Cinéma et séries coréennes pour l’Automne

La Corée du Sud est un pays que j’associe toujours à l’automne gaeul 가을. Peut-être à cause de ses forêts d’érables, de pins et de ginkgos qui offrent des paysages de feu, ses champs d’eulalie ou herbe argentée eogsae 억새 bruissant sous le soleil, ses coffee shop cozy à l’esthétique épurée qui foisonnent à Séoul, la beauté atypique de son architecture entre hanok traditionnels et constructions de briques un peu anarchiques. L’ambiance idéale pour les amoureux de la saison brune, qui est d’ailleurs considérée comme la plus agréable par les coréens (grands amateurs de randonnée) qui possèdent même un terme spécifique : le danpung-gil 단풍길, ‘chemin d’automne’.

C’est aussi la saison de Chuseok 추석, la très importante fête des moissons, qui a lieu le quinzième jour du huitième mois lunaire. L’occasion pour les familles de se rassembler afin de rendre hommage aux ancêtres et de célébrer les dons que la nature leur offre. La Corée est une nation d’agriculteurs, les gens sont profondément attachés à la terre, très généreuse durant la saison automnale. Il existe un proverbe qui personnifie cette abondance :  »Cheongomabi » 천고마비,  »Le ciel est haut et les chevaux sont gras », issu du chinois 天高馬肥 tiān gāo mǎ féi. Pour ce peuple qui a tant souffert de la faim et des privations, le culte du sol est primordial. Ainsi, la mélancolie coréenne issue du Han 한, ce sentiment de regret insondable qui étreint leur âme, résonne aussi avec la douceur nostalgique de l’automne.

J’avais envie de vous proposer une petite liste de films et de séries issus du pays du ‘Matin frais’ 朝鮮. Bien sûr, tous ne prennent pas place en automne mais ils ont un je-ne-sais-quoi qui me fait toujours penser à cette saison. Au programme des œuvres adeptes du mélange des genres comme savent si bien le faire les cinéastes coréens et des séries que j’aime regarder avec une boisson chaude à la main…

Films

The Sound of a Flower (Dorihwaga 도리화가) de Lee Jong Pil, sorti en 2015, nous conte l’histoire vraie de Jin Chae Seon, la première chanteuse de pansori de l’ère Joseon (1392-1897). Passionnée par le chant, elle se déguise en homme au péril de sa vie, bravant l’interdit qui pèse sur les femmes, et accède à la fonction de chanteur à la cour royale. Le Pansori 판소리, trésor national immatériel, est l’opéra traditionnel coréen qui se compose d’un chanteur et d’un joueur de tambour buk. La performance, pouvant durer plusieurs heures, se compose d’un récital de madang, des histoires contées. Le film jouit d’une photographie magnifique, et bien que l’on puisse regretter la prestation vocale de l’actrice principale, loin des performances exigées en pansori, il reste un bon moyen de découvrir cet art si méconnu. Pour les amateurs du genre, La Chanteuse de pansori (Seopyeonje 서편제) de 1993 réalisé par le grand Im Kwon Taek, ainsi que sa suite non-officielle de 2000, Le Chant de la fidèle Chunhyang (Chunhyangga 춘향가), sont des classiques.

A Werewolf Boy (Neukdae Sonyeon 늑대소년) de Jo Sung Hee sorti en 2012. Une jolie romance surnaturelle entre une jeune fille asthmatique – jouée par l’adorable Park Bo Yong – et un mystérieux garçon-loup – interprété par le populaire Song Joong Ki. Grand succès au box office coréen, cette réécriture de la Belle et la Bête évite les clichés mièvres du genre et dépeint la relation toute simple entre deux adolescents aussi timides et fragiles l’un que l’autre, ainsi que la difficile lutte contre les préjugés et la méchanceté humaine.

Rabbit and Lizard (Tokkiwa Rijeodeu 토끼와 리저드) est un road movie de Ju Ji Hong datant de 2009. May, une jeune coréenne adoptée qui recherche ses origines fait la rencontre d’un chauffeur de taxi malade du cœur. Tout deux en poursuite de quelque chose, ils partagent leurs épopées. C’est un petit film sans prétention, au rythme lent et mélancolique qui ne plaira pas à tout le monde. Les coréens sont les spécialistes du mélodrame, incarnation du han. On ne compte plus le nombre de romances tragiques tire-larmes qui mettent en scène des amours impossibles à coup de maladies incurables, d’accidents, de séparations ou autre… Le champion toutes catégories est bien sûr Winter Sonata (Gyeoul yeonga 겨울연가) de 2002, the drama coréen devenu phénomène culturel en Asie. Son succès, notamment au Japon, a propulsé le tourisme dans les régions où se déroulait le tournage; et la popularité de son acteur principal, Bae Yong-jun, déchaîna des foules de fans lors de sa visite sur le sol nippon.

Memories of Murder (Sarinui Chueok 살인의 추억) est un thriller policier grotesque datant de 2003, réalisé par le génial Bong Joon Oh (The Host, Parasite, Okja). Inspiré d’une sordide affaire criminelle : celle du tueur en série de Hwaseong qui a bouleversé le pays entre 1986 et 1991. Une dizaine de femmes retrouvées violées et assassinées dans la province rurale du Gyunngi-do. Malgré des efforts colossaux mis en oeuvre et des milliers de suspects interrogés, l’affaire restera irrésolue. Il faudra attendre 2019 pour que les avancées techniques de la police scientifique permettent enfin de confondre le meurtrier. Bong Joon Oh n’hésite pas à retranscrire la brutalité et l’incapacité de la police locale au cours d’une enquête qui tourne parfois à la farce.

A Tale of Two Sisters (Janghwa, Hongryeon 장화, 홍련) est un superbe conte horrifique de Kim Ji Woon datant du 2003. Deux sœurs reviennent dans la maison familiale après un séjour à l’hôpital. Mais le foyer se montre hostile et suinte l’angoisse, entre les phénomènes inexpliqués qui se multiplient, et la présence de leur inquiétante marâtre, magnifiée par la prestation glaçante de Yeom Jung Ah. Le réalisateur joue avec le spectateur dans un film en miroir peuplé d’illusions et de pièges. Son oeuvre est inspirée d’un conte traditionnel de l’ère Joseon : L’Histoire de Fleur rose et Lotus Rouge (Janghwa Hongryeon jeon 장화홍련전) où deux sœurs luttent contre leur méchante belle-mère et ses machinations diaboliques. Tuées par celle-ci, les jeunes filles devenues fantômes exigent la justice auprès du maire du village. Vengées, elles se réincarnent en sœurs jumelles dans le nouveau foyer de leur père.

Hansel & Gretel (Henjelgwa Geuretel 헨젤과 그레텔) de Im Pil Sung, est un hybride entre thriller et fable sorti en 2007. Un jeune homme se perd dans une forêt et trouve refuge dans une charmante maison où vit une famille en apparence heureuse. Mais à mesure que le temps passe, les murs révèlent leurs sombres secrets. Le foyer se transforme en un piège labyrinthique dont les trois enfants possèdent les clés. Histoire cruelle sur la solitude de l’enfance face à la violence des adultes, ce film revisite le conte de Grimm avec brio en employant intelligemment le motif de la maison hantée.

Dramas

Je commence fort avec Kingdom (킹덤), un sageuk (drama historique) diffusé sur Netflix en 2019. Ère Joseon à l’aube de l’hiver, une épidémie mystérieuse se propage dans un village isolé après la contamination étrange d’un homme revenu du palais royal. Le prince héritier Lee Chang, soupçonne la mort de son père malade, mais celle-ci est gardée secrète par le clan de sa belle-mère. Afin d’en comprendre la cause, il se rend chez le médecin royal mais découvre sur place une terrible vérité. Cette série ambitieuse peuplées de zombies possède une intrigue prenante, de bon acteurs, un visuel éblouissant et un suspens maintenu avec talent. J’ai dévoré les deux premières saisons sans me lasser et attend la troisième avec impatience.

Life on Mars (라이프 온 마스) est le remake de la série américaine éponyme, diffusé en 2018 par la chaîne OCN, connue pour ses dramas policiers. Han Tae Ju, enquêteur criminel, traque un serial killer qui sévit à Séoul. Violemment blessé à la tête, il se retrouve projeté en 1988 en tant que détective dans le commissariat de la ville de son enfance. Espérant se réveiller de cette illusion, il tente alors de résoudre les affaires qui se présentent à lui, d’autant qu’un cas de tueur en série fait étrangement écho à celle de son présent-passé… Je ne connais pas la version US mais j’ai beaucoup apprécié cette série et son ambiance rétro, avec sa palette de personnages attachants et drôles.

Reply 1988 (Eungdabhara 응답하라 1988) est le prequel des Reply 1994 et Reply 1997 qui forment une saga des familles magistrale. La série retrace le quotidien d’un groupe de cinq amis et de leur familles qui vivent dans la même rue du quartier populaire Sangmundong de Séoul. L’histoire prend place – à nouveau – en 1988, année des Jeux Olympiques et de la revanche coréenne sur les décennies de privations liées à la guerre. C’est la fin d’une époque, celle des petites gens, de leur habitudes simples et conviviales, de cette Corée encore humaine avant son expansion économique fulgurante. Cette série est jubilatoire, ça crie de partout, on se chamaille, on se soutient, on partage tout. Les gags fusent – le fameux cri de la chèvre restera dans les mémoires – menés tambour battant par le couple parental phare de la franchise, formé par Lee Il Hwa et Sung Dong Il.

Goblin (Sseulsseulhago Chanlanhasin – Dokkaebi 쓸쓸하고 찬란하神 – 도깨비) fut un succès à sa sortie en 2016. Ce drama fantastique met en scène Kim Shin, un général militaire de l’ère Goryeo qui accède à l’immortalité après sa fin tragique. Mais après des siècles de solitude, il ne désire qu’une chose : la mort. Pour cela, il doit chercher sa fiancée parmi les humains, seul être capable de retirer l’épée qui l’empêche de mourir. Pour les amoureux de folklore coréen, cette série est une perle car elle fait référence à un grand nombre de mythes et de créatures surnaturelles : Grand-Mère Samshin, faucheurs psychopompes, gobelins, réincarnations, destin et vies antérieures… Le tout accompagné d’une belle photographie, d’une bonne dose d’humour et de personnages sympathiques.

