Lee Chang-dong – Nokcheon / Un éclat dans le ciel

Drames de la réalité

Lee Chang-dong 이창동 / 李滄東 est né le 1er avril 1954 à Daegu 대구, ville conservatrice de la province du Gyeongsang au centre-est de la Corée du Sud. Il est issu d’une famille de la petite classe moyenne aux convictions socialistes, qui appartenait – de façon paradoxale – à la noblesse (yangban 양반) de l’ancienne Corée. Son père, un idéaliste de gauche, laissait à son épouse le soin de s’occuper de leurs six enfants dans une certaine précarité.

Présentant un don pour l’écriture, il fut diplômé en lettres à l’université Kyungbook en 1980 alors que la Corée du Sud subissait le joug d’une énième dictature : celle de Chun Doo-hwan 전두환, devenu président après son coup d’État militaire du 12 décembre 1979 qui mit fin à la très courte période de démocratisation suivant la mort par assassinat le 26 octobre 1979 du général Park Chung-hee 박정희, président de la République, par le chef des services secrets sud-coréens Kim Jae-kyu. Lee Chang-dong, alors jeune étudiant proche du milieu littéraire et du théâtre, est témoin de l’oppression brutale des autorités sur la jeunesse contestataire et n’hésite pas à prendre part aux manifestations. Dans ce contexte mouvementé, il forge son engagement pour la démocratie et la liberté qui va imprégner toute son œuvre.

Après avoir enseigné les lettres dans un lycée, il débute sa carrière d’écrivain en 1983 en publiant Chonri 소지 (The Booty). S’en suivent Burning Papers (1987) et Nokcheon (1992) qui lui confère une reconnaissance littéraire nationale. Intrigué par son talent, le grand cinéaste Park Kwang-su 박광수, pionnier du nouveau cinéma coréen, lui propose l’écriture de deux scénarios : To the Starry Island 그 섬에 가고싶다 (1993) et A Single Park 아름다운 청년 전태일 (1995). Deux films puissants salués par la critique qui offrent à Lee Chang-dong l’impulsion de devenir réalisateur à son tour.

C’est ainsi qu’il écrit et filme son premier long-métrage Green Fish (Chorok mulkogi 초록물고기) en 1997, drame sombre sur l’entrée d’une jeune homme dans l’univers des gangs. Il réalise ensuite Peppermint Candy (Bakha satang 박하사탕) en 1997 qui aborde à nouveau la dictature militaire avec brio. Mais c’est en 2002, qu’il est définitivement reconnu comme l’un des plus grands cinéastes coréens avec son chef-d’œuvre Oasis 오아시스 qui conte la relation amoureuse de deux adolescents, un délinquant attardé mental et une handicapée physique.

A la suite de ces succès, Lee Chang-dong est nommé, presque malgré lui, ministre de la Culture et du Tourisme sous le gouvernement du président Roh Moo-hyun 노무현. On lui doit notamment la création de quota d’écran pour promouvoir les films indépendants permettant le développement de productions locales, proposition qui a rencontrée une vive opposition. Ce travail de préservation culturelle lui vaudra d’être fait chevalier de la Légion d’honneur par la France en 2006. Mais sa fonction reste pour lui une expérience épuisante qu’il ne renouvellera pas. Il quitte son ministère en 2004 pour se consacrer au cinéma.

C’est ainsi qu’il présente Secret Sunshine (Miryang 밀양), au Festival de Cannes en 2007, la chute désespérée d’une femme endeuillée dans la folie et la religion. Il devient membre du jury de ce même festival en 2008. Puis propose le films Poetry (Si 시) en 2010, tragédie sur un femme de soixante ans luttant contre Alzheimer et les fautes impardonnables de son fils à travers la poésie. Sa carrière connait une longue interruption dû à ses convictions politiques qui s’opposent aux dirigeants en place Lee Myung-bak et Park Geun-hye. Mis sur liste noire par le gouvernement, il n’obtiendra plus aucuns financements et sa création sera muselée. Après huit ans de silence, il réalise Burning 버닝 en 2018, inspiré par une nouvelle du romancier japonais Haruki Murakami. Ce dernier film remportera un immense succès international.

De gauche à droite : Affiches des films de Lee Chang-dong, Green Fish, Peppermint Candy, Oasis, Secret Sunshine, Poetry, Burning
Nokcheon, l’asphyxie du poisson rouge

La première nouvelle porte un titre évocateur : Nokcheon-eneun ttong-i manhda 녹천에는 똥이 많다 que l’on pourrait traduire par « Il y a beaucoup de merde à Nokcheon ». Nokcheon est le nom d’une station de métro de Séoul située sur la ligne 1, nokcheon yok 녹천역 issu du chinois lù chuān 鹿川驛 signifiant « Ruisselet des chevreuils ». Une appellation aussi belle que grotesque pour ce lieu putride à la puanteur immonde où les gens se soulagent quand personne ne regarde.

Il s’était tout de suite demandé comment il se pouvait qu’un tel endroit porte un nom aussi poétique, aussi noble, et la réponse ne lui était pas encore venue. Il en avait examiné les moindres recoins pour en arriver à la conclusion que seul le minable petit ruisseau qui coulait à proximité de la gare était susceptible de justifier cette dénomination, mais le cours d’eau était mort depuis longtemps, il était pollué et ne charriait plus que des ordures. À une époque très lointaine, quelques chevreuils étaient sans doute descendus de la montagne pour s’y abreuver, mais cette appellation revêtait aujourd’hui un sens vraiment ironique et sarcastique.

Descendus à cette station, « deux hommes abandonnés au milieu d’une étendue désolée et entourés d’une obscurité de plomb. » Ils sont les protagonistes de ce drame domestique d’un réalisme morne qui révèle toute l’absurdité de l’existence. Deux frères, nés de mères différentes, aussi dissemblables qu’il est possible : Joonsik l’aîné est petit, bedonnant et terre à terre tandis que son cadet Minwoo est grand, élancé et idéaliste. Sans prévenir, Minwoo s’immisce dans la vie de Joonsik et perturbe le fragile équilibre qui la maintenait en place, semant sans le savoir les graines d’une tragédie familiale.

Joonsik mène une petite vie sans prétention, un monsieur tout le monde dont la seule ambition est d’avoir une existence sans histoire avec sa famille. Il est parvenu à réaliser son rêve : devenir propriétaire d’un appartement bon marché à 23 pyongs (env. 70m2) qu’il partage avec son épouse et leur petite fille. L’accès à un « vrai chez-nous » représente une véritable victoire pour ce couple ordinaire dans la Corée en développement des années 80. Son épouse, déterminée à valoriser sa position sociale dans le petit monde de représentation que représente le voisinage, s’est fixée trois objectifs : « installer un aquarium dans le salon, posséder un équipement vidéo puis stéréo. C’était, selon elle, le minimum pour que son salon n’ait rien à envier à celui des autres. » Pourtant derrière cette vie bien rangée, la monotonie et une certaine fausseté se font sentir.

Dès leur entrée dans le foyer la dichotomie des deux frères est flagrante. Peu touché par tout ce confort domestique, Minwoo fait mention des conditions de construction, l’expulsion des anciens habitants du quartier pour bâtir les nouveaux immeubles, ce à quoi Joonsik répond : « Oui, mais est-ce que c’était une raison suffisante pour que je renonce à mon appartement ? » L’altruisme de l’un s’oppose à l’égoïsme de l’autre. Car Minwoo fait partie des activistes opposés au régime militaire en place, un criminel renvoyé de son université et recherché par les autorités.

– Tu ne peux pas te contenter de vivre dans l’espoir d’un changement radical ! Tu imagines que ce régime peut s’effondrer comme ça ?

– Ça m’est bien égal que le monde change ou pas, je fais ce que j’estime être juste…

– Tu t’y sens obligé ?

– Il faut toujours que quelqu’un ose affirmer ce qui est juste !

-형, 세상이 바뀌든 바뀌지 않든 그게 중요한 게 아냐. 난 그냥옳 다고 생각하는 일을 할 뿐이야.

– 옳다고 생간하면 그걸 꾼 해야만 하냐?

– 세상에는 옳은 것을 옳다고 이야기하는 사람이 누군가눈 꼭 있어야 하잖아?

