, elle séduit et envoûte, serrant dans ses bras d’algues le corps alangui de malheureux noyés.

La rivière, la Loue, est d’ailleurs la source de bien des peurs. Territoire des fées, lacs, fontaines, sources ou fleuves sont les domaines des esprits mélusiniens (C.Lecouteux). Ces pucelles graciles sont gardiennes des lieux aquatiques, assurant fertilité et irrigation, mais sont aussi des entités ambivalentes qui peuvent se venger et mener à la mort. Car l’eau boueuse noient aisément ceux qui s’en approche. Une autre diablerie obsède ainsi le domaine des Murmures…

Tout commence par un amour ardent, celui que Amaury de Joux voue à la douce Berthe. Or la belle est mariée à Amey de Montfaucon, le frère aîné de Lothaire. Le chevalier ignore son épouse, lui préférant la compagnie d’un étalon merveilleux, Gauvin. C’est avec ce frère-cheval qu’il se rend en Terre Sainte, avec ce monstre de guerre qu’il se jette dans la mêlée sanglante avant d’y disparaître. Le croyant mort, Amaury se rend chez la veuve et vit enfin avec elle l’amour si longtemps réprimé. Mais un matin, le mari revient d’entre les morts au dos de son cheval infernal et découvre l’adultère. Pris d’une rage terrible, il massacre l’amant sous les yeux horrifiée de ses gens. Un complice s’empare de l’étalon et tente de s’enfuir à bride abattue. Mais la herse du château tombe sur le cavalier, fauchant l’homme et sa monture qui poursuivent leur course effrénée dans la rivière avant d’y être engloutis. L’horreur sanglante hante depuis les lieux.

La peur du destrier fantôme plane comme une ombre menaçante sur le fief, comme si la bête était revenue des croisades escortée par quelques démons : « Ce merveilleux étalon à la blancheur surnaturelle guettait les pèlerins sur les chemins et noyait dans la Loue tous ceux qui tentaient de le monter. La mort était revenue au pays sous les traits d’un cheval. » Ce destrier spectral évoque le cheval pâle monté par la Mort, l’un des quatre cavaliers cités dans l’Apocalypse de Saint-Jean. Il est aussi le reflet d’un autre équidé aquatique issu du folklore écossais et irlandais : le kelpie.

« Il importait de ne pas se mêler au peuple qui habitait ce territoire ouvert sur les enfers où s’était réfugiées toutes les vieilles croyances battues en brèche par l’Église et où des divinités mauvaises se soustrayaient depuis des siècles au regard divin. Cet espace où les fées criaient librement leur joie. »

Détail d’un griffon, Missel romain, copié en 1492 pour Jean de Foix, évêque de Comminges, Bnf ; Sainte Marguerite et le dragon, date inconnue, Bibliothèque virtuelle des manuscrits médiévaux, Abbeville ; Les Mérancolies de Jehan Dupin sur les condicions de ce monde, Jean Dupin, moine de Vaucelles, v.1401-1500

TERRIBLE DESTINÉ

Là-bas, dans le charnier de la guerre sainte, le seigneur des Murmures se repend. Poussé par la honte, il se confesse à l’oreille de l’archevêque Thierry, celui-là même qui avait défendu la sainteté de sa fille. Il dévoile alors une terrible révélation : le viol de sa propre fille et la paternité de son enfant, ainsi que le mensonge des stigmates qu’il lui a infligé. L’archevêque est désabusé et repense avec amertume à ce jour où, « croyant un instant à la beauté du monde, à la force des fables et à l’éclat divin d’un fils bâtard, il avait béni ce vivant mensonge. » Il rédige un ordre posthume à son successeur, une lettre qui scelle le destin d’Esclarmonde.