Et pour finir, Cheese in the trap (치즈인더트랩) diffusé en 2016, est adapté du weebtoon de Soonkki publié sur la plateforme Naver en 2010. On y suit Hong Sol, jeune étudiante studieuse et fauchée, dans son quotidien éreintant à l’université. Tout se complique un peu plus quand le mystérieux et populaire sunbae (aîné) Yoon Jung, tente de sympathiser avec elle. A l’époque où je lisais le weebtoon, j’étais moi-même étudiante et j’ai adoré regarder la série dans ma chambre de 9m2. Par contre, je ne conseille pas le film, réalisé plus tard, qui n’est qu’une pâle copie du drama.

Voilà, petite liste non exhaustive de mon cinéma d’automne coréen qui pourra peut-être vous inspirer pour vos futurs visionnages. Il y en a certainement d’autres, comme les bien nommés Autumn Tale, Late Autumn, Autumn autumn, … tous des mélodrames. Et vous, quels sont vos films de la saison?

Koji Suzuki – Ring

La vengeance du spectre cybernétique

Koji Suzuki 鈴木 光司 est un écrivain japonais né en 1957, à Hamamatsu (préfecture de Shizuoka). Diplômé de littérature française à l’Université Keio de Tokyo, il publie son premier roman Paradise (Rakuen) en 1990. Son second roman sera un succès : Ring (Ringu リング) paru en 1991 obtient le Japan Fantasy Novel Award. Son adaptation au cinéma en 1998 par Hideo Takata l’érige au rang de best-seller, le livre se vendant à plus de trois million d’exemplaires. Étoffant son univers, Suzuki rédige plusieurs suites : Double hélice (Rasen / Spiral らせん) en 1995, prix Yoshikawa Eiji pour les jeunes écrivains ; puis la Boucle (Rupu / Loop ループ) en 1998. Le ‘Stephen King japonais’ complète sa trilogie horrifique avec le recueil de nouvelles Birthday (Bāsudei バースデイ) en 1999, suivit d’un prologue avec Ring Zero リング0.

Couvertures des éditions japonaises, coréennes, anglaises et américaines

UNE ÉTRANGE CASSETTE

Tout commence par une affaire irrésolue : les morts suspectes, par arrêt brutal du cœur, de quatre jeunes le même jour et la même heure mais dans des lieux différents. Ce mystère intrigue le journaliste Kazuyuki Asakawa, dont la nièce est l’une des victimes. Piqué par la curiosité, il mène l’enquête et remonte la piste jusqu’au chalet du centre de loisirs de Minami Hakone, d’où pourrait provenir ce « virus qui affecte le cœur. » Dans le livre d’or, carnet de souvenirs mis à la disposition des voyageurs, il tombe sur un message écrit par les derniers locataires : « Jeudi 30 août. Attention ! ceux qui n’ont aucun courage ne doivent pas regarder ça. Sinon, ils le regretteront. Ah, ah, ah! » Asakawa fait le lien avec le local rempli de cassettes vidéo VHS que louent les visiteurs par temps de pluie. Il fait l’inventaire des films d’horreur et tombe par hasard sur une « cassette vidéo posée là, sans boîte de protection », sans titre. Il la glisse dans le magnétoscope et tout bascule.

« Une suite d’images floues accompagnées de bruits parasites », des inscriptions à « l’énergie de bête sauvage » et des scènes énigmatiques s’enchaînent sous ses yeux. « À force de regarder ces images, Asakawa a l’impression d’étouffer. Il entend son cœur battre et sent la pression du sang dans ses artères. » La vidéo imprègne son corps : « tous ces sens semblent alternativement concernés, manipulés par une présence étrange, sans que la chose ait un rapport évident avec les images et les sons. » Un message de mise en garde apparaît : « Ceux qui regardent ces images sont condamnés à mourir dans une semaine exactement à la même heure. Si vous ne voulez pas mourir, à partir de maintenant suivez mes instructions. À savoir…« , puis la vidéo se termine. Asakawa perplexe, s’interroge sur la suite du message, lorsque le téléphone sonne.

« La pression de l’air devient plus forte dans ses poumons. Des insectes venus des entrailles de la terre grimpent sur ses chevilles, le chatouillent horriblement et remontent dans son dos en zigzagant. Quelque chose d’indescriptible, une sorte de haine arrivée à maturation avec le temps, arrive jusqu’à lui à travers le récepteur téléphonique. »

Le compte à rebours a commencé. Asakawa fait appel à un ami universitaire Ryuji Takayama, professeur de philosophie à l’humour cynique, pour résoudre l’affaire et sauver sa vie. Car il n’a plus aucun doute, il est menacé. Les deux enquêteurs amateurs analysent méthodiquement la vidéo et réalisent qu’il ont à faire à la volonté d’une personne disparue : « tous ces événements sont pleins d’images porteuses d’un mal universel dont on peut sentir les effluves sans savoir d’où elles viennent. »

Bien que catalogué comme roman d’épouvante, le genre littéraire de Ring reste flou. Le récit ne fait pas appel à l’horreur pure. Au contraire, Suzuki tend à rationaliser le phénomène fantastique de la malédiction (noroi 呪い). Ces deux protagonistes raisonnent comme des scientifiques en décortiquant la vidéo et effectuent un véritable travail d’investigation dans le but d’en comprendre le fonctionnement et l’origine. Dans sa suite rédigée plus tard, Spiral 1997, le genre du roman bascule tout à fait, « l’objectivisme de la narration » le transformant en récit de science-fiction (G.Joubert).

« Il n’a encore jamais éprouvé une peur aussi viscérale. En plus, elle est toujours présente. Et il en a encore pour six jours. Cette peur qui le fait mourir à petit feu l’étrangle lentement comme un anneau de corde autour de son cou. Il ne peut s’attendre qu’à une seule chose : la mort.. »

Reiko Asakawa, l’héroïne du film, visionne la cassette maudite, Ringu de Hideo Nakata (1998)

RING ET SA PORTÉE SYMBOLIQUE

La vidéo maudite diffuse des souvenirs clés liés à un passé obscur. L’énigme résolue, les protagonistes du roman découvrent l’existence mystérieuse d’une lignée de femmes extralucides. Celle de la médium Shizuko Yamamura devenue le sujet d’expérimentation du professeur Heihachiro Ino qui en fit son thème de recherche. Le couple devint populaires dans les journaux avant que les critiques ne fusent et ne leur jette le discrédit. La mystérieuse Sadako Yamamura, issue de leur liaison extraconjugale, est le personnage au cœur de l’intrigue.

La symbolique des lieux choisit par Suzuki n’est pas anodine. L’action du roman prend place dans la préfecture de Shizuoka 静岡県, aux alentours du Mont Fuji 富士山. C’est une région montagneuse connue pour ses manifestations surnaturelles (on y trouve la forêt des suicides d’Aokigahara 青木ヶ原). Shizuko Yamamura est originaire de l’île d’Ōshima (Izu Ōshima 伊豆 大 島), située près de la péninsule d’Izu (Izu-hantō 伊豆半島), au sud-est du Japon. Le mont Mihara (Mihara-yama 三原 山) est un volcan actif qui culmine sur l’île. À partir des années 1920, il a sinistrement été choisi comme lieu idéal pour les suicides des malheureux qui, à l’instar de la mère de Sadako, se jetaient dans le cratère.

Fervente adoratrice d’une divinité locale éradiquée par les autorités gouvernementales, Shizuko plonge en mer, une nuit de pleine lune, pour repêcher une statue de pierre à l’effigie du moine divin. Il s’agit de En no Ozunu 役小角 dit aussi En no Gyōja 役行者 (634 -700–707), personnage historique associé aux sciences occultes. Cet ascète mystique fut banni par la cour impériale sur l’île d’Ōshima le 26 juin 699. Perçu comme un saint homme, il reçu le titre posthume de Jinben Daibosatsu (Grand Bodhisattva Jinben 神 変 大 菩薩) lors d’une cérémonie tenue en 1799 pour commémorer la millième année de son décès. Les ermites ascétiques Yamabushi 山伏 avaient la réputation de posséder de nombreux pouvoirs surnaturels et étaient craints et respectés comme des divinités.

Liée à l’océan, Shizuko Yamamura prend les traits d’une femme de la mer kaito ou ama 海女, des pêcheuses qui plongent en apnée à la recherche d’ormeaux et autres créatures marines. Êtres évoluant dans un monde liminaire, elles ont un statut de non-humains et d’anonymes, et suscitent effroi et curiosité. Shizuko possède aussi des dons mystiques qui évoque les femmes-chamanes hotoke, et les itako イタコ, ces médiums souvent malvoyantes qui communiquent avec les divinités (Y.Omori ; Takasuna). Au Japon, les irui igyô  »êtres anormaux » sont mis à l’écart de la société. On retrouve parmi eux les esclaves ou senmin, la caste des hommes souillés, ainsi que tout les marginaux : fossoyeurs, tanneurs, chasseurs, pêcheurs, saltimbanques, prostituées. Les métiers liés à la souillure sont rejetés, tout comme les professions associées au sacré : exorcistes, femmes-chamanes (J-F.Sabouret).

DEAD WET GIRL

« Que va devenir ton corps, après ? Si tu passes tout ton temps à jouer dans l’eau, les fantômes t’emporteront. Tu as compris ? Fais attention aux étrangers. L’année prochaine, tu donneras naissance à un enfant. Écoute ta grand-mère, car ton enfant sera une fille. Ne tiens pas compte des gens du coin. »

Sadako Yamamura (山村 貞子 ‘chaste enfant’), cache un lourd secret. Elle souffre du syndrome de féminisation testiculaire, elle possède les organes génitaux masculins et féminins. Être hybride, elle est décrite comme une femme inquiétante et solitaire mais dotée d’une extraordinaire beauté. Au Japon, pays de l’impermanence des choses et des métamorphoses, les genres mâle et femelle ne sont pas des notions biologiques mais sociales. L’identité sexuelle est aisément ambiguë, notamment chez les êtres de beauté supérieure kagari nashi. C’est la beauté propre aux enfants, aux empereurs et aux dieux, qui n’est ni mâle ni femelle car elle transcende la division du monde (Royall Tyler).