Joonsik nourrit un complexe d’infériorité pour ce demi-frère si parfait, issu d’une relation extraconjugale. Lui, être timide et peu affirmé, ne fait pas le poids face à ce fils favorisé par leur père : « Son cœur était douloureux, comme si quelqu’un venait de le frapper. Son père était enterré maintenant, mais il aurait aimé lui parler de beaucoup de choses. » Il occupe un poste de professeur titulaire grâce à l’appui du directeur du lycée, après avoir été garçon de course puis employé administratif au sein de l’établissement. Un favoritisme qui cache une hypocrisie mêlée de pression dont use son supérieur. Pour ne pas paraître « ingrat », Joonsik est invité à la délation, à espionner ses collègues pour dénicher les militants syndicalistes qui jettent de l’ombre sur le lycée. Dans son opiniâtreté à survivre, il ressemble à sa mère, une femme quelconque mariée à un bel homme, capable de voler du pain ou de mentir pour obtenir des tarifs réduits quitte à se ridiculiser et de chier en plein marché dissimulée par son étal pour ne pas perdre de temps et donc de clients, le tout pour nourrir sa famille.

Peu à peu, Minwoo malgré lui révèle les failles de ce foyer. Plus ouvert et honnête avec lui même, il déchire le voile des apparences. En premier lieu celui du mariage, contracté trop vite et sans conviction, aussi factice que le reste. Le couple ne partage aucune intimité, même leur yeux ne se croisent plus, remplacé par cette « habitude, prise il ne savait plus quand, de se regarder par l’entremise du miroir plutôt que face à face. » Joonsik n’inspire qu’ennui et insupportable indifférence à son épouse qui se montre continuellement exaspérée par son mari. Mais la voilà qui change au contact de son beau-frère avec qui elle est aimable et souriante. Face à ce beau jeune homme « si pur », cette mère au foyer rêve de romance, d’une vie « authentique » ; de minuscules changements ravivent alors la jalousie de Joonsik.

Ce monde ne lui avait décidément laissé aucune occasion de rémission. Parfois un petit jour était apparu, mais il avait fallu qu’il s’y glisse plein de crainte et obséquieux comme un chien. Il avait enfin obtenu quelque chose mais au prix de combien de peines! Minwoo avait trahi leur petite entreprise de vol autrefois et aujourd’hui il mettait à nu le royaume qu’était pour Joonsik son foyer, à la fondation duquel il avait consacré toute son énergie : un édifice ridicule qui ne reposait que sur le mensonge et la satisfaction de soi-même.

A mesure que son monde se fissure, Joonsik réalise combien sa vie lui a échappé. Sa rancœur se cristallise et lorsqu’un agent de police l’interroge à propos de son frère recherché pour ses agissements politiques, il cède. Dénonce ce cadet honni avant de réaliser l’ampleur de son geste. Mais trop tard. Le voilà seul avec ses remords et sa peine, près de cette station de métro putride qui ne mène nulle part.

Il pleura. Les larmes ne s’arrêtaient plus, ce qui renforçait encore sa tristesse. S’il pleurait, ce n’était ni parce qu’il regrettait quelque chose ni parce qu’il se sentait coupable, mais parce qu’il se sentait désespéré, parce qu’il sentait son cœur saigner, parce qu’il ne pourrait expliquer à personne son désespoir. Il resta ainsi très longtemps à pleurer bruyamment, sans penser à se lever, assis sur la fosse à merdes. Son visage était tordu sous l’effet des grimaces de douleur, tout semblait presser son cœur d’un coup. Il se laissa enfin totalement emporter par la tristesse trop longtemps figée dans son corps et par le néant inévitable.

그는 울기 시작했다. 그의 눈에서 눈물이 흘러내렸고, 그 눈물이 더욱 그를 서럽게 만들었다. 그가 우는 것은 후회 때문도 아니었고, 자책감 때문도 아니었다. 그저 가슴이 찢어지도록 자기 자신이 비참하다는 느낌, 아무도 이해하지 못할, 아무에게도 설명하지 못할 그 자신만의 슬픔이 그를 울게 만들었다. 아주 오랜 시간 동안 그는 똥구덩이에 엉덩이를 깔고 앉은 채 일어날 생각도 않고 어린애처럼 소리 내어 울고 있었다. 가슴 속에 있는 모든 슬픔의 덩어리가 한꺼번에 터져 나온 듯이 얼굴을 일그러뜨리고 울었다. 너무나 오랜 세월 그의 몸 안에 뭉쳐져 있던 슬픔, 어찌할 수 없는 허망함에 완전히 자신을 내맡기고 울었다.

Vision du monde

A travers cette nouvelle, Lee Chang-dong interpelle sur la notion de bonheur, le prix à payer pour l’atteindre et le sens qu’on lui accorde. Inscrit dans un contexte particulièrement lourd et violent, le récit observe ces bouleversements du point de vue des gens ordinaires, ceux que l’histoire ne remarque pas mais qui sont les plus impactés par elle. L’écrivain interroge ainsi le quotidien des citoyens lambdas, ce peuple vivant sous une dictature militaire et soumis à une politique qui le dépasse. L’un se cramponne à une vie crasseuse avec résignation et obéissance, maintenant un silence obstiné avec pessimisme ; tandis que l’autre se bat pour mener une vie noble, dénonçant sans vergogne le mal pour défendre le bien. Pourtant, bien que Minwoo ait l’étoffe d’un héro, c’est le fade Joonsik qui est le protagoniste principal de l’histoire.

Et Joonsik observe, impuissant, son monde se briser. Un monde qu’il a construit sans réfléchir, avec les mains mais non avec le cœur, persuadé que c’était la meilleure méthode. Combien sommes-nous à vivre ainsi, en pilote automatique, uniquement préoccupé par une tranquillité illusoire et morne?

La comprendre ? Et vous alors, pourquoi vous n’essayez pas de me comprendre ? C’est vrai, ça ! Il paraît que je suis un type qui vit en ignorant tout de la vie ! Je vis comme un ver, sans rêve, sans idéal ! J’ai été obligé de ramper, de rester dans la vulgarité ! Pourquoi, toi, il faut que tu sois si plein de morale ? Comment peux-tu continuer à être du côté de la noblesse et de la morale ?

이해? 그럼 너희들은 왜 날 이해하려고 하지 않냐? 그래, 난 인생이 뭔지도 모르고 살아가는 놈이야. 꿈도 이상도 없이 그저 벌레처럼 살아가는 놈이야. 타락하고 비굴하고 그렇게 살아갈 수밖에 없었어. 그런데 넌 어째서 그렇게 도던직이어야 하냐? 왜 너만은 아직 도던 적이고 고상하게 살고 있냐?

Car dans la vie, les héros idéalistes sont bien moins nombreux que les gens réalistes. Si l’humain souhaite mener une existence intègre et noble comme Minwoo, il se contente généralement de peu et préfère abandonner son innocence pour le confort de l’ordinaire à l’image de Joonsik. Tout le monde n’a pas l’étoffe du justicier, ni le goût du sacrifice. En racontant l’histoire à travers les yeux de Joonsik, Lee Chang-dong révèle toute la faiblesse et la fragilité de l’être humain qui se trouve perdu dans une réalité qui lui échappe.

Il emploie à cet usage la métaphore de l’aquarium rempli de poissons rouges. Un aquarium désiré au début car symbole d’une certaine réussite sociale avant de devenir un objet insignifiant, le sac en plastique contenant les poissons se vidant lamentablement sur le sol comme pour mieux révéler l’absurdité de telles prétentions. L’humain est un poisson qui vit dans un bocal. Il tourne continuellement en rond sans avoir conscience de son enfermement.

Minwoo sera certainement isolé pendant longtemps de la société. Mais il n’est pas le seul à ne pouvoir accomplir sa volonté dans ce monde ! Moi aussi je dois vivre constamment dans l’humiliation, sans dignité, sans pureté. Il regardait l’obscurité. Il faut y allez ! Vers mon nid de vingt-trois pyongs flottant dangereusement sur ce vide au loin, sur un énorme amas d’ordures, après avoir foulé des pieds tous les détritus, la haine et les rêves abandonnés.

물론 민우 녀석은 이제 오랫동안 이 사회와 격러될 것이다. 하지만 생을 압류당한 채 살아가야만 하는 것이 어찌 민우 녀석뿐이겠는가. 이 거대한 오욕의 세상, 이미 모든 순결함과 품워를 잃어버런 이 곳에서 나 또한 살아야 하는 것이다. 가자, 하고 그는 어둠 속올 바라보며 자신에게 설득했다. 이 어마어마한 쓰레기의 퇴적층 위, 온갖오물과 중오와 버려진 꿈들을 발 아래에 두고 저 까마득한 허공에 아슬이슬하게 매달린 23평짜리의 내 보금자리 를 향해.