En raison de son mensonge par omission, l’autorité religieuse la condamne à une punition terrible : celui de faire vœux de silence éternel. On lui arrachera la voix, on comblera sa fenestrelle, elle sera prisonnière du vide à jamais. Esclarmonde ne peut s’y résoudre. Elle écrit une supplique au pape, le seul capable de la libérer de son vœux, et la confit à la fidèle Bérengère et son amant Martin. Mais Ivette, domestique simplette, apprend et propage la nouvelle, et la panique s’empare des villageois : « On pleurait en songeant qu’Esclarmonde, la sainte, cherchait à abandonner les siens et que Bérengère, cette vilaine fée, s’en allait sur les routes jusqu’à Rome implorer le pape de libérer leur recluse. »

La folie s’étend et les villageois, armés de fourches et de bâtons ardents, se ruent sur le couple démoniaque, le pousse dans les eaux furieuses de la Loue et assistent à la noyade de la femme aux cheveux verts. Tandis que les jeunes enfants hilares mettent le feu au reclusoir. Car en ces temps de piété, il arrivait que le menu peuple commette un meurtre pour empêcher un saint de quitter le pays. Après tout, vivant ou mort, le corps d’un saint garde ses pouvoirs : « Il fallait qu’Esclarmonde reste au Murmures, qu’elle y meurt et que ses saintes reliques continuent de protéger ce pays par-delà sa mort. »

C’est ainsi qu’Esclarmonde quitte le monde, « amoureuse du ciel immense contenu dans les yeux de Lothaire » venu trop tard la sortir des flammes. Et la mort de la sainte emporte avec elle les espoirs du pays : « Après ma fin, la mort, comme ensauvagée, s’est abattue sur le fief. »

POÉSIE MINÉRALE

Carole Martinez magnifie le destin de son héroïne et emploie tout un registre métaphorique pour qualifier cette femme et son tombeau mystique. La roche apparaît comme une seconde peau, le corps se dissous dans la pierre, la construction se fonde avec la femme qui ne devient qu’une voix et qu’un œil. Une entité sensorielle sans matière humaine. Ou bien est-ce la pierre qui devient organique ?

Le roman fait ainsi appel à un lexique lié à la chair pour décrire la prison de pierre : on parle de « robe de pierre », d’une « bouche de pierre », d’un « bain de prières et de larmes », et pour l’enfant qu’est Elzéar, le reclusoir est perçu comme « une partie du corps de sa mère » : « les murs, qui me contenait, était un giron de pierre, un lieu imprégné de ma voix et de mon odeur, qu’il quittait chaque jour comme on se dégage d’une étreinte. »

L’autrice interroge le rapport fusionnel qu’entretiennent les hommes avec le bâti, est notamment les constructions saintes. Ces sanctuaires incarnent l’aspiration au divin, symbole de la foi et de l’espérance pour un ailleurs mystique qui répondrait aux questionnements et aux angoisses inhérents à l’existence humaine. Les grands siècles mystiques des XIe-XIIe siècles voient émerger les réalisations immenses des lignées de bâtisseurs qui édifient des cathédrales immémoriales. C’est l’apogée de l’art roman, avant la naissance de l’architecture gothique (comme la cathédrale de Chartres débutée en 1194 ou celle de Notre-Dame de Paris en 1163).

Le constructeur-artisan assimile son travail à un modèle archétypal de l’activité poétique, un « imaginaire de l’œuvre-église, de l’œuvre-forteresse, de l’œuvre-pont » (V.Gély-Ghedira). L’Église au Moyen-Âge est un livre de pierre, une bible minérale destinée au regard. Gravées dans la roche, peintes dans les fresques, des figures et des formes dessinent l’histoire culturelle et sociale de leur époque. L’architecture forme des ‘images-lieux’, des objets qui produisent des effets et du sens (J.Baschet). Un ‘matérialisme mystique’ qui propose un langage sensible autour d’un patrimoine commun (Michel Maffesoli).

« Cette bouche de pierre est devenue la mienne, mon unique orifice. »

De gauche à droite : Construction du Temple de Jérusalem Flavius Josèphe, Les Antiquités judaïques, enluminure de Jean Fouquet, vers 1470-1475 Paris, BnF, département des Manuscrits, Français 247, fol. 163 (Livre VIII) ; Miniature du XIIIe siècle représentant la construction d’une église à Saint-Denis

LA MÉMOIRE DES LIEUX

Du château des Murmures ne reste maintenant que des vestiges de pierre, déjà rongés par la mousse, le lierre et le temps. Seuls les lieux se souviennent encore et portent des noms dont le sens s’est perdu, comme des indices d’un passé lointain : le sentier de la fée, le prés de la Dame Verte, une ancienne chapelle. De la Vierge des Murmures, ne subsiste qu’une inscription presque effacée et un souffle imperceptible qui glisse dans le vent, « un long chuchotement qui semble s’échapper des pierres. »