La pauvre Sadako est une personne ‘hors-normes’ de par son héritage maternel et son don, sa naissance hors mariage, sa beauté exceptionnelle, et ses attributs sexuels atypiques. Elle ne semble pas vraiment humaine, y compris pour son créateur Suzuki qui sème le doute sur sa véritable nature. Dans le film, pas d’équivoques : Sadako est la fille d’un esprit aquatique. Le motif de l’eau est inhérent au personnage de Sadako. C’est sur un plan marin que débute et finit le film de Nakata, c’est de la mer que semble venir le pouvoir de cette étrange jeune fille, dans l’eau d’un puits obscur que son corps se décompose. L’idéogramme mizu 水 signifie ‘eau’ mais aussi ‘incertain’, ‘illusoire’, ‘inhabituel’. Si l’eau pure est employée pour se purifier de la souillure, l’humidité est une métaphore de la maladie et de la pourriture. Dans Ring, « l’eau est une image régressive symbolisant le suicide et le liquide amniotique, liée à la mémoire de l’existence japonaise pré-moderne » (Matsui : 2002).

Lorsque l’on parle de spectre vengeur, un facteur commun apparaît : le thème de l’eau et le genre féminin. Les films de J-Horror foisonnent de « mortes humides », des cadavres poisseux aux cheveux ruisselants qui font suinter la peur de leur rancœur glissante (Grady Hendrix). Dans l’imaginaire japonais, la mer est associé à la mort car « c’est de la mer que les morts viendraient visiter les vivants » (J.Pigeot).

« Pour qu’un mort arrive encore à exprimer dans notre monde le fort ressentiment qu’il éprouve vis-à-vis de quelqu’un, trois conditions sont nécessaires. Un espace clos, de l’eau et le temps qui s’est écoulé jusqu’à sa mort. Ces trois choses-là. C’est-à-dire que lorsqu’un mort passe beaucoup de temps dans un espace clos rempli d’eau, il reste possédé par le démon du ressentiment. »

Les conditions de la mort de Sadako sont particulières : venue rendre visite à son père mourant de la tuberculose dans un sanatorium isolé (plus tard remplacé par le centre de loisirs), elle rencontre celui qui fut le dernier cas de variole au Japon, le docteur Shirotaro Nagao. Cet homme pris d’une sombre impulsion et d’un « sentiment de luxure » incontrôlable, la viole puis l’étrangle avant de jeter son corps inanimé dans un puits. C’est cachée dans les profondeurs que sa malédiction mûrit puis germe sous la forme d’une vidéo empoisonnée.

La vierge Sadako, après son viol, aurait elle engendré quelque chose, bien que biologiquement son corps eut été incapable d’enfanter ? Si l’on en croit Suzuki, oui. Sadako, « en tant qu’esprit de vengeance, revendique son propre droit de survivre et de se reproduire en devenant à la fois mère et père d’une nouvelle race d’individus infectés. » (McRoy).

« Elle voulait donner naissance à un enfant, mais son corps ne lui permettait pas de le faire. Alors, elle a passé un pacte avec les démons…, qui lui permettrait d’avoir une nombreuse progéniture. »

L’eau, l’élément liquide qui relie les vivants au monde des morts. D’une mer pleine de fantôme au corps pourrissant dans un puit, Ringu de Hideo Nakata (1998)

PARAPSYCHOLOGIE JAPONAISE

Le roman de Koji Suzuki est une histoire fictive mais qui s’inspire de certains faits authentiques. Outre l’allusion au personnage historique En no Ozunu, Ring fait directement référence à l’histoire japonaise de la recherche en parapsychologie du XIXe siècle.

Avec le début de l’ère Meiji 明治時代 (1868-1912), le Japon ouvre ses frontières vers l’extérieur et entre dans une période de modernisation rapide. L’influence occidentale se diffuse dans les modes de vie et importe vers 1880 la mode du spiritualisme américain (shinreigaku 新霊学). Le jeu Kokkuri-san こっくりさん / 狐狗狸, similaire au Ouija, fait son apparition en 1890. L’hypnose se démocratise et le mesmérisme (magnétisme animal) entre dans le dictionnaire anglo-japonais en 1873 sous le nom dobutsu jishaku ryoku 動物磁気力. Au cours des années 1900, les publications de recherches psychiques se multiplient, menées par des chercheurs formés aux sciences occidentales.

Parmi eux, Tomokichi Fukurai 福来友吉, enseignant à l’Université Impériale de Tokyo, passionné d’hypnose et de psychologie anormale. Fukurai est persuadé que la clairvoyance existe et qu’elle peut se manifester grâce à la photographie astrale ou thermographie projetée (thoughtography). Pour prouver ses théories, il mène des expérimentations sur des personnes soupçonnées de posséder des habilités psychiques.

Son premier sujet se nomme Chizuko Mifune 御船 千鶴子 (1886 – 1911). Convaincu de son don, Fukurai lui fait subir plusieurs tests face à des assemblées de chercheurs septiques. Le but : deviner les caractères chinois sellés dans une enveloppe. Malgré un taux de réussite de 65%, les critiques fusent et Chizuko, très fragilisée, se suicide par empoisonnement le 18 janvier 1911. Ce premier échec n’altère en rien la détermination du chercheur qui poursuit son étude avec une autre psychique : Ikuko Nagao (1871-1911). Cette femme avait la capacité de pratiquer la projection mentale sur des plaques photographiques, mais là aussi les accusations de fraudes pleuvent, et Ikuko meurt de pneumonie en 1911.

S’en suivent d’autres tentatives avec Sadako Takahashi aux capacités similaires à celles d’un médium (qui donne son prénom à l’héroïne du roman). Fukurai élabore sa théorie : 1 « une idée est une demande », elle exige la réalisation de soi sur une substance, 2 « une idée est une force », 3 « une idée est ku-sei« , le vide tel qu’il est conçu par le Bouddhisme. Il emploie alors le terme de nengraphie (nensha 念写), remplaçant le mot pensée (thought) par le concept intraduisible de kan-nen ou nen. Selon lui, « le nen ne peut pas être perçu par nos organes sensoriels, mais il est possible d’agir sur la matière de manière transcendante, c’est-à-dire éventuellement au-delà des lois physiques actuelles » (Fukurai : 1986).

Malheureusement, malgré toute sa volonté scientifique, ses recherches n’aboutissent pas, souffrant d’une méthodologie peu rigoureuse et d’une mauvaise presse. Fukurai participe néanmoins au processus de modernisation de la psychologie au Japon qui abandonne les études en psychologie anormale vers 1910 pour se tourner, durant l’ère Taishō (1912-1926), vers la psychanalyse et la psychiatrie.

« Si cet enregistrement provient des organes sensitifs d’une personne, l’essence même de la malédiction est liée à la volonté de cette personne. »

M. Tomokichi Fukurai, Maître de conférences, Université de Shinsou ; une prétendue « photographie de pensée » obtenue par Fukurai ; Chizuko Mifune début XXe

LE ROMAN DE LA PEUR SOCIÉTALE

Au cours des années 1980, les médias japonais sont témoins d’une étrange tendance : des vagues de photographies prisent par des amateurs, où se glissent des silhouettes spectrales, envahissent les journaux. Les clichés ordinaires deviennent le support d’apparitions surnaturelles inconnues qui ébranlent le monde moderne rationnel. La publication de The Ring en 1991, puis son adaptation au cinéma par Hideo Nakata en 1998, coïncide avec la fin du nouveau millénaire. Le Japon subit alors l’éclatement brutal de la bulle économique. Ajouté à cette angoisse, les japonais sont victimes des attentats au gaz sarin dans le métro de Tokyo (Chikatetsu sarin jiken 地下鉄サリン事件) de la secte Aum (Aum Shinrikyō オウム 真理教) perpétrées le 20 mars 1995. Il s’agit du plus grave acte terroriste commis au Japon depuis la Seconde Guerre Mondiale. Cette société en perte de repères voit aussi se développer les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication NTIC (E.Trouillard).

L’intrigue de Ring ressemble à ces légendes urbaines qui ce chuchotent d’une oreille à l’autre. La rumeur d’une bande vidéo maudite qui porte malheur à quiconque la regarde. Se diffusant via les réseaux modernes de communications, la légende urbaine (toshi densetsu 都市伝説) s’enrichit, s’étoffe et gagne en véracité et en puissance à mesure qu’elle se diffuse. Le réseau d’information permet de connaître son existence mais aussi de s’en prémunir car l’apprentissage collectif propose des rituels à pratiquer pour se protéger et échapper à la sanction maudite (E.Trouillard). Internet foisonnent de récits étranges, de forums et de chaînes Youtube qui racontent l’histoire d’Hanako, la fillette des toilettes (Toire no Hanako-san トイレの花子さん), de la Femme à la bouche fendue (Kuchisake-Onna 口裂け女), ou de Teke-Teke テケテケ, la morte coupée en deux.

Puisant dans nos peurs inconscientes et notre fascination pour le mystère, les revenants investissent le quotidien urbain et infusent la peur dans nos foyers modernes. Suzuki s’imprègne de ce contexte superstitieux dans un Japon au folklore riche en créatures qui se prête aisément à des histoires fantasmagoriques (Foster & Tolbert : 2016). La capacité de Sadako d’insuffler une malédiction à travers une simple V.H.S n’est pas anodine. Dans le Japon animiste, il est possible que les objets vieux de 100 ans acquièrent une âme et deviennent des Tsukumogami 付喪神 / つくも神 . Quand aux esprits, ils sont capables de hanter les objets dont les appareils audiovisuels : on parle de shinrei shashin 心霊写真 « photo-esprit » ou shinrei douga 心霊動画 « vidéo-esprit ».