Pragmatique et pessimiste, Lee Chang-dong aborde l’écriture des ses œuvres, qu’elles soient cinématographiques ou littéraires, sans s’alourdir de prétentions. Dans un article publié sur Keulmadang, la philosophe Véronique Bergen explique : « Son esthétique se place sous le signe d’un principe d’incertitude, frère de celui qui régit le monde quantique. De nombreux protagonistes des films de Lee Chang-dong font l’épreuve de cette indétermination qui voisine la désorientation. Butant contre une réalité qui demeure opaque, ils errent dans un monde dont leur échappe une dimension alors qu’ils font main basse sur une autre. »

Dans son processus créatif, Lee Chang-dong explore la profondeur du désespoir, l’aliénation, la perte de soi qui pousse ses personnages à chercher, parfois en vain, un sens à leur existence et ouvre les yeux du lecteur-spectateur sur une réalité souvent ignorée. De plus, son récit prend place dans un contexte social particulièrement tendu. La surveillance accrue des autorités sur toute forme de mouvement contestataire, exacerbée par une paranoïa anti-communiste et le conflit nord-coréen, a plongé la population dans un climat anxiogène. Les manifestations pro-démocratique des années 80 étaient violement matées par la police et les dissidents traqués et arrêtés. Pour la plupart des gens, la priorité était d’assurer sa subsistance et sa sécurité et non de courir le pavé le poing levé à affronter les gaz lacrymogènes. Un épisode du drama Reply 1988 aborde avec justesse cette déchirure.

La fille aînée, Bora, prend activement part aux manifestations étudiantes, causant une grande inquiétude à sa famille qui craint pour sa sécurité et son avenir.

Farce grotesque, Nokcheon révèle la théâtralité de l’existence, sa dimension performative, son absence de sens tant les individus tendent à se conformer aux lignes d’un scénario dont ils sont les pantins. Nous, lecteurs, assistons au triste spectacle de trois êtres en souffrance : « Les immeubles alignés brillaient d’innombrables lumières dans une nuit pourtant épaisse. La scène paraissait irréelle, comme s’il s’agissait d’une immense machinerie théâtrale. Joonsik vivait dans ce décor. » La nouvelle a d’ailleurs été adaptée en 2019 en pièce de théâtre par le Doosan Art Center, par Yoon Seong-ho et Shin Yoo-chung.

Affiche et photographies issues de la pièce de théâtre adaptée de la nouvelle
Un éclat dans le ciel, la lutte de l’étoile

La seconde nouvelle se révèle tout aussi amère : « Depuis l’aube » ou Saebyeog-ieossda ihu 새벽이었다 이후, évoque les souffrance d’une jeune femme soumise à l’injustice policière en 1986. Chung Shinhye est serveuse dans un petit village minier, après avoir déserté le domicile familial. Renvoyée de son université pour y avoir organisé une assemblée étudiante, la voilà qui sert du café à des mineurs sales et grossiers. Par une froide soirée d’automne, elle est arrêtée par la police sans explications et conduite dans une salle d’interrogatoire du commissariat central.

Là, dans ce lieu aux murs placardés du drapeau national, de la photographie du président et de slogans de propagande (« Bâtissons une société de justice », « Créons une patrie développée », « Construisons une société démocratique et de bien-être », « Extirpons la mal communiste et défendons l’ordre démocratique »), elle se retrouve au cœur de ce qui se révèlera une « plaisanterie absurde ». Les inspecteurs l’assaillent de questions sur ses activités : à quelle organisation appartient-elle ? qui la commande ? quels sont ses complices ? Elle ne sait que répondre. On la soupçonne d’appartenir à un groupe d’activistes révolutionnaires, d’être « une étudiante contestataire », de se prostituer avec les mineurs pour « éveiller leur conscience politique ». Ses dénégations sont ignorées, balayées par des jurons.

Aux questions insultantes s’ajoute la violence brute des hommes : « Très vite son énorme main vint s’écraser sur le visage de Shinhye. Sans même reprendre son souffle, il lui plaqua la tête contre le bureau métallique. Tout tournait autour d’elle, elle ne voyait plus que des étincelles qui bondissaient en désordre. Elle voulait le supplier de ne pas la tuer mais il ne lui laissa même pas le temps de proférer un mot. »

La police lui fait subir un interrogatoire qui s’apparente à de la torture. Pendant des heures, la jeune femme est battue, questionnée sans relâche, menacée des pires sévices, privée de sommeil. L’épuisement la pousse presque à avouer n’importe quoi à ses geôliers, y compris à signer des mensonges : « Elle était ivre de sommeil et incapable de se concentrer sur ces deux ou trois feuilles à la graphie très serrée. » Dans sa douleur, elle puise la détermination de ne pas céder. Face à cette résistance obstinée, un inspecteur décide de la punir. Il lui ordonne de retirer ses vêtements, de s’accroupir nue sur le bureau, il plonge ses doigts dans son vagin, tente de la violer pour lui apprendre « ce que c’est que de vivre dans la vraie vie et ce qu’est la vie ». Elle pleure, vomit, supplie, et dans un ultime sursaut, le frappe et se rue hors de la salle, marquant la fin de son tourment. Bredouilles, les policiers abandonnent, et la jeune femme ressort abasourdie : « Le monde avait continué à vivre au même rythme, comme un éternel mensonge, alors que Shinhye souffrait. »

Elle ne comprenait toujours pas pourquoi ils l’avaient laissée partir sans difficulté. Ils n’avaient plus cherché à lui faire signer des aveux. Tout s’était terminé brusquement, comme si un rideau était tombé pour indiquer la fin de la pièce. Le début avait été impressionnant, la fin ressemblait à un mensonge. Ils l’avaient retenue trois jours et trois nuits sans rien obtenir d’elle après avoir eu recours à toutes les violences et à toutes les menaces. Elle avait tenu bon jusqu’au bout mais n’en retirait aucune fierté ni consolation.

En quittant le commissariat, elle apprend la vérité : c’est une collègue serveuse qui l’a dénoncé, jalouse après l’avoir vu discuter avec Kim Kwangbae, ancien meneur d’une émeute ouvrière en 1980. Mais en réalité, ça aussi c’est un mensonge. L’homme lui révèle qu’il est « tout l’opposé de ce portrait », un traître et un lâche qui a dénoncé ses camarades et est devenu un informateur, un délateur. Pourtant, quand les inspecteurs, persuadés d’avoir ferré « un gros poisson », ont tenté de le convaincre de faire une fausse déposition pour incriminer Shinhye, il s’y est refusé. Lui, « le dernier des chiens », « plus méprisable encore que le plus méprisables des insectes », a décider de leur prouver qu’ils avaient tord et de défendre son « dernier orgueil », « tout son amour propre ».

La jeune Shinhye est en fuite constante, essayant d’échapper à sa propre vie qui lui semble sans issue et étouffante. « Les autres m’ont poussée à devenir une autre que moi-même » : les ambitions de réussite sociale de sa mère qui place en elle un espoir démesuré, l’attente de ses camarades dont elle peine à partager les engagements politiques, ses collègues serveuses et prostituées occasionnelles qui ne comprennent pas qu’elle soit encore vierge, les ordres de la police exigeant des aveux factices qu’elle ne peux se résoudre à confier.

Les doutes qui l’assaillent sont ceux qui étreignent le cœur de chaque être humain. Cette peur latente et sourde qui l’on ne parvient pas à comprendre et qui brouille nos repères : « J’étais incapable de me consacrer corps et âme au progrès de l’histoire, je voyais bien que j’étais déchirée entre mes envies et mes ambitions et que je ne pouvais me défaire de mon scepticisme. Je ne vivais donc que des situations sans issue dont il m’était impossible de m’échapper seule. » Pourtant, à l’issue de son calvaire, elle trouve la force de vivre et de résister.

Il était encore très tôt. La nuit se défaisait peu à peu de ses habits sombres, au loin un coin de ciel apparaissait déjà, bleu et luisant comme un dos de poisson. Elle s’arrêta soudain pour contempler une étoile au-dessus d’elle, en plein milieu du ciel : elle brillait, imperturbable, indifférente au jour qui s’apprêtait à l’effacer.

Qui donc a allumé cette lumière éternelle là-haut ? Elle prit le temps de contempler l’astre à tête renversée. Jamais elle n’avait ressenti une telle proximité. Elle avait été torturée au commissariat, elle avait couché avec Kim Kwangbae alors que la Terre faisait un tour sur son orbite et que cette étoile scintillait doucement, toujours à la même place dans l’Univers.