Du domaine des Murmures est un récit paradoxal sur la liberté, sur les femmes, mais aussi sur l’amour. L’amour d’une fille pour son père, d’une femme pour autrui, d’une sainte pour le Christ, d’une mère pour son enfant. Lorsqu’on lui arrache Elzéar, la pauvre Esclarmonde perd la foi : « J’avais aimé mon fils comme un Christ incarné et l’on m’avait exilée de l’Enfant, de l’Hostie. » Dépossédée, elle s’étiole dans son chagrin, recluse dans sa propre souffrance : « La douleur est une saison en soi. »

Son statut de morte-vivante devient impossible à tenir, son esprit est à bout : « Je suis un vase où les hommes ont versé leur ombre et mon contour de verre s’est terni à force de douleur. » Dans sa cellule à l’air vicié, son âme étouffe : « La sainte s’était aigrie en son tonneau de pierre. » Car plus qu’à la sainte, c’est à l’être dans toute son essence que le roman rend un vibrant hommage.

Comme le confie l’autrice : « Le but était pour moi de creuser cette femme qui a éliminé l’insignifiant et qui n’a qu’une petite ouverture vers l’extérieur : rentrer dans son intériorité, pénétrer ses sens et faire un travail sur la chair. Car contrairement à ce que l’on peut imaginer c’est un roman sur la chair. Elle rentre pour l’esprit et finalement se découvre chair, profondément chair.« 

À l’origine, l’histoire s’attachait à la rencontre entre une femme contemporaine et les voix murmurantes des multiples femmes ayant vécu au domaine, dont l’emmurée, sorte de graine plantée sous la tour seigneuriale. Et c’est vers la figure de la recluse que Carole Martinez s’est tournée, celle d’une jeune fille à la découverte de l’humain dans un monde saturé de merveilleux. Tentative d’imagination sur les ombres des femmes laissées par l’Histoire, ce roman se lit comme un conte de fée, un conte tisseur de liens entre les êtres.

« Ce lieu est tissé de murmures, de filets de voix entrelacées et si vieilles qu’il fait tendre l’oreille pour les percevoir. Des mots jamais inscrits, mais noués les uns aux autres et qui s’étirent en un chuintement doux. »

SOURCES:
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  • Balard, Michel. « Introduction », Cahiers de recherches médiévales, n°1, 1996
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  • Dufourmantelle, Anne. La Femme et le Sacrifice : d’Antigone à la femme d’à côté, Éditions Denoël, 2007
  • Flori, Jean. L’Essor de la chevalerie, XIe et XIIe siècles, Éditions Droz, Genève, 1986
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  • Lett, Didier.  Histoire des femmes, sous la direction de Georges Duby et Michelle Perrot, tome II, Le Moyen Âge, sous la direction de Christiane Klapisch- Zuber, Médiévales, n°24, 1993.
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  • L’Hermite-Leclercq, Paulette. « Les femmes dans la vie religieuse au Moyen Âge. Un bref bilan bibliographique », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés, n°8, 1998
  • Lecouteux, Claude. Fantômes et Revenants au Moyen Âge, Imago, Paris, 2009 (1986, 1996)
  • Lecouteux, Claude. Démons et Génies du terroir au Moyen Âge, Imago, Paris, 1995
  • Markale, Jean. L’Amour courtois, ou le couple infernal, Imago, Paris, 1987
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  • Tétart, Gilles. « Jean-Pierre Albert, Le sang et le ciel. Les saintes mystiques dans le monde chrétien  », L’Homme, n°153, 2000
  • Vanhese, Gisèle. Le Lait de la Mort. La ballade de l’emmurée et sa fortune littéraire, Anthologie et études réunies par Véronique Gély-Ghedira, Romantisme, 2002
  • Vauchez, André. La Sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Age. D’après les procès de canonisation et les documents hagiographiques, École française de Rome, 1988
  • Verdon, Jean. La femme au Moyen Âge, Éditions Jean-Paul Gisserot, coll. Histoire, Paris, 1999
  • Interview de Carole Martinez du samedi 22 octobre 2011 à la librairie Sauramps de Montpellier