« Le visage de la jeune fille, à la fois beau et effrayant, s’échappe de la photo et elle penche son cou comme pour l’ensorceler. Sadako Yamamura est ici avec lui. »

Lorsque les quatre jeunes sont retrouvés morts, nous sommes le 5 septembre. Cela fait une semaine que la cassette maudite a été visionnée. La première infection se situe donc fin août, période de l’année particulière au Japon. En effet, c’est la fin de l’été, saison associée à la mort et aux fantômes. Le 15ème jour du 7ème mois lunaire a lieu une grande fête nationale, l’Obon お盆, le festival bouddhique des morts. Les portes de l’enfer s’ouvrent pour permettre aux défunts de revenir sur terre pendant une semaine. C’est l’occasion pour les familles de rendre hommage aux disparus en se rendant sur les tombes avec des offrandes. Le dernier soir, le vivants glissent sur l’eau des fleuves ou de la mer des petits bateaux ornés de bougies afin de guider les esprits dans l’au-delà (J.Pazo).

L’été est une période morbide où le climat chaud et humide entraîne typhons et épidémies, fléaux longtemps attribués aux entités néfastes. Pour lutter contre la moiteur étouffante, les japonais se racontent des histoires d’horreur afin de frissonner et se donner l’illusion de fraîcheur. Il existe un jeu oral, le Hyaku monogatari kaidan kai (百物語怪談会 ‘Rassemblement de cent histoires fantastiques’) au cours duquel des contes effrayants sont narrés à tour de rôle autour d’une ‘veillées aux cent bougies’. À chaque histoire racontée, une bougie est soufflée, plongeant la pièce dans une obscurité progressive jusqu’à l’apparition d’une entité surnaturelle.

Kawanabe Kyōsai 河鍋 暁斎 (1831-1889), Parade nocturne des cent démons Hyakki Yagyō 百鬼夜行, seconde moitié du XIXe

PETITE HISTOIRE DU REVENANT JAPONAIS

La légende de Sadako s’inscrit dans un folklore populaire composé d’esprits et de yokai, transmis oralement par les gens du peuple, à l’opposé de l’élite qui se concentrait alors sur les récits mythiques des divinités shinto et rédigea deux textes fondateurs : le Kojiki et le Nihongi (E.Newberry). De fait, il y aurait au Japon, plus de morts que de vivants (L.Caillet). Selon la religion shinto, à la mort, l’esprit ou l’âme reikon 霊魂 va de Konoyo この世 (le monde visible) à Anoyo あの世 (le monde invisible) ; pour les bouddhiste, ce voyage spectral s’effectue en 49 jours. Certains esprits sont bienveillants (nigitama) et d’autres malveillants (aratama) (S.Kanayama). Il est donc nécessaire de nettoyer l’âme des morts des émotions qui les agitent (colère, haine, jalousie) via des prières et des rituels pendant sept ans au risque de les voir revenir (J.Pigeot).

Les japonais vivent entourés de défunts auxquels ils rendent hommage tout au long de leur vie, et notamment à travers le culte des ancêtres (Davisson). En effet, la pérennité du pays est incarnée par la lignée ininterrompue issue directement des divinités primordiales (l’empereur du Japon est un descendant de la déesse du Soleil Amaterasu). De cette conception découle une organisation sociale ayant pour modèle ce groupe de filiation unilinéaire où la rupture du temps n’existe pas : les ancêtres défunts et leurs descendants forment une chaîne continue (L.Caillet).

Ainsi, rien n’est plus terrible qu’une malemort, une mort prématurée, souvent violente, « intervenant avant que le temps de vie imparti à l’origine par le destin soit épuisé. C’est ce temps, ce ‘reste’ de vie inemployé, en suspens, comme actif, qui fabrique la malemort. Dit autrement, c’est le karma qui n’est pas épuisé. C’est dans cet inachèvement qu’elle prend sa source » (B.Baptandier). Une personne souffrant de mauvaise mort se trouve « hors généalogie », incapable de devenir un ancêtre, elle devient une force stérile qui brise la filiation (B.Baptandier). Son lien avec les vivants étant brisé, le mort est incapable de participer à la reproduction du groupe social (L.Caillet).

De plus, lorsque la vengeance d’outre-tombe s’exerce, elle produit à son tour une malemort car la victime meurt dans des circonstances similaires. Un cycle sans fin de mauvais karma se perpétue, pouvant même se transmettre chez les descendants comme un gène maudit. Il est donc crucial d’apaiser la colère du défunt au cours de cérémonies religieuses, de prières et d’offrandes. Mais si la rancœur persiste et résiste à tout exorcismes, la dernière solution est encore de diviniser l’esprit courroucé.

« Il faut nous libérer de ce maléfice en retirant le corps du fond de ce puits étroit, puis célébrer un office religieux, avant de le ramener dans son pays natal pour l’enterrer. Ce qui permettra à son âme d’évoluer dans les vastes espaces d’un monde lumineux. »

YUREI ET FANTÔME FÉMININ

Au XV siècle, Zeami 世阿弥 (1363 ? – 1443 ?), théoricien du no, définit le revenant Yūrei 幽霊 (des kanji 幽 ‘pâle’, ‘vague’ et 霊 rei ‘âme’, ‘esprit’) comme l’âme d’un mort habitant du séjour obscur Yumei kai, ayant la faculté de ses montrer aux vivants. Le yūrei est synonyme de shiryō 死霊 (âme pouvant causer une malédiction aux vivants). À l’origine, le revenant inspire plus la pitié que la terreur. Dans le théâtre nô, les pièces de mugen nô 夢幻能 ‘nô de rêves et d’illusion’ mettent en scène des complaintes mélancoliques au cours desquelles le yūrei s’unit au public dans une communion nostalgique et émotionnelle.

En 1750, Maruyama Ôkyo (1733-1795), un jeune peintre endeuillé par la perte de son amante, peint la première illustration de yūrei : Vision d’Oyuki (Oyuki no Maboroshi お雪の幻). L’image d’une énigmatique beauté (bijin-ga 美人 画 ‘peinture de belle femme’) dont la silhouette diaphane s’évapore sous nos yeux. Cette estampe est si évocatrice et réaliste qu’elle deviendra l’archétype du yūrei dans l’archipel. Attisant l’effroi et la fascination, la peinture de spectres yûrei-ga 幽霊画 donne une apparence définitive au fantôme féminin.

Le défunt, en premier lieu, est lavé puis vêtu d’un kimono funéraire immaculé inscrit avec des sutras bouddhistes, le kyokatabira 許可旅ら, parfois un simple katabira 帷子. Le blanc est la couleur des célébrations (mariage, diplôme, fonctions gouvernementales), c’est un symbole de pureté porté par trois classes de gens : les prêtres shinto, les mariées et les défunts. Parce que le monde des morts est inversé au monde des vivants, les défunts placent le pan droit du kimono par dessus le pan gauche. Sur leur tête est parfois placée un ornement en tissu de forme triangulaire, le hitaieboshi 額烏帽子 ‘chapeau de front’ (Z.Davisson).

Les spectres glissent silencieusement entre les ombres, les mains pendantes et la tête basse, parfois accompagnés des hitodama 人魂, ‘âmes humaines’ séparées de leur corps sous la forme de flammes flottantes bleutée. Seule une voix d’outre-tombe se fait entendre et murmure de façon lancinante la lamentation des esprits courroucés : « urameshiya » うらめしや, la plainte de la rancœur qui exprime le « sentiment avec lequel on continu d’être obsédé par quelqu’un en dissimulant son mécontentement, tout en désirant se libérer un jour de cette obsession » (Keiko Tanaka).

« Ce monde réel qui disparaît laisse autour de lui un vide où flottent une atmosphère spirituelle qu’il n’a jamais ressentie auparavant. Sous la pression de l’humidité de l’air qui imprègne sa peau, son corps semble se transformer en ombre. »

De gauche à droite : Maruyama Ōkyo 円山 応挙, Vision d’Oyuki, 1750 ; Setsuô 伊藤, Spectre sous la pleine lune, XIXe ; Hyodo Rinsei 兵藤林静, Fantôme sous la pluie, XIXe ; Kikuchi Yōsai 菊池 容斎 (1781-1878), Fantôme assis devant une moustiquaire, XIXe ; Kawanabe Kyōsai 河鍋 暁斎 (1831-1889), Fantôme féminin emportant une tête coupée, 1871-89

LA COLÈRE DES ONRYŌ

Le yūrei souffre souvent du ressentiment urami 恨み refoulé depuis la mort. Incapable de trouver le repos, l’âme prend corps dans le monde des vivants. Les morts n’oublient pas, ils en sont incapables, car c’est le trop plein d’affect qui les relie encore au monde. Réduits à leurs émotions les plus primaires, les désirs inassouvis ou l’obsession de vengeance, ils se changent alors en onryō 怨 霊, littéralement ‘esprit vengeur’ ou ‘esprit courroucé’ (Antoni : 1988).

Parmi ces fantômes furieux, sont cités les légendaires trois grands yurei de l’ère Edo (San O Yurei 三大幽霊) : Oiwa-san, Otsuyu et Okiku. Toutes ont souffert de mort injuste et reviennent de l’au-delà hanter les vivants (Davisson). La légende d’Okiku お菊 évoque étrangement celle de la lugubre Sadako. Histoire mille fois contée sur les scènes de théâtre, La Demeure aux Assiettes en la province de Harima (Banchō Sarayashiki 番町皿屋敷) raconte le drame d’une servante qui refuse les avances de son employeur. Vexé, il la trompe et lui fait croire à la perte d’une assiette précieuse d’un ensemble de thé ancien. Incapable de trouver l’assiette, Okiku est jetée dans un puits. Depuis, son fantôme revient toutes les nuits pour compter les assiettes, émergeant du puits en se traînant comme un serpent (F.Lachaud).

Le yūrei est le précurseur des « explorations modernes de l’affect » (S. Shimazaki). Déjà présent à l’ère Edo, le fantôme féminin est un avatar de l’émergence de la subjectivité et de l’intériorité au Japon, car en faisant fi des règles sociales, le spectre vengeur met en avant l’individualisme du soi. En effet, il ne respecte pas « l’unité corporative comprenant les ancêtres, les membres de la famille et les descendants » ; il est obnubilé par une rancune ‘privée’ et personnelle, séparée des valeurs de la communauté qui défini le vivant.