Shinhye laissa l’émotion bouleverser le chaos de son âme. Cette étoile est dans le ciel, je suis debout ici. Rien, personne ne prendra la place qui est celle de cette étoile ! Dans mon cœur aussi brillera une étoile dont personne, si fort soit-il, ne pourra s’emparer ! Oui, je serai vivante ! Une brutale envie de vivre irrigua son cœur, l’étoile se décrocha et tomba juste devant ses yeux, où elle explosa. Elle éclata en sanglots.

La violence du pouvoir

Lee Chang-dong à l’instar de nombreux romanciers et cinéastes, met en scène le thème du traumatisme de l’histoire nationale dans ses œuvres. On observe une « omniprésence des réalités historiques et sociales dans la littérature coréenne moderne et contemporaine » (M. Choi ; J-N. Juttet). Une tendance que j’avais déjà abordée avec le roman La vie rêvée des plantes de Lee Seung-U qui présente des similitudes avec Nokcheon. Ainsi dès 1983, Lee Chang-dong publie son premier roman Chonri, un récit polémique qui n’hésite pas à évoquer les récentes émeutes de la ville de Gwangju, lors du soulèvement populaire pour la démocratisation qui a baigné dans le sang en mai 1980 ; un thème qu’il abordera à nouveau avec son film Peppermint Candy. Mais c’est bien la nouvelle Un éclat dans le ciel qui confronte avec le plus de réalisme l’horreur de la répression anti-démocratique.

Le massacre de Gwangju vu par le cinéma : Gwangju Video: The Missing 광주비디오: 사라진 4시간 (2020), A Petal 꽃잎 (1996), May 18 화려한 휴가 (2017)

La police de la république de Corée (대한민국의 경찰 / 大韓民國의 警察) a connue, comme son pays, une histoire tourmentée. Soumise à l’autorité absolue de l’Etat, elle a ainsi participé à la répression des mouvements de démocratisation qui ont jalonné les Républiques successives sclérosées par des régimes autoritaires (Y. Kim). Les coréens se souviennent des exactions de la police qui a tiré sur la foule lors du soulèvement de Masan (3·15 마산 의거 / 三一五馬山義擧) ce qui a engendré la Révolution du 19 avril 1960 (4·19 혁명 / 四一九革命). Lancé par des étudiants pour contester la troisième réélection frauduleuse du président autocrate Syngman Rhee 이승만, au pouvoir depuis 1948 et alors âgé de 84 ans, le mouvement révolutionnaire pris une ampleur inédite et gagna tout le pays et mit finalement fin à douze ans de dictature. Un vent de liberté bientôt soufflé par le coup d’état militaire du général Park Chung-hee 박정희, le 24 mars 1962.

Mais le supplice de l’héroïne du livre fait surtout écho à l’affaire de torture sexuelle du commissariat de Bucheon (부천서 성고문 사건 / 富川署性拷問事件) qui eu lieu le 4 juin 1986. Kwon In-suk 권인숙, une étudiante en 4e année à l’université nationale de Séoul avait été conduite au commissariat après avoir falsifié des papiers d’identité pour obtenir un emploi. Bien que la jeune femme ait admis les faits, le détective Moon Gwi-dong 문귀동, la soupçonnant d’être impliquée dans un groupe contestataire, l’a agressé sexuellement. La jeune femme a alors porté plainte et l’affaire a vite été médiatisée, faisant scandale et mettant en lumière les exactions malhonnêtes de la police censée protéger la population et les violences faites aux femmes dissidentes. Les autorités de sécurité publique, soutenues par le président Chun Doo-Han 전두환, ont tenté de taire les faits et fait paraître de fausses informations dans les médias, diffamant la victime sur sa mauvaise conduite et ses tendances gauchistes. La justice s’est alors acharnée sur Kwon In-suk, niant son agression, et l’a condamné à une peine d’un an et six mois d’emprisonnement le 1er décembre 1986. Il fallu attendre le 9 février 1988, à la suite du soulèvement démocratique du 19 juin 1988, pour que la Cour suprême condamne le détective à 5 ans de prison dont trois avec sursis.

Une affaire de torture qui rejoint celle du meurtre de Park Jong-cheol 박종철, un étudiant de l’université nationale de Séoul, président du conseil étudiant du département de linguistique et activiste prodémocratie contre la dictature de Chun Doo-hwan. Arrêté et interrogé par la police, le jeune homme a refusé de dénoncer ces camarades militants malgré des actes de torture par l’eau ou waterboarding. Soumis à un simulacre de noyade, il mourra de suffocation le 14 janvier 1987 à l’âge de 21 ans. Les autorités ont alors voulu étouffer l’affaire mais la grogne populaire face à ce meurtre barbare a conduit au Soulèvement démocratique de Juin (6월 민주항쟁 / 六月民主抗爭). Entre le 10 et le 29 juin 1987, d’immenses manifestations populaires ont poussé le régime militaire de Chun Doo-hwan à établir de nouvelles élections présidentielles qui ont mené à l’établissement de la VIe République de Corée. L’instabilité politique du pays a favorisé l’accès au pouvoir de son successeur, le général Roh Tae-woo 노태우 entre 1988 et 1993, individu dont le mandat sera fortement mitigé (corruption et inculpation dans le coup d’État militaire de 1979 et la répression de Gwangju), qui s’est malgré tout engagé à respecter les promesses de démocratisation du pays.

Photographie du rassemblement commémoratif en l’honneur de Park Jong-cheol à l’Université nationale de Séoul du 20 janvier 1987 서울대에서 열린 박종철 추모행렬 (source) / Extrait du film 1987: When The Day Comes qui traite de l’affaire

Les cas de torture perpétrés par des individus dépositaires de l’autorité ne sont donc pas rares en Corée. La société coréenne modelée par le néo-confucianisme accorde une importance considérable au respect de la hiérarchie. Les subordonnés doivent obéissance à leurs supérieurs et gare à ceux qui oserait contester cet état de fait. Les médias coréens font régulièrement mention des abus de pouvoir tyranniques d’héritiers de grosses fortunes chaebol 재벌 sur des employés sans défense. Ce comportement nommé gapjil 갑질 se nourrit de cette culture de l’élite et du jeu de pouvoir propre à la société coréenne.

A cela s’ajoute une certaine banalisation des châtiments corporels (체벌 / 體罰) pourtant interdits par la loi. Coups de bâton sur les jambes ou les mains, position accroupie et mains levées en signe de pénitence, obligation de faire des pompes ou des tours de terrain ; c’est par le corps que l’on éduque et que l’on demande pardon. Le cinéma coréen foisonne de scènes de correction. Des colères humoristiques où une mère taloche sa progéniture, à la gifle rageuse donnée par une rivale jalouse, aux bastonnades moins innocentes d’adolescents, ou aux véritables passages à tabac entre gangsters. Sans compter les beignes, mandales et autres raclées allègrement fournies par les inspecteurs de police aux suspects, malfrats ou délinquants plus ou moins innocents qui croisent leur route. En témoignent des films comme Memories of Murder de Bong Joon-ho (2003), 1987: When The Day Comes de Jang Joon Hwan (2017), ou les dramas Bad Guys (2014), Signal (2016), Life on Mars (2018).

Scènes issues du film Memories of Murder : l’interrogatoire musclé d’un suspect et l’équipe d’inspecteurs dans un commissariat typique des années 80.

A travers le portrait de personnages en proie à des épreuves douloureuses, Lee Chang-dong cherche à libérer la parole sur un passé anxiogène longtemps soumis à ‘l’obligation d’être oublié’ et tente de faire ressurgir les souvenirs traumatisants pour ne pas nier l’histoire et opérer ainsi un travail de mémoire (J. Duay). Une façon de prôner la force de vivre de l’être humain dans toute sa fragile et insignifiante beauté.