« Il pressent l’existence d’une force maléfique insondable qui se réjouirait de voir les gens souffrir. »

Katsushika Hokusai 葛飾 北斎 (1760-1849), Le fantôme d’Okiku, issu de la série « Cent histoires de fantômes« , 1831 ; Utagawa Kuniyoshi 歌川 國芳 (1798-1861), L’acteur Onoe Kikugoro III jouant le fantôme d’Oiwa dans la pièce Yotsuya Kaidan, 1836

L’HÉRITAGE CULTUREL DU THÉÂTRE TRADITIONNEL

Koji Suzuki puise dans une longue tradition théâtrale d’apparitions spectrales. Le théâtre nô comporte dans son répertoire une catégorie ‘récit de femme folle’ kyojo-mono, lui-même subdivisé en shunen-mono où la femme est un fantôme vengeur. Fait intéressant, Sadako Yamamura, l’antagoniste du roman, voulait devenir actrice et faisait partie d’une petite troupe de théâtre.

En 1603, la dynastie des Tokugawa (1603-1867) accède au pouvoir et transfère la capitale de Kyoto à Edo (actuelle Tokyo). Le gouvernement shogunal militaire bafuku 江戸幕府 instaure une ère de paix et met fin à plus de quatre siècles de guerres entre clans féodaux. Cette période est propice au développement économique et culturel, et voit s’épanouir les arts et les divertissements. Le théâtre kabuki se développe ainsi auprès des classes populaires (G.Joubert).

L’été étant une période creuse pour le théâtre traditionnel, les pièces de fantômes à petits budget, les kaidan-mono怪談モノou kaidan-kyôgen 怪談狂言, remportent vite un grand succès et deviennent indissociables de la saison estivale (S.Shimazaki). Avec le kabuki, apparaît un ‘théâtre de la cruauté’, au style aragoto (dur) opposé au réalisme du style wagoto (souple), peuplé de spectres furieux cherchant à assouvir leur désir de vengeance fukushu (D.Arnaud). Les représentations rivalisent de détails macabres et sanglants, visant à assouvir la soif morbide d’un public toujours plus friand d’histoires grotesques et terrifiantes. Le fantôme prend des traits esthétiques conventionnels et archétypal monstrueux, qui sont souvent ceux de la Vierge vengeresse en blanc’ et de ses attributs présumés (jalousie shitto, haine urami, obsession shunen) typiques (C.Balmain : 2009).

Ainsi, l’apparence des défunts dans le kabuki est spectaculaire et doit immédiatement révéler la nature spectrale de l’acteur. Outre le kimono blanc, le visage est peint de façon à être vu du public depuis une scène uniquement éclairée par des lanternes. Le maquillage kumadori est adapté à chaque rôle ; le aiguma 藍 隈 pour les yūrei consiste à tracer sur un visage de craie des lèvres bleues ou noires et des yeux cernés de noir et d’indigo. Pour ajouter à cette vision d’horreur, les acteurs portent une perruque katsura faite de longs cheveux noirs. Au Japon, la chevelure des femmes possède des vertus surnaturelles ; elle est le symbole de leur beauté mais aussi de leur folie, lorsque, libérée du chignon, elle se change en une masse de mèches tentaculaires. Il existe d’ailleurs une peur des longs cheveux flottants, la chaetophobia.

En juillet 1825, le théâtre de kabuki Nakamura inaugure la performance d’une pièce devenue iconique : Tōkaidō Yotsuya Kaidan 東海 道 四 谷 怪 談 écrite par Tsuruya Nanboku IV (1755-1829). L’histoire d’Oiwa-san, une femme défigurée par son mari infidèle, qui revient d’entre les morts pour se venger. Dérivée elle-même d’un fait divers sordide, la tragédie d’Oiwa-san est devenue l’histoire de revenant la plus connue du Japon. La haine qu’elle incarne est si intense que les acteurs voulant interpréter son rôle se rendent sur sa tombe pour prier en sa mémoire, et éviter ainsi de réveiller son courroux.

Utagawa Kuniyoshi 歌川 國芳 (1798-1861), Orikoshi Masatomo (joué par Bando Hikosaburo IV) est attaqué par le fantôme d’Asakura Togo (joué par Ichikawa Kodanji IV), illustration d’une pièce de kabuki, 1851

L’IMPACT DE LA J-HORROR

L’adaptation d’Ideo Nakata, Ringu est issue d’une lignée de films de fantômes, les shinrei-mono eiga 心霊 もの 映画, dont font partie les classiques Onibaba de Kaneto Shindo de 1964 ou encore Kwaidan de Masaki Kobayashi de 1965 (McRoy). Mais au fil des années et des adaptations, le genre s’essouffle. Les schémas narratifs usités et répétitifs emprisonnent la figure du fantôme dans des comédies familiales grand public. C’est à la fin des années 90 qu’émerge une nouvelle vague de film d’horreur qui révolutionne le genre : la J-Horror. Inauguré par Ringu en 1998, la J-Horror envahit les salles de cinéma et ouvre des perspectives inédites en utilisant un mode opératoire en réseaux via la technologie.

Le succès de l’adaptation du roman a engendré une franchise aux multiples productions : Ringu et ses suites, une série télévisée, ainsi que d’autres dérivés similaires (Ju-On Shimizu 2000 ; Kairo, Kurosawa 2001 ; Dark Water, Nakata 2002), ou encore des remakes (The Ring : Virus, Kim 1999 ; The Ring, Gore Verbinski 2002). L’influence de ce genre horrifique dépasse les frontières et étend ses racines et ses codes dans le monde de la pop culture. Le virus de Sadako s’est aisément infiltré dans notre quotidien au travers du même médium que celui choisi par le fantôme pour se venger : l’écran de télévision (N.Holm).

Film créateur d’ambiance plus que de jumpscare, Ringu induit l’idée d’un mal généralisé capable de frapper la population entière. A la sortie des salles de cinéma, le public gardait encore les images terrifiantes de ce fantôme moderne. Et si c’était vrai ? L’idée que la malédiction fictive ait pris corps dans le monde réel, transcendant le medium de l’écran, s’infuse dans l’esprit des gens et diffuse, là aussi, la peur. Fruit de son époque, la saga Ringu est « une fable postmoderne à peine déguisée sur l’impact culturel des technologies de communication émergentes » (McRoy). De nouvelles figures de spectres apparaissent, les « fantômes en réseaux » qui opèrent selon deux dispositifs spatiaux : des « spectres contagieux » dont la malédiction se transmet et se diffuse sur le modèle d’une épidémie au fil des interactions propres au réseau social ; et des « revenants connectés » qui peuvent exploiter et créer des réseaux pour s’y projeter à volonté (E.Trouillard).

Ces films d’horreur contemporains exploitent une angoisse fondamentale dans nos « sociétés du risque », hantée par l’idée du « risque zéro » (Beck : 1986) : celle de l’irruption soudaine du danger mortel et imprévisible dans notre quotidien si paisible. Les fantômes sont fait d’une « matérialité problématique » car ils échappent aux règles physiques communes du fait de leur statut ontologiquement ambigu (E.Trouillard). Ils sont morts mais actifs dans le monde des vivants, et ne peuvent être vaincus facilement par des moyens ordinaires. Dans le roman, Sadako s’infiltre partout. Elle apparaît dans les miroirs et les reflets, là où son homologue filmée brise littéralement le quatrième mur en émergeant de la télévision. Le génie du romancier Suzuki fût de faire naître l’angoisse du quotidien le plus banal. En insufflant une dimension d’inquiétante étrangeté dans le mobilier qui partage nos vie de tous les jours, il nourrit la technophobia (N.Masato).

« Il a l’impression que quelqu’un est entré dans son propre corps. Incroyable ! Ce n’est pas une machine qui a enregistré cette cassette, mais un être humain qui possède ses cinq sens, qui a utilisé la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher. Ce qu’il ressent juste à ce moment là, est insupportable, car pour lui, quelqu’un s’est introduit dans tous ces organes sensitifs… Il a regardé les images comme si une présence étrangère l’habitait. »

Scène culte où Sasako surgit de l’écran de télévision, Ringu, Hideo Nakata (1998)

MONSTRUEUSE FÉMINITÉ

Les adaptations cinématographiques ignorent souvent l’aspect hermaphrodite de Sadako, et insistent sur le genre féminin. Le réalisateur de Ringu, Hideo Nakata, a ainsi choisi de remplacer les personnages masculins du roman par un homologue féminin, mère journaliste divorcée, et son ex-mari, professeur de mathématiques à l’université. Le motif du ménage monoparental s’impose dans les films de J-Horror et les héroïnes sont souvent des mères célibataires (Ringu, Dark Water). Elles incarnent les changements sociaux du Japon contemporain : l’émergence d’une génération de femmes diplômées qui viennent travailler aux côtés des hommes sur le marché de l’emploi et refusant de se cantonner au foyer (McRoy). La monstruosité de Sadako et sa capacité à hanter les objets audiovisuels fait resurgir les craintes et anxiétés masculines face à la croissance exponentielle des femmes indépendantes, reflétant les progrès technologiques mondiaux du tournant du siècle (Colette Balmain 2008, Maekawa Osamu 2015).

De plus, la vision de la femme destructrice, diabolique et cruelle, reflète une certaine misogynie patriarcale et une peur inconsciente de la puissance des femmes et de leur sexualité (Creed : 1993 ; Ellis-Rees). Au Japon, le corps féminin fut longtemps assimilé à une créature éloignée du genre humain, un monstre étrange et inquiétant (F.Bihan-Faou, C.Sonoda : 1992). Les femmes enceintes devaient se retirer à l’écart dans une cabane isolée ubuya, kariya ou koya afin d’accoucher loin des regards (M.Hladik). Les deux pôles opposés du sacré hare 晴れ et de la souillure kegare 汚れ se rejoignent dans un corps à la fois sanglant et divin, où le tabou de l’interdit tatari 崇りcôtoie le domaine du sacré.

La déesse primordiale, Izanami morte en couche en donnant naissance aux kami du feu, devient un cadavre prisonnier du Yomi no Kuni 黄泉の国, le ‘pays de la nuit éternelle’. Izanagi, son mari éploré tente de la retrouver mais à la vue de sa charogne immonde, il prend la fuite poursuivit par son épouse devenue un être démoniaque. Bloquant d’un énorme rocher l’entrée du passage vers le royaume souterrain, Izanagi ferme symboliquement la frontière entre les deux mondes. La femme est de fait liée à la mort car elle est marquée par la putréfaction.

Ainsi, au Japon, les fantômes sont associés aux notions de « souillure inhérente au corps féminin », incluant le tabou du sang et de la grossesse. Les discours bouddhistes décrivent la femme comme ingouvernable et soumise à de mauvaises émotions (luxure, amour, jalousie, rancune) (S.Shimazaki). Sadako fait partie de ses femmes furieuses transformées en entités monstrueuses qui refusent de se réconcilier avec le passé ou de raconter leurs histoires (la découverte des restes de Sadako n’annule pas la malédiction) ; au contraire, elles sont envahies par le désir de nuire sur le présent (S.Shimazaki).

La violence impitoyable de Sadako l’empêche d’être une victime. Le spectre vengeur est une figure potentielle de résistance contre un patriarcat conservateur (Valérie Wee). Ainsi, Sadako l’antagoniste victime de la violence masculine, inverse le rapport de force en devenant une « victime-héros » (Ellis-Rees). Le fantôme joue donc un rôle cathartique libérateur en brisant les codes sociaux, il est un censeur des vivants et des morts (L.Caillet). Capables de vaincre les riches et les puissants, les « malemorts surgissent de l’autre monde pour instaurer un désordre proliférant qui s’oppose au régime du souverain », ils viennent « stigmatiser l’arbitraire et la violence injuste du Pouvoir » (Anne Bouchy).

LE VIRUS DE LA PEUR

La menace spectrale de Ring est assimilée à une nouvelle maladie transmise au grès de nos interactions sociales. Un virus incurable, dont il est impossible d’évaluer la portée, ni la panique qu’il pourrait engendrer. Pour le héros Asakawa, ce fléau diabolique est « une épreuve pour l’humanité. Les démons apparaissent sous des formes différentes à chaque époque. On a beau essayer de s’en débarrasser, ils reviennent toujours. » Cette maladie inconnue dont les symptômes n’ont pas été diagnostiqués est associée à l’action de démons malfaisants. Car au Japon, les entités néfastes ont longtemps été la cause des épidémies et des fléaux. Comme les virus, elles « évoluent le long d’un frontière qui sépare la vie de la mort. »

Ce virus, qui se nourrit de nos liens sociaux et du ressentiment de son fantôme, est destiné à se propager de façon exponentielle. : « la vengeance de Sadako entrerait dans une nouvelle logique culturelle du simulacre dans laquelle les copies de copies ne cesseraient de varier en fonction d’un original perdu » (D.Arnaud). La multiplication du phénomène mènerait inévitablement l’humanité à sa perte : « la prolifération de simulacres à travers les médiations technologiques confronterait alors l’individu à une altérité post-humaine à même d’altérer son identité » (D.Arnaud).

« L’essence même de ce sortilège est vraiment simple. N’importe qui peut conjurer le sort. Il suffit de copier la cassette et de la faire voir à quelqu’un… En montrant cette vidéo à une personne qui ne l’a jamais vue, on participe à sa propagation. »

Le film Ringu joue de ce phénomène de répétition, en multipliant les effets circulaires (effets sonores et déformation de l’image), jusqu’à créer une boucle narrative : le film commence et finit sur un motif liquide qui se fond avec celui des ondes technologiques. Le choix du titre du livre est un jeu de mot du romancier : ringu signifie ‘anneau’ mais aussi ‘appeler quelqu’un’, c’est l’onomatopée d’une sonnerie de réveil ou de téléphone (Meikle, Suzuki).

La peur d’une maladie était l’inspiration initiale de Suzuki, qui expliquerait la mort simultanée de plusieurs personnes sans liens apparents. Finalement, le ‘virus’ devient visible, il passe par le regard. Le regard, c’est la source du pouvoir de la lignée Yamamura qui possède le ‘troisième œil’, cette capacité de vision extralucide, mais c’est aussi ce pouvoir de double vue qui plonge cette famille dans l’affliction ; il est la cause et la source de leur malédiction. Et c’est encore par le visionnage de son adaptation, que l’épidémie de Ring s’étend.

Preuve de l’impact du phénomène, le 10 août 2002 ont été tenues à Tokyo les funérailles de Sadako Yamamura, en présence de ses créateurs : l’écrivain Koji Suzuki et l’éditeur Tsuguhiko Kadokawa. Étrange cérémonie, ayant lieu durant l’Obon, qui évoque les goryo-e, ces rites d’apaisement des esprits en colères (Ellis-Rees). Si l’âme de la fictive Sadako a trouvé le repos, l’héritage macabre de ce fantôme cinéaste, lui, continuera encore longtemps à se mêler à nos cauchemars modernes…

«Seul le ciel de Tokyo se reflète dans son rétroviseur. Il est chargé de nuages noirs de mauvaise augure, qui rampent tels les serpents annonciateurs de l’Apocalypse. »

Le regard fatal de Sadako, Ringu de Hideo Nakata (1998)
SOURCES :
  • Arnaud, Diane. « L’attraction fantôme dans le cinéma d’horreur japonais contemporains », L’horreur au cinéma, vol20, n°2-3, 2010
  • Collectif, De la malemort en quelque pays d’Asie, sous la direction de Brigitte Baptandier, Editions Karthala, 2001
  • Collectif, Enfers et fantômes d’Asie, Musée du Quai Branly, Flammarion, 2018
  • Davisson, Zack. Yurei – The Japanese Ghost, Chin Music Press, Seattle, USA, 2015
  • Ellis-Rees, Anna. « Victim or Monster ? Fear and Female Revenge in Three Contemporary Japanese Horror Films », Beyond Kawaï – Studying Japanese Feminities at Cambridge, Lit Verlag GmbH & Co. KG Wien, Zürich, 2020
  • Hladik, Murielle. Cabanes, ermitages et pavillons de thé au Japon. Lieux de réclusion, d’isolement ou de méditation, 2001
  • Holm, Nicholas. « Ex(or)cising the Spirit of Japan – Ringu, The Ring, and the Persistence of Japan », Journal of Popular Film and Television, Vol 39, Issue 4, 2011
  • Joubert, Grégoire. « Les fantômes t’emporteront » / Ring, de Koji Suzuki, / Double hélice, de Koji Suzuki. Revue Spirale, (191), 53–53, 2003.
  • Kanayawa Shogo. Des esprits vengeurs aux fantômes tragiques. La vision du fantôme dans la culture japonaise, Phantoms in Japanese Culture, Fundatia Culturala Echinox, 2011
  • Lachaud, François. « La femme et le serpent : le bouddhisme et ses démons dans le Japon d’Edo (1603 – 1867) », Images et imaginations : Le bouddhisme en Asie, Paris: École française d’Extrême-Orient/Musée Guimet, 2009 : 178-205.
  • Masato Nihei. Spiritualism and modernism in the work of Kawabata Yasunari, Japan Forum, 30:1, 69-84, 2018
  • McKay Ball, Sarah. The Uncanny in Japanese and American Horror Film : Hideo Nakata’s Ringu and Gore Verbinski’s Ring, Thèse de Masters of Arts, North Carolina State University, 2006
  • McRoy, James. « Ghosts of the Present, Spectres of the Past: the kaidan and the Haunted Family in the Cinema of Nakata Hideo and Shimizu Takashi », Nightmare Japan, Boston, USA, 2008
  • Newbery, Emma. Why so sad, Sadako ? An investigation into the development of the traditional Japanese female vengeance ghost from ancient myth to modern day cinema production, lieu et date inconnue
  • Sabouret, Jean-François. L’Autre Japon, les burakumin, 1983
  • Shimazaki Satoko. Edo Kabuki in Transition – From the Worlds of the Samurai to the Vengeful Female Ghost, Columbia University Press, NY, 2016
  • Takasuna Miki. The Fukurai affair : parapsychology and the history of psychology in Japan, History of the Human Science, 2012
  • Trouillard, Emmanuel. « Fantômes en réseaux », Géographie et cultures, 106 | 2018, 17-34.
  • Wee, Valerie. Patriarchy and the Horror of the Monstrous Feminine – A comparative study of Ringu and The Ring, Feminist Media Studies, 11:2, 151-165, 2011

Albert Sánchez Piñol – La Peau Froide

L’AUTRE, LE MONSTRE ET MOI

Albert Sánchez Piñol, né le 11 juillet 1965 à Barcelone, est un anthropologue, écrivain et scénariste catalan. Spécialiste de l’Afrique, il est témoin de la guerre civile au Congo où il achève sa thèse de doctorat à la fin des années 90. À l’issu de son départ, il écrit La peau froide qui paraît en 2002. Le roman remporte vite une grande notoriété, et se voit traduit en 37 langues.

La peau froideLa pell freda en catalan et La piel fría en espagnol – fait référence aux grands récits héroïques classiques, et prend des allures de conte philosophique et de roman gothique d’aventure. L’intrigue paraît simple et convenue : une île isolée sur laquelle deux hommes luttent face aux attaques nocturnes de monstres aquatiques. Pourtant, l’intérêt du roman réside dans la réflexion amenée par son auteur sur les mécanismes qu’engendrent la peur et la confrontation à l’autre.

Couvertures des éditions catalanes, espagnoles et anglaises.

HUIS-CLOS MARITIME

« Nous ne sommes jamais très loin de ceux que nous détestons. Pour cette même raison, nous pourrions donc croire que nous ne serons jamais au plus près de ceux que nous aimons. »

Le récit, raconté à la première personne, débute sur les flots et sur ces paroles. Un homme anonyme accoste sur une île perdue de l’Atlantique sud afin de remplacer l’ancien climatologue. Sur place, aucune trace du précédent locataire, hormis le gardien du phare aux allures de sauvage fou. Pour une raison inconnue, le phare est fortifié, protégé par des pieux effilés et des éclats de verres. L’île elle-même est inhospitalière, solitaire et désolée.