« Il fallait que je définisse ce qui était le plus important pour moi, parce qu’il est illusoire de chercher à vivre dans une liberté purgée de tout désir. »

SOURCES :
  • Choi Mikyung; Juttet, Jean-Noël. « Les « sombres feux du passé » dans la littérature contemporaine de Corée du Sud, Critique, vol. 848-849, no. 1-2, 2018, pp. 165-179
  • Dayez-Burgeon. Histoire de la Corée : Des origines à nos jours, Éditions Tallandier, 2012
  • Delissen Alain. Démocratie et nationalisme : le moment minjung dans la Corée du Sud des années 1980. In: Matériaux pour l’histoire de notre temps, n°45, 1997. Modèles d’Asie : En Asie aujourd’hui, des réussites économiques, pour quelles sociétés ? sous la direction de René Girault . pp. 35-40.
  • Duay, Justine. « Mémoire, traumatisme et histoire dans le cinéma sud-coréen contemporain : Mother et Peppermint Candy », Décadrages, 19/2011, 120-129
  • Ferreira, Eric. « Les bourreaux sont-ils les victimes de la société coréenne? d’après le film Pak’ha sat’ang (Peppermint Candy) de Lee Chang-dong », Synergies, Corée n° 2 – 2011 pp. 83-92 (source)
  • Kim Youngsik. « La réforme de la police en Corée du Sud : le chemin inachevé », éd., Droit et politique. La circulation internationale des modèles en question. Presses universitaires de Grenoble, 2014, pp. 265-274.
  • Piel, Jean. Corée, tempête au pays du Matin Calme, éditions Philippe Picquier, Paris, 1998
  • Uk Heo ; Roehrig, Terence. South Korea since 1980, Cambridge University Press, New York, 2010

Hirano Keiichirô – Conte de la première lune

Le rêve, le koi, la mort

Keiichirô Hirano 平野 啓一郎 est un écrivain japonais né en 1975 à Gamagōri dans la préfecture d’Aichi. Après des études de droit à l’Université de Kyoto, il rédige en 1998 à l’âge de 23 ans, son premier roman L’Éclipse 日蝕 Nisshoku. Une œuvre qui lui vaut le prix Ryūnosuke Akutagawa 芥川龍之介賞 grâce à sa plume riche de kanji rares et peu employés, et son sujet atypique : la France du XVe.

Ses récits traduisent en effet un intérêt pour la culture occidentale (Sôsô 葬送 ‘Funérailles’ 2002) et l’influence d’auteurs comme Baudelaire, Balzac, Flaubert, Tolstoï ou Dostoïevski. Hirano est aussi un grand admirateur de Yukio Mishima 三島 由紀夫 (1920-1975) et son Pavillon d’Or (1956), immense écrivain japonais, dont il partage le goût du tragique et des conflits personnels. C’est en 1999 qu’il publie Conte de la première lune (一月物語 Ichigetsu monogatari) fable sur le rêve et l’amour.

Couvertures des éditions japonaises, coréennes, chinoises et arabes.

Le triste destin des poètes

En l’an 30 de l’ère Meiji (1896), Masaki Ihara, jeune lettré de Tokyo, souffrant de neurasthénie, soigne sa mélancolie en voyageant. Ce vagabond du hasard, se laisse porter sans choisir de destination, en fuyant l’ennui qui semble le ronger. Dans la tradition littéraire japonaise, le voyage représente « autre chose qu’un simple déplacement », il est « avant tout, une expérience poignante de la fluctuation des choses » (J. Pigeot). Le voyageur tabibito 旅人 est une figure symbolique capable de ressentir des émotions puissantes : ryojō 旅情 ‘sentiment du voyage’, ryoshū 旅愁 ‘mélancolie du voyage’, ou encore aware 哀れ ‘émotion poignante’.

Son prénom lui-même est une évocation du monde littéraire, choisit en hommage à une pièce de portant sur les amours de Fujiwara no Teika 藤原定家 alias Sadaie (1162-1241). Masaki est synonyme du lierre de Teika, plante qui aurait embrassé la tombe du grand amour de ce poète et fonctionnaire impérial de l’ère Heian (794–1185). Il crée le concept esthétique de yôen ou « beauté éthérée », comme « la vision d’une jeune femme céleste descendant sur terre dans le halo d’un clair de lune flou au printemps » (A. Giard). Une femme hors d’atteinte, issue d’un monde proche du divin, à l’image de Shokushi Naishinnô (1149-1201), la troisième fille de l’empereur Go-Shirakawa, dont il s’éprit. Or la belle, en plus d’être d’un rang bien supérieur au sien, était destinée à devenir grande vestale de Kamo, et ainsi, à rester pure de tout contact avec les hommes.

Comme son illustre prédécesseur, Masaki est un poète talentueux au tempérament passionné et romantique, à la recherche d’une « exaltation pure et non durable, qui transcende l’instant d’une manière ou d’une autre. » De façon singulière, il est pris dans un conflit dualiste à l’occidentale, son éducation japonaise confucianiste se heurtant à sa volonté d’exister en tant qu’individu. Et, à l’instar des héros byroniens, son destin est lié au tragique.

La fatalité couvre de son ombre le jeune poète, et par trois fois, va influencer irrémédiablement le cours de son existence. D’étranges rencontres, qui semblent des apparitions : comme cette jeune beauté à l’ombrelle qu’il décide de suivre dans le train. Puis c’est un vieillard fou, tantôt rieur ou silencieux, se présentant comme le membre d’un ancien groupe de samouraïs, pourtant tous décapités pour avoir fomenté une révolte contre le shogun, qui le pousse malgré lui à poursuivre son voyage. C’est alors qu’un grand papillon égaré se met à danser devant lui.

Terre de légendes et de sang

C’est dans la province de Nara, près du village isolé de Totsukawa, considéré aujourd’hui comme le plus grand du Japon, que le jeune homme descend du train. L’histoire de cette région est troublée par la crise religieuse qui la frappa quelques décennies plus tôt. Car en 1868, une réforme visant à diviser le bouddhisme du shintoïsme, généra une violente persécution et la destruction de nombreux lieux saints, dans un Japon déterminé à éradiquer le bouddhisme qui s’était imposé depuis plusieurs siècles.

Comme sous l’emprise d’un sortilège, il est pris au piège de la forêt du mont Osendake. La morsure venimeuse d’un serpent aux yeux rouges le plonge dans la douleur. C’est dans un ermitage retiré dans les hauteurs boisées, habité par En’yû un moine ascète d’une secte zen, que le héros s’éveille pris dans les délires de la fièvre qui prend communément les gens ayant été en contact avec des êtres surnaturels.

Ce refuge est situé dans la montagne, un espace naturel isolé où vivent les non-humains. Ce lieu particulier, loin de toute vie humaine, fait partie de ces « zones liminaires de contact avec l’au-delà. » « En marge du quotidien, ces lieux ‘sauvages’ sont aussi des lieux ‘sacrés’ associés aux domaines des dieux, des morts et des esprits, bref, de toutes ces ‘présences’ auxquelles on a donné le non générique de kami » (Murielle Hladik). Y vivent les médiateurs, chargés d’intercéder avec les forces invisibles : onmyôji 陰陽師 (exorcistes), yamabushi 山伏 (ascète des montagnes), prêtres-mendiants, miko 巫女 (prêtresses) itinérantes, amabe (troubadours japonais). À la fois craints et méprisés, ces parias jouent pourtant un rôle clé dans la société.

Réalité fugitive

Dans ce lieu mystique et sauvage, Masaki semble plongé dans un autre monde. Lentement, les contours de la réalité s’estompe. Masaki perd le fil du temps, symbolisé par la disparition de sa montre à gousset; il cesse de faire le décompte des jours. Il « se sentait en proie à une étrange illusion : il était coupé du temps où se déroulait la réalité.[…] Il lui semblait qu’ici, un temps différent s’écoulait. Ou encore, que le temps ne s’écoulait pas. » Pris d’hallucinations visuelles et auditives, il voit la nature du paysage changer « comme si le temps se déformait et s’écoulait de plus en plus vite au fur et à mesure. » La sensation d’être dans deux endroit à la fois le tiraille : son corps présent au temple se superpose à un autre, blessé dans la forêt.

Il compare son expérience au récit d’Urashima Tarô 浦島 太郎, une ancienne légende transformée en conte otogi banashi おとぎ話, dont on retrouve les premières ébauches dans Le Nihongi 日本紀 (Chroniques du Japon de 720), texte fondateur du pays, puis dans le Man’yôshu 万葉集 (Recueil de dix mille feuille de 760). C’est l’histoire d’un pêcheur qui s’éprend de Oto-hime 乙姫, la fille du Roi-Dragon qui règne sur les mers. Entraîné au pays de Tokoyo 常世, le monde de l’immortalité ou Yomi no Kuni 黄泉の国 ‘le pays de la nuit’ contrée des êtres surnaturels, il passe des jours heureux avec son épouse aquatique dans le palais sous la mer Ryūgū-jō 竜宮城.

Mais la nostalgie terrestre le prend et il décide de remonter à la surface. La princesse lui confit alors sa précieuse boîte à peigne tama-tebako 玉手箱 ‘boîte de la main aux joyaux’ dont le nom tama peut signifier ‘l’âme’, la ‘force vitale’ ou la ‘perle-joyau’, avec interdiction de l’ouvrir. A son retour, ne reconnaissant plus son village, Urashima transgresse l’interdit et ouvre le coffret dont s’échappe une fumée blanche. Les 300 années, jusque-là arrêtées, reprennent leur cours et le jeune homme devenu vieux, meurt et disparaît.

Tsukioka Yoshitoshi 月岡 芳年 (1839-1892), Urashima Tarô de retour sur une tortue du Palais du Dragon, 1886

Songe et illusion

Chaque nuit, un même rêve hante Masaki et le rend fou d’amour : caché dans l’ombre de la nuit, il observe une femme nue qui se baigne et se coiffe dans la lumière lunaire, au cœur d’une forêt, mais le songe se dissipe toujours au moment de cassure, celui où la femme alertée par le bruit se retourne.

Omokage 面影 exprime une vision, une trace, un vestige. Image confuse et insaisissable, c’est « la ‘vision’ immatérielle, née d’une aspiration profonde de l’être » (A. Giard). Omokage est issu de omo ‘visage’ ou ‘surface’ et de kage, ce qui émane du corps ‘rayons lumineux’, ‘ombres’, ou ‘miroitements’. Lié à l’esthétique du flou et au thème de l’amour, il est très utilisée en poésie waka, souvent conjugué avec le motif de la lune. Comme le déclare Shinkei au XVe : « le vrai poète est celui qui peint non pas les réalités (keibutsu 景物) mais le halo qui les entoure (omokage 面影) » (J. Pigeot).

Cette beauté énigmatique qui obsède Masaki efface le monde réel au profit du filtre brumeux des sentiments. Le rêve désigne le voyage intérieur qui mène l’esprit à la limite de l’immatériel. Dans ce monde flottant où tout est illusion, comment distinguer le réel ? « On parle de rêve, de réalité, comme de deux choses totalement distinctes. Pourtant, il me semble qu’il s’agit d’une seule et même illusion » se murmure Masaki.

«Pour accepter l’étrangeté de tous ces événements, il suffisait de l’attribuer à une distorsion générale de la réalité. Cela ne demandait pas le moindre effort. On y croyant, ou l’on n’y croyait pas, c’était la seule alternative. Masaki avait choisi d’y croire. »

La présence du papillon dans le roman n’est pas anodine. Symbole même de la métamorphose des êtres, le papillon cho 蝶 est lié à la thématique du rêve dans l’imaginaire asiatique. Le rêve du papillon, est une fable de Tchouang-tseu (ou Zhuangzi 莊子 369-286 av. J.-C.) issue de son Discours sur l’identité des choses. Le sage rêve qu’il est un papillon, mais à son réveil, il se demande si ce n’est pas le papillon qui a rêvé qu’il était le sage. Cette parabole philosophique taoïste a profondément influencé le bouddhisme chinois Chán 禅 ou 禪 ‘médiation silencieuse’, devenu bouddhisme Zen au Japon. Chez Hirano, l’insecte ailé est un avatar de la figure féminine, il guide le héros à travers les ombres de la forêt mais aussi dans les méandres de son esprit. Le frêle contact du papillon le maintient éveillé, « ses ailes élégantes reliaient le monde de l’illusion à celui de la réalité. »

Kikukawa Eizan 菊川 英山 (1787–1867), Coquelicots et Papillon 芥子に胡蝶

Femme surnaturelle

Cette nymphe onirique dont s’éprend le héros, ne semble pas appartenir au monde des humains. Ses origines sont énigmatiques et liées au monde de la nuit. Sa mère, beauté crépusculaire au nom liquide d’O-taki ‘cascade’, disparaît une nuit sans lune dans les ombres de la montagne. Réapparue en même temps que l’astre, elle se dit enceinte d’un énorme serpent (animal associé à l’amour et l’eau).

Nommée Takako, l’enfant inspire la terreur de sa mère qui se jette dans la rivière, une nuit d’été de lune rousse. Ce suicide aquatique prédestiné nourrit les superstitions autour de l’orpheline qui suscite la peur et la méfiance. Un bonze décèle chez elle le mauvais œil qui apporterait la mort à ceux qu’elle regarde. La prenant en pitié, le moine En’yû décide de garder l’enfant. Au fil du temps, des rumeurs naissent sur l’ermitage perdu dans la forêt qui égare les voyageurs. On dit que seul un beau jeune homme, fait prisonnier par la magie, serait en mesure de voir cette femme spectrale.

Takako est le fruit d’un meikon 冥婚 un ‘mariage de l’ombre’ entre une humaine et un être surnaturel (A. Giard). Ce viol « divin » et sa nature de femme la rendent doublement mystérieuse et la condamne à se cacher. Car dans l’imaginaire japonais la femme se tient à l’écart, dissimulée par le secret des cloisons, des paravents, des brumes et de la nuit. Héroïne tragique, enchaînée à sa prison nébuleuse, Takako est vouée au néant par un amour destructeur et funeste. Elle ne peut résister à cette passion qui la dévore et se lamente de son sort.

« Je rêvais de vous en train de me rêver … Pour moi, rêve et réalité sont une seule et même chose. »

Comme Hirano le rappelle, « les choses trop belles ne vivent jamais très longtemps. » Or, Masaki est doté d’une apparence « singulière pour le monde ordinaire », une beauté du diable que les artistes peignent sur les visages des « puissances néfastes qui se dressent face à l’existence noble des dieux. » Dans ses yeux brûle la flamme de la passion, si forte qu’elle en devient presque démoniaque. Quand à sa bien-aimée, à l’image de sa mère, cette figure de l’ombre possède une « beauté mélancolique et discrète », une « beauté éphémère qui n’appartient qu’au domaine du songe. »

Tsukioka Yoshitoshi 月岡 芳年 (1839-1892), Illustration du chapitre « Yugao » (夕顔 ‘Belle de nuit’), tiré du roman Le Dit du Genji ( Genji Monogatari 源氏物語) de Murasaki Shikibu, Estampe issue de la série des « Cent Aspects de la Lune » (Tsuki hyaku Sugata 月百姿), 1885

Affres du Koi

Ce couple onirique est pris dans les tourment du koi 恋, ce ‘moment d’intimité instantané’ propre à la sensibilité japonaise. Le koi n’est pas l’amour (définit par ai 愛) mais la douloureuse solitude qui déchire l’être éloigné de l’objet de son désir. On en retrouve les traces dans le Man’yôshu. Issu de kou qui signifie ‘demander’, ‘mendier’, le koi exprime le désir inassouvi, sans frontières, qui transcende les lois de l’espace et du temps (A. Giard).

« Le koi, comme l’illusion, ne peut exister que si l’on reste pris dans cette sorte d’aveuglement qui nous fait ignorer ses ressorts. Le koi ne peut vivre que sur le mode de l’illusion et, bien évidemment, rien n’est plus difficile à maintenir, ce qui explique pourquoi toutes les histoires d’amour sont condamnées à finir » explique Takeo Funabiki, anthropologue à l’université de Tôkyô.

C’est pourquoi la passion qui étreint Masaki et Takako ne peut aboutir qu’à leur anéantissement. Le koi ne dure jamais, il s’abîme dans une agonie inéluctable. Dans les brumes du mont Osendake, Masaki écoute le chant lancinant du coucou hototogisu. Dans la poésie de l’époque Heian, cet oiseau est devenu l’incarnation d’un appel sans retour vers l’être aimé. Parce qu’il chante à la saisons des pluies, celle des épidémies et des inondations, il est devenu un animal psychopompe, le ‘guide des monts de la mort’ (A. Giard).

Takako, la femme enchantée, ne peut que mener à sa perte l’homme aimé. Lorsque Masaki entreprend sa course désespérée pour la rejoindre, il se condamne à être déchiré par les sortilèges de la forêt. Sa poursuite éperdue ressemble à un michiyuki 道行文, un trajet vers la mort. Ce voyage ‘chant de route’ que réalisent les amants avant de se suicider dans le théâtre japonais (Kato Shûishi). En effet, le couple ayant conscience de la fatalité de leur amour, entreprend un dernier dialogue empli de pathos.