C’est à la nuit tombée qu’elle dévoile son vrai visage. D’étranges créatures « à peau de requin, aux doigts reliés par une membrane », tentent de s’introduire dans la maison. Une terreur panique s’empare du narrateur : « Un laps de temps minime, une horreur absolue. Six, sept bras bougeant comme des tentacules, derrière lesquels hululaient des visages d’un infra-monde de batraciens, aux yeux globuleux, au pupilles en tête d’épingle, des trous à la place des narines, pas de sourcils, pas de lèvres, une bouche immense. »

Des monstres aux cris terribles envahissent l’île, et le récit bascule dans la violence. L’homme, seul, lutte pour sa survie avec une frénésie désespérée. Au matin, le constat est sans appel : « Voilà ta situation actuelle : tu es mort. Si tu ne te sors pas de cette situation, tu n’auras donc rien perdu. Mais si tu parviens à t’en tirer tu auras tout gagné : ta vie. » Une seule issue : le phare, seul édifice capable de résister aux assauts des citaucas. Mais cet asile est farouchement gardé par Batìs Caffò, le technicien en signaux maritimes.

Un plan diabolique germe dans l’esprit épuisé du héros : attendre le moment propice où l’homme quittera le phare et le tuer pour prendre sa place. Il renonce à son projet macabre, pris par les remords. Mais il fait une rencontre inattendue : il découvre un monstre femelle, qui porte sceau et guenille, devine qu’elle est liée à Batìs et la prend en otage. Cette « mascotte » nommée Aneris sera sa monnaie d’échange. A partir de là, une cohabitation singulière se met en place, dans un climat belliqueux et anxiogène.

PEUR DE L’AUTRE

Le cœur même du récit, c’est la peur. Elle imprègne les pages, suinte à chaque phrase, tout n’y est que méfiance et conflit. La peur est une émotion primaire extrêmement puissante, cataloguée comme une passion en philosophie ; elle est un « affect qui s’impose à l’âme et à la volonté » (M.Marzano). La peur commande et parle, même quand elle est illégitime et déraisonnable.

Au premier abord, la crainte vient directement de ces créatures amphibies aux corps si hideux. Le rejet de l’autre n’est jamais aussi puissant que lorsqu’il est tourné vers celui qui est différent, anormal. On retrouve cette tendance à l’exclusion dans les expressions injurieuses les plus courantes : registre animalier ou excrémentiel, elles désignent des être dangereux ou des natures insalubres à éliminer (P.Caumières). Le narrateur de La peau froide décrit avec détails les éléments divergents qu’il observe chez ces ennemis. Toutes les caractéristiques qui attestent d’une différence et donc d’une division ; et qui sont pour lui la preuve de la barbarie des créatures qu’il combat. Après tout, le βάρϐαρος / bárbaros issu du grec, désigne l’étranger qui n’a en commun ni la langue ni la culture (R. Jacoby).

Les citaucas sont ainsi animalisés, traités de « face de crapaud » ‘granotots‘, de bêtes, de cannibales, de « crânes pelés », ils ont une « intelligence de moustique », poussent des « hurlements de hyène »… . Il est nécessaire au personnage de concevoir l’autre comme un ennemi et de le déshumaniser afin de pouvoir l’exterminer sans arrière-pensée : si l’autre n’est pas comme moi, alors il est contre moi et je peux le détruire.

ENNEMI-MIROIR

Pourtant, le vrai danger est en réalité bien plus proche : c’est le semblable, pas le monstre. Les deux personnages masculins sont des pôles contraires, opposés par leurs idées et leurs visions. Le narrateur est un humaniste qui a reçu un enseignement philosophique, il est pétris d’idéaux – déçus – et d’une volonté d’oublier l’hypocrisie de la société. Ancien activiste irlandais devenu déserteur, il a vu son pays soumis au joug de l’Angleterre avant de basculer dans la guerre civile. Batìs aussi s’est renfermé sur lui et méprise tout le monde, loin de son Autriche natale. Les deux collègues qui luttent contre l’invasion marine sont aussi des rivaux. Il ne font preuve d’aucune sympathie l’un envers l’autre et se considèrent plus comme des ennemis potentiels que comme des alliés.

« J’avais un millier de monstres contre moi. Mais, en fait, ce n’étaient pas mes ennemis, de la même façon que les tremblements de terre ne sont pas les ennemis des bâtiments, ils sont, simplement. Mon unique ennemi portait un nom et s’appelait Batìs, Batìs Caffò »

Autrui nous effraie parce qu’il nous est étrangement familier, il possède toujours quelque chose de proche (langage, apparence, valeurs morales). Sigmund Freud constate une proximité entre les termes unheimlich (inquiétant, étrange) et heilmlich (familier). Selon lui, les origines enfouies de la violence fratricide sont dues au « narcissisme des petites différences ». Le sentiment d’hostilité est d’autant plus fort qu’il naît entre des individus semblables. Ainsi, René Girard, spécialiste du « désir mimétique », observe que la similitude engendre plus fréquemment des faits de rivalité et de violence contrairement à l’idée communément admise que les conflits naissent des antagonismes. Le danger réside non pas dans les différences mais dans leur absence. La proximité incite à la haine, engendre la rage et poussent des personnes proches à s’entre-tuer (R. Jacoby).

Batìs représente ainsi la force brute et l’obscurantisme mental. Face à son collègue qui symbolise l’homme penseur capable de revoir son jugement à la lumière de la raison, il est prisonnier de ses passions ombrageuses. Il « fornique avec la mascotte », la domestique à coup de crosse, crache des insultes cyniques. Il est incapable de changer de paradigme, malgré les explications plausibles de son camarade, de peur de voir sa conception du monde bouleversée inexorablement. C’est une attitude commune de protection qui apparaît comme par réflexe. Les arguments rationnels sont inopérants face au préjugé qui « se présente comme une tendance au repli sur soi et à la protection face à une extériorité perçue comme dangereuse » (P. Caumières).

Il est presque vital de se différencier de celui qui, au fond, nous ressemble tant et que nous haïssons. L’autre assume une fonction cruciale : il incarne le mal que l’on se refuse à voir en nous. Selon Sartre, le combat du mal détourne du processus de remise en question du bien que l’on défend. L’autre est un double maléfique, à la fois proche et lointain. Il est l’objet d’une ambivalence entre attirance et rejet. Ainsi, « le manichéisme masque, en la révélant, la séduction du mal qu’on dénonce chez l’autre » (C. Geets).

PULSION DE HAINE

Cette peur pousse les personnages de Piñol aux plus extrêmes formes de violence, rendant confuse la distinction entre la cruauté des hommes et l’animalité des créatures. L’épisode de la dynamite est édifiant : pris d’euphorie face au nombre d’explosifs en leur possession et grisés par la disposition d’un tel pouvoir, ils décident de tuer le plus grand nombre de citaucas en piégeant le sol enneigé : « Maintenant que nous pouvions leur infliger une défaite sanglante, nous étions submergés par des vagues d’une authentique cruauté. Je suppose que nous étions devenus fous, si fous que nous savions que nous étions fous. »

Or, Batìs n’a pas le monopole de la violence bien qu’il soit l’incarnation même de l’agressivité. Il se défend d’être un assassin comme hanté par quelques exactions d’un lointain passé. Mais son collègue est lui aussi enclin à des actes de cruauté, influencé par sa peur des autres. Dès la première invasion, le narrateur répond par l’attaque et manque de sectionner le bras de l’indésirable : « J’entendis les lamentations du monstre à moitié mutilé. Ses amis pleuraient eux aussi. » Il est animé de pulsions meurtrières puisqu’il échafaude une tentative de meurtre contre Batìs pour s’emparer du phare. Lui, l’ancien activiste irlandais, possède les réflexes du combattant et organise la lutte pour sa survie. Mais même face à un être sans défense comme Aneris, il ne peut contrôler sa brutalité et la bât sans ménagement.

RENCONTRER L’ALTÉRITÉ

Le véritable moment de bascule ressemble à une chute sans retour, une plongée dédoublée liée à l’élément liquide, celui des métamorphoses. Ainsi, le narrateur décide de descendre en scaphandre pour récupérer la dynamite dans une épave échouée. La mission est dangereuse voir suicidaire, et poussé par le désespoir de sa disparition supposée, il réalise l’impensable : un coït imprévu avec la mascotte.

La fusion des deux corps étrangers opère un premier bouleversement : cette union lui procure un plaisir insoupçonné. « Son corps était une éponge vivante, il dégageait de l’opium, m’annihilait en tant qu’être humain. » C’est ensuite dans les ombres de la mer qu’il fait une seconde découverte. Il se sent observé par des yeux non-humains. Une volée de corps minces de petites tailles aux sourires de dauphins qui le prenne pour un nouvel élément curieux avec lequel jouer : « leur présence apportait dans ce cimeterre une lumière bienfaisante. Je vivais le premier instant où la peur m’abandonnait depuis que j’étais arrivé sur l’île. » À sa remontée à la surface, il refuse de laisser Batìs tirer sur la tête émergée de ce qu’il nomme lui même un « enfant ».

La sortie en scaphandre est à l’origine d’une perturbation dans la conception du monde. Le champ des possibles s’élargit : « l’espace qui nous séparait se remplissait d’images de fumée. » Les visions de mains palmées d’enfants inoffensifs et du corps de la mascotte s’imposent et distillent le doute, créant un conflit entre le rejet et l’acceptation d’un rapprochement. La double immersion dans un corps étranger, le monde aquatique et le corps féminin-monstrueux, induit une perte de repères quant à l’identité des êtres. Mais elle permet aussi l’apparition de deux émotions jusqu’ici absentes : le plaisir et la sécurité.

Affiches de l’adaptation cinématographique de Xavier Gens (2017)

LES YEUX SONT LE MIROIR DE L’ÂME

La relation physique qu’il entretient avec Aneris incarne à elle seule le paradoxe de l’île. Contre la peau glacée de « cette ambassadrice de l’horreur », il éprouve autant de jouissance que de haine. Pourtant, à son contact, il prend conscience d’une nouvelle vérité : « Avant, je vivais avec un animal, et toute attitude civilisée était associée à la domestication. Chaque nouveau jour à ses côtés, chaque heure d’observation attentive réduisait les distances à une vitesse vertigineuse. Ce qui n’avait été que présence devenait coexistence. »

La compréhension de l’autre passe par le regard. Lorsque le narrateur porte son attention sur Aneris, étudiant son comportement en tentant d’y déceler un sens, il pratique l’observation participante. Cette méthode ethnographique, consiste à s’imprégner du mode de vie, de s’immerger dans le monde de ceux que l’on veut comprendre, au cours d’une durée plus ou moins longue. Pinol étant lui-même anthropologue, il distille ses propres connaissances pratiques et son expérience de chercheur à travers les yeux de son personnage.