Une joute verbale s’engage entre eux. Elle le suppliant de renoncer à cet amour fatal, lui la priant de le voir. Invoquant « la femme et la mort, il fallait qu’il possède les deux, en cet unique instant » car, dans son agonie amoureuse, il vivra un « instant de pureté totale, un instant absolu […] qui ne sera pas souillé par la perspective d’un quelconque avenir. » C’est un appel passionné à la mort, tandis que la vision et le temps s’échappent, la lune sombrant dans un dernier soupir. La tentative d’échange de regards peut aussi se comprendre comme un acte charnel. Au Japon, où le verbe ‘voir’ miru 見る est synonyme de ‘faire l’amour’, l’union se fait avec les yeux.

Romantisme nippon

On lit ce livre comme on lirait un rêve et tout le roman vibre de cette triste fantasmagorie qui imprègne les pages. Cette tragédie crépusculaire est, à mes yeux, une ode à la passion telle que la peignait les écrivains romantiques les plus enfiévrés. Hirano y ajoute une sensibilité propre aux féeries nippones et dissémine de nombreux éléments métaphoriques propres à la poésie japonaise classique. L’appellation Ugestsu monogatari fait directement allusion aux contes et aux légendes qui se transmettent depuis la nuit des temps, contant les amours torturés de nymphes et de mortels.

Hasui Kawase 川瀬 巴水 (1883-1957), Pleine lune à Hiroura, Hinuma, 1946, estampe dans le style Shin-hanga 新版画 ou Renouveau pictural
Sources :
  • Brosseau, Sylvie. « Jacqueline Pigeot, Michiyuki-bun, poétique de l’itinéraire dans la littérature du Japon ancien« , Cipango, n°17, 2010, 247-261
  • Durand-Dastès, Vincent ; Lanselle, Rainier. « Le récit de rêve en Asie orientale : langues et genres« , Extrême-Orient Extrême-Occident, n°42, 2018
  • Giard, Agnès. Les Histoires d’amour au Japon. Des mythes fondateurs aux fables contemporaines, Paris, Drugstore, 2012
  • Hladik, Murielle. Cabanes, ermitages et pavillons de thé au Japon, Éditions du Bergier, 2001
  • Hladik, Murielle. Traces et fragments dans l’esthétique japonaise, Éditions Mardaga, 2008
  • Shûishi, Kato. Le temps et l’espace dans la culture japonaise, CNRS Éditions, 2002
  • Lie Tseu, Traité du vide parfait, Spiritualités vivantes, Albin Michel, 1997

Eileen Chang – Lust Caution

Nouvelles d’émois impossibles

Lust, Caution (色,戒 Sè, Jiè) comporte quatre nouvelles mettant en scène des héroïnes « partagées entre désir et interdits » et habitées par une volonté de liberté féroce qu’elles dissimulent sous une indolente mélancolie. Les trois premiers textes sont parus en 1943, de la main d’une autrice populaire de 23 ans. Le dernier, plus sombre, fut rédigé bien plus tard en 1950 et achevé en 1977.

Eileen Chang (Zhang Ailing 張愛玲 / 张爱玲), de son nom original Zhang Ying 張煐, est une romancière sino-américaine, née en 1920 au cœur de la concession internationale de Shanghai. Issue d’une famille aristocratique, elle écrit: « J’ai passé la plupart de ma vie à Shanghai où je suis née, enfant d’un mariage arrangé qui s’est terminé en divorce. Mon père était un « gentleman des loisirs », ma mère un peintre qui a voyagé et séjourné en Europe. » C’est une enfant aux racines partagées entre l’ancien monde impérial décadent et la modernité venue de l’Occident qui grandit dans une époque de grands bouleversements politiques et sociaux.

Fruit d’un monde en mutation, elle étudie les classiques chinois ainsi que la langue et la littérature anglaise à la Saint Maria Girl’s School de Shanghai. Bien qu’ayant obtenu une bourse d’étude pour l’université de Londres en 1939, la Seconde Guerre Mondiale l’oblige à partir pour l’université de Hong Kong afin de suivre un cursus de lettres. Mais lorsque l’Empire du Japon envahit l’île en 1941, elle n’a d’autres choix que de rentrer à Shanghai.

C’est dans cette ville occupée par l’armée japonaise qu’Eileen Chang fait carrière dans l’écriture. Ses récits aux thèmes simples et apolitiques rencontrent vite le succès et elle devient la plume littéraire du tout Shanghai. Elle rédige notamment Love in a Fallen City 傾城之戀, The Red Rose and the White Rose 紅玫瑰與白玫瑰, The Golden Cangue (金鎖記 ; mais aussi des scripts pour le cinéma dont Bu Liao Qing 不了情 (1947) ou The Sorrows and Joys of Middle Age 哀乐中年 (1949).

« En fait, tout ce que j’écris ce sont les choses insignifiantes qui se produisent entre les hommes et les femmes. Il n’y a ni guerre ni révolution dans mes œuvres. Je pense que les gens sont plus francs et ouverts en amour qu’ils ne le sont dans des situations de guerre ou de révolution. »

Eileen Chang, Writing of One’s Own
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Couvertures des éditions chinoises et françaises, Affiche du film de Ang Lee

Bouclage (Fengsuo)

Dans les rues de Shanghai, un tramway est à l’arrêt lors d’un bouclage black-out. L’énorme ville emplie de magasin aux rideaux métalliques s’assoupit en plein jour. A l’intérieur de ce tramway immobile, où les passagers luttent silencieusement contre l’ennui, une rencontre imprévue à lieu. Lü Tsong-chen, est un expert-comptable ordinaire, vêtu à l’occidentale, chargé d’acheter des pains vapeurs pour sa femme qu’il n’aime plus vraiment. Wu Ts’ui-yuan, est une discrète jeune femme des missions qui travaille comme assistante en anglais dans une école, habillée d’une robe chinoise et d’une ombrelle. Elle regrette la vacuité de sa vie, le mépris de ses collègues, sa condition de femme trop intelligente dans une famille bien sous tous rapports mais sans âme. Elle soupire : « Les gens bien, sur terre, sont plus nombreux que les gens vrais… »

Dans ce monde aux influences partagées entre Orient et Occident, les gens vivent sans réfléchir, vacant à leur occupations. Ts’ui-yuan est malheureuse dans ce monde superficiel où les gens « ne peuvent pas ne pas combler cette effrayante vacuité – sinon, leur cerveau peut-être se mettrait en action. Penser est une affaire douloureuse. »

Un jeu de hasard fait que Tsong-chen s’assoit aux côtés de Ts’ui-yuan, afin de fuir un agaçant neveu, un peu trop ambitieux. Un pastiche de flirt débute alors. Il lui raconte sa vie, elle l’écoute, songeant qu’il est le seul dans ce tramway à être « un humain, un vrai. » Sans qu’ils s’en aperçoive, leurs cœurs se rapprochent.

Puis tout se précipite. Une rue agitée, un mouvement simultané des corps, leurs visages se frôlent et ils ont « soudain l’impression de se voir pour la première fois. […] Il la regarde, et elle rougit. Il ne lui a pas échappé qu’elle avait rougi, il en est manifestement heureux. Et elle en rougit encore davantage. » Dans le feu de la conversation, il lui confit qu’il souhaite prendre une concubine, mais la jeune femme sait bien que tout cela n’est pas sérieux : « Un homme amoureux se plaît généralement à parler, une femme amoureuse cesse contrairement à l’habitude d’adorer parler, parce qu’inconsciemment elle le sait bien : un homme qui se met à comprendre parfaitement une femme ne pourra plus l’aimer. »

Mais quand il se raisonne, se rappelant qu’il n’est guère fortuné, elle sent l’amertume la saisir : « Il est un homme bien – et en voilà encore un de plus sur terre ! » Il lui promet de lui téléphoner, elle lui donne son numéro le mettant mentalement au défi de s’en souvenir. Et lorsqu’il disparaît, avalé par la foule à la fin du bouclage, elle referme son cœur : « Il est parti, et pour elle, c’est comme si il était mort. » Il ne reste qu’une désillusion dans le cœur d’une jeune femme : « Tout ce qui s’est passé pendant ce bouclage ne s’est jamais produit. Shanghai tout entière s’était endormie et avait fait un rêve irrationnel. »

Shanghai, ville-monde

« Les Shanghaiens sont issus du peuple chinois traditionnel mais ils ont été transformés par les fortes pressions de la vie moderne. La fusion entre culture ancienne et nouvelle ne peut pas aboutir à un résultat tout à fait sain, ils incarnent une sagesse étrange et distinctive. »

Eileen Chang, Writing of One’s Own

Shanghai, décrétée port ouvert aux étrangers en 1842, se transforme en une métropole cosmopolite sino-étrangère. De simples zones de résidences se changent sous la rébellion des Taiping (1850-1860) en colonies soustraites à la souveraineté chinoise. On observe alors un métissage inédit des cultures (française, italienne, russe, chinoise, anglaise …) car les Chinois ont la volonté de moderniser leur pays en se nourrissant des influences de mentalités et d’innovations multiples. L’économie capitaliste shanghaïenne engendre un miracle industriel dans les années 20 grâce à toute une génération d’entrepreneurs chinois formés aux méthodes étrangères.