Le narrateur adopte donc le point de vue de ses ennemis et essaie de comprendre leurs visions des choses. Et si l’envahisseur, c’était lui et ses semblables armés de fusils? Il prête l’oreille au cantique chanté par Aneris et y discerne des sons. Le chant d’oiseau du barbare devient un langage et des mots apparaissent : « citauca« , « aneris« . Il tente une imitation grossière et imagine une interprétation : eux, ce sont des citaucas, elle se nomme Aneris. Le don d’un nom permet de conférer une identité concrète à l’autre, il ne fait plus partie d’une masse anonyme. C’est au moment où la mascotte obtient un nom, une identité, qu’elle gagne un droit d’humanité.

« Tout les yeux regardent, peu observent, très peu voient. Je la regardais maintenant en cherchant de l’humanité et je trouvais une femme. […] ce sont les choses insignifiantes qui font tomber les murs : elle sourit, elle est maladroite par conviction, elle ne supporte pas que je soit derrière elle et s’assoit pour uriner. »

IMPOSSIBLE COMMUNICATION

Depuis le rivage se tisse une ébauche de contact entre l’homme et les créatures. Des enfants citaucas, « baromètre de la violence », s’aventurent sur l’île pour jouer et se lient avec le narrateur. La peur semble avoir disparue, les rires ont enterré les fusils : « le jeu, si innocent soit-il, dévoile des inégalités et des affinités, parce que quand nous jouons avec quelqu’un les frontières n’existent pas, ni les hiérarchies, ni les biographies ; le jeu est l’espace de tous et pour tous. » Mais cette paix est incertaine. La violence de Batìs et de la dynamite la fragilise.

Même la liaison entre Aneris et le narrateur semble n’être qu’une illusion. Car malgré la proximité de leurs deux corps, un gouffre insondable les sépare. Aneris reste une étrangère lointaine et insensible aux avances de son compagnon repenti. Ses marques d’affection et de tendresse se noient dans une indifférence glacée : « sans le vouloir, je lui vouait une passion de plus en plus sincère, mais elle n’était pas touchée. Je voyais qu’en moi grandissais un amour neuf, un amour que le phare était en train d’inventer. Mais plus je m’approchais d’elle, plus cet amour sans précédent rencontrait de résistance. »

Rien en semble ébranler le cœur de l’ondine, pas même la disparition de la tyrannie de Batìs. Et une nouvelle révélation vient douloureusement éclairer le naufragé du phare : elle ne reste pas par amour, non. Pourquoi les citaucas attaquent-ils sans relâche cet îlot insignifiant? Pourquoi Aneris accepte-elle ces mauvais traitements sans fuir? Parce qu’elle fuit déjà : « Je comprenais enfin l’abîme qui nous séparait : je m’étais réfugié en elle, elle dans le phare. » Il est un être au rôle secondaire auprès de qui elle cherche à échapper à son peuple. Il suffirait de la livrer pour entériner la paix déjà amorcée et que cesse les attaques et le cycle de la haine.

Mais, lui qui a déjà renoncé à tout, ne peut accepter la perte de son amante. Le rapprochement meurt à la merci du désir qui annihile toute volonté de poursuivre : « la seule chose qu’ils pouvaient vouloir de moi était la seule chose que je ne pouvais pas leur donner. Et quels que soient les conflits entre Aneris et eux, je ne pourrait jamais les résoudre. »

« Une vie sans Aneris, jamais. Je pourrais vivre sans amour et pour toujours, si nécessaire, mais je ne pourrais pas vivre sans Aneris. Qu’est-ce qui m’attendait une fois que je l’aurais perdue. Une mort sans vie, une vie sans mort. Qu’est-ce qui est pire : un été qui glace ou un hiver qui brûle ? Et ainsi jusqu’à la fin des temps. »

L’ÎLE AUX MONSTRES

L’île de Piñol est située dans un non-lieu, elle est presque invisible sur les cartes, cachée par un carrefour de repères, à l’écart de toutes routes commerciales. Cet îlot polaire devient une prison infernale mais ironiquement les personnages y trouvent refuge. Ils sont tous des exilés qui cherchent asile, échappant à une société dont ils ont été bannis.

« Les vainqueurs ne mouillent jamais dans ces parages. Jamais. Les hommes honnêtes et honorables non plus. […] Bienvenue dans l’enfer des ratés, bienvenue au paradis des égarés. »

Sur les anciennes cartes qui dépeignent les contours du monde, les zones les plus reculées ainsi que les océans abritent les esquisses de créatures fantastiques. On représente sur le papier des dragons marins aux gueules béantes, des peuplades sauvages et difformes aux mœurs immorales, des espèces inconnues des naturalistes. Les terres inexplorées deviennent sujet à tout les fantasmes chimériques. Face à l’inconnu, l’imagination se libère et fait naître des monstres.

Les citaucas appartiennent donc au bestiaire monstrueux. Bien que bipèdes et anthropomorphes, ils ne sont pas humains. Initialement, ils représentent l’horreur animale, la terreur bestiale qui, tapie dans l’obscurité, menace de nous engloutir. Ce récit fait appel à la figure du monstre comme l’antithèse de l’homme, son double opposé. C’est en se confrontant au monstre que l’homme fait preuve de son humanité. Mais Piñol joue avec les lignes, rendant floues les distinctions de natures : lorsque les frontières, jusque là précieusement délimitées, se troublent, comment savoir qui est qui ? La créature devient humaine et l’homme, bestial. Comment savoir alors si l’homme n’est pas monstre lui-même ?

Merveilles de la mer et animaux étranges / tels que ceux trouvés dans les terres de minuit / dans la mer et sur terre par Sebastian Münster, inspiré de la Carta marina d’Olaus Magnus, vers 1544

ENSORCELANTE SIRÈNE

Les créatures de Piñol sont issues du folklore marin. Aneris est l’anagramme de Sirena, tout comme Citauca est celui Aquàtic. Ces créatures émergent des profondeurs de l’océan, une « étendue incertaine dont la traversée périlleuse conditionne l’atteinte du rivage » (Chevalier & Geerhbrant). La mer cache en son sein des mystères insondables, des ombres mouvantes et inquiétantes d’entités amphibies invisibles qui hantent les songes de marins apeurés. Ces sombres mondes inconnus sont le berceau des angoisses des humains.

Aneris, l’énigmatique sirène, seul personnage féminin du roman, exerce une attirance mystérieuse sur les hommes qu’elles côtoie. Comme ses sœurs aquatiques, elle chante, berçant de sa litanie les assauts nocturnes de son peuple  : « c’était un hymne épouvantable et un psaume barbare, et il était beau dans sa malice ingénue, très beau. Il touchait tout le spectre de nos sentiments, avec la précision d’un bistouri ; il les mêlait, les altérait et les niait trois fois. La musique s’émancipait de l’interprète. Des cordes vocales que la nature avait créées pour s’exprimer dans les profondeurs abyssales chantaient. »

La sirène provoque le désir, la folie, la mort. C’est pour la possession d’Aneris que tous, hommes ou créatures, luttent sur l’île. Elle est le point commun et la pomme de discorde qui provoque la guerre, à l’image d’une Hélène de Troie aquatique. Tous sont des semblables, ils expriment le même désir, et tous s’entre-tuent. Les tentatives d’approche et de communications entre les deux peuples sont avortées dès le moment où le narrateur prend conscience de son avarice et de celle de ses rivaux.

« Mensonge : le septième jour, le bon Dieu ne s’est pas reposé. Le septième jour, il l’a faite et nous l’a cachée sous les vagues. »

RÉCIT ALLÉGORIQUE

La peau froide prend des airs de conte philosophique. C’est une histoire qui pourrait avoir lieu n’importe où et n’importe quand. L’île sans nom semble hors de la réalité, à la lisière du monde et de la raison. Piñol joue sur le glissement d’identité de ses personnages, les faisant se confondre. Ainsi, les places du climatologue ou du gardien de phare sont usurpées dans un processus cyclique, les remplaçants se succédant dans une ronde ironique et se perdant dans le mirage des lumières trompeuses du phare.

Face à cet îlot hostile et malveillant, où l’impensable peut se produire, la raison semble superflue. Seul l’instinct de survie persiste, et l’humanité des hommes apparaît comme dérisoire. Ainsi la brute domine face au philanthrope. Avant d’être vaincue elle aussi face à l’amour. Et l’homme, le soldat pétri de haine, tombe les armes face à la douceur de la chair et du cœur : « Elle m’avait fait voir ce que dissimulait les lumières du phare ; elle m’avait fait voir que l’ennemi pouvait être tout sauf un animal. Qu’il ne peut jamais en être un, nulle part. »

Est-il étonnant que le premier roman de cet anthropologue porte sur la peur de l’autre ? Sachant que le fondement même de l’anthropologie, qu’elle soit proche ou éloignée, porte sur l’altérité, l’analogie n’est pas anodine. Piñol nous offre ici une réflexion sur la complexité des rapports humains, et surtout sur notre perception d’autrui et de la peur qu’elle peut engendrer.

SOURCES :
  • Caumières, Philippe. « Peur de l’autre et haine de soi : l’identité en question », Lignes, vol. 26, no. 2, 2008, pp. 120-131
  • Chevalier, Jean ; Gherrbrant, Alain. Dictionnaire des symboles, Éditions Laffont / Jupiter, Paris, 1982
  • Geets, Claude. « La peur de la différence », Pensée plurielle, vol. no 5, no. 1, 2003, pp. 7-16
  • Jacoby, Russel. Les ressorts de la violence : Peur de l’autre ou peur du semblable ? Essai sur les origines de la violence, Éditions Befond, 2014
  • Jeudy-Ballini M. & C. Voisenat, 2004, « Ethnographier la peur », Terrain, n° 43, pp. 5-14
  • Kappler, Claude-Claire. Le Monstre – Pouvoirs de l’imposture, Presses Universitaires de France, 1980
  • Marzano, Michela. Visages de la peur, Paris, Presses Universitaires de France, 2015
  • Adapté au cinéma sous le titre Cold Skin par Xavier Gens en 2017.