Dans les années 30, la ville compte 4 millions d’habitants et est le principal pôle industriel du pays. Cette usine géante notamment dans le secteur textile, emploie une grande main d’œuvre pauvre issue des provinces proches. Shanghai voit défiler toutes les classes sociales : bourgeoisie, marchands, ouvriers, lettrés, petit peuple xiao shimin. Mais elle est aussi gangrenée, lors de son époque nationaliste, par les sociétés secrètes (qui contrôlent la contrebande et le trafic de l’opium) et le Kuomintang 中國國民黨 (Parti Nationaliste chinois) qui empêche toute velléité de rébellion pour le prolétariat et la classe ouvrière.

La ville en fusion développe une culture unique, le Haipai 海派, qui permet l’essor d’un urbanisme créatif. Une architecture hybride où le Néo-classique, l’Art-Déco et l’Art-Nouveau français, le style Paquebot ainsi que le style Jazzy américain se mêlent, teintés d’éléments chinois et japonais. Une société de loisirs et de consommation qui voit se multiplier cinémas, théâtres, salles de danse ou cafés. Eileen Chang aime profondément Shanghai, terre de ses plus belles années littéraires. Elle en fait le lieu d’action de nombre de ses intrigues, lui offrant presque un rôle à part entière.

Carte postale d’une rue de Shanghai, vers 1930

La Faïencerie (Liuliwa)

La Faïencerie, c’est l’épouse de M. Yao. Cette femme possède la faculté incroyable de n’accoucher que de filles qui toutes sont des beautés dont les visages suivent, à chaque naissance, les tendances de la mode esthétique. Ce surnom fait référence à une expression chinoise qui dit que, selon le sexe de l’enfant, « le hochet est un fuseau de faïence (fille) ou une tablette de jade (garçon) ».

Dans la société traditionnelle chinoise, les fils sont un don du ciel, les filles, une fatalité. Car si le fils hérite des biens de son père, la fille doit se marier convenablement, apporter une dot et s’établir ailleurs. Car le mariage en Chine est rarement affaire d’amour. Il s’agit surtout d’un contrat établi dans l’intérêt de deux familles aux propriétés et rangs sociaux équivalents. Selon l’adage : « A la porte en bambou correspond une porte en bambou, à la porte en bois correspond une porte en bois » (Y. Yang). L’endogamie sociale permet de respecter un certain ordre et surtout de maintenir des privilèges au sein d’une même classe sociale. On fait donc appel à des entremetteurs Mei-Jen, pour lier les partenaires (selon des critères définis et l’emploi de la divination).

Ainsi, la femme chinoise part vivre au sein du foyer de son promis. Elle est présentée aux ancêtres de son mari, à qui elle devra désormais un culte. L’époux devenu le chef religieux de sa femme, a tout les droits sur elle. Selon le Hiao-King 孝經 (Livre canonique de la piété filiale, attribué à Zengzi 曾子, disciple de Confucius 孔子, et composé vers l’an 480 avant J.-C.), la bru doit obéissance à ces beaux-parents. Elle est d’ailleurs entièrement soumise à l’autorité (parfois abusive) de sa belle-mère. Son rôle principal étant de mettre au monde un fils qui deviendra le successeur de la lignée.

Pour Eileen Chang, « le mariage porte toutes les traces du sacrifice humain : l’honneur, la terreur et les pleurs. » La femme n’est qu’une marchandise que l’on vent au plus offrant, elle devient l’esclave de son mari à qui elle donne ce qu’elle a de plus précieux : sa virginité et sa liberté. Dans une Chine où naître fille est un problème pour les parents, il est donc préférable d’être jolie et de se marier sans difficulté.

Or les sept filles de M. Yao en décident autrement. L’aînée accepte le mariage arrangé mais son mari est volage et sa belle-famille la couvre de moqueries. La cadette, plus sauvage, se choisit un simple secrétaire sans le sous qu’il faut par la suite aider financièrement. La troisième fille, douce et docile, « non contaminée par les mœurs de l’époque, qui respecte les règles du gynécée et n’a pas de fréquentation masculine », semble la plus facile à marier. Mais lors d’un dîner organisé par sa famille, elle jette son dévolu non sur son fiancé potentiel, mais sur un autre convive, au grand daim de ses parents. La pauvre éplorée est bien en peine de contrôler les élans de son cœur. M.Yao face à toutes ces contrariétés finit alité par la neurasthénie. Il lui reste encore des filles à marier.

Affiches publicitaires datant des années 1930, Shanghai

Le méridien du cœur (Xinjing)

Hsü Hsiao-han ‘Petit Froid’ fête ses 20 ans avec ses amies aux noms de fleurs, toutes issues de la bourgeoisie. Ces filles de bonnes familles bavardent de mode et de garçons, dansent sur de la musique européenne qui grésille à la radio et fument avec nonchalance. Elles vivent dans des gonggu, ces immeubles industriels divisés en appartements possédant toutes les commodités modernes (ascenseurs, électricité et eau courante) dédiés à une élite urbaine aisée (contrairement aux lilong, habitats des bidonvilles).

Hsiao-han est une fille à papa, dont la naissance fut interprétée par une astrologue comme un mauvais présage pour sa mère. Gâtée et immature, elle rejette tous ses prétendants, même les plus talentueux car elle nourrit en secret un amour incestueux pour son père. Pourtant ce père aimé lui préfère une de ses amies, et ce dans l’indifférence de sa mère, ce qui enflamme sa colère et son indignation. La famille, qui semblait idéale aux yeux de tous, se désagrège après cet adultère. Le conflit œdipien faisait du père et de la fille des complices au détriment de la mère écartée. Mais dans les larmes renaît un autre lien : celui de la mère et de l’enfant.

Plume solitaire

Eileen Chang développe précocement un goût pour l’écriture. À sept ans, elle écrit son premier roman, puis devenue collégienne, publie ses histoires dans le magazine de l’école. Enfant d’un mariage malheureux, ses rapports chaotiques avec son père la pousse à fuguer à l’âge de 18 ans. Elle se réfugie alors chez sa mère avec qui la relation n’est pas plus chaleureuse. Il semble que la solitude soit la grande compagne de cette romancière. Chez Eileen Chang, la famille – un lieu fermé – est la scène principale, les femmes y sont enracinées. Ses œuvres sont d’ « inlassables variations sur les thèmes de l’enferment et de la fuite » (Isabelle Rabut).

Sa vie sentimentale est chaotique. Un premier mariage en 1945 avec un homme volage Hu Lancheng 胡蘭成 qui collabore avec les japonais et dont elle divorce en 1947. Puis elle s’éprend de l’américain Ferdinand Reyher et tombe enceinte de lui. Il lui offre de l’épouser mais insiste sur le fait qu’il ne veut pas d’enfant. Par un mauvais coup du sort, Eileen Chang souffre d’une fausse couche et perd son enfant. Son mariage est célébré le 6 août 1956 mais en 1961, son époux souffre d’une succession d’accidents vasculaires et meurt en 1967.

Devenue américaine mais désormais seule, Eileen Chang vit en recluse dans son appartement où elle sera retrouvée morte en 1995. Selon ses vœux, son corps sera incinéré sans funérailles et ses cendres dispersées dans l’Océan Pacifique. La mélancolique Eileen Chang n’oubliera jamais la Chine ; après son déracinement aux États-Unis, son œuvre se tari.

« En l’absence de communication avec l’être humain, je suis remplie de joie dans la vie. Mais je ne veux pas surmonter l’inquiétude qui me ronge chaque jour : la vie est une robe magnifique, couverte de poux. »

(Mon rêve de génie publié dans la revue Xi Feng (Vent d’ouest) en 1941, à l’âge de 18 ans).

Eileen Chang photographiée à Hong Kong en 1954

Amour, luxure et trahison (Se, Jie)

Eileen Chang commence cette nouvelle au début des années 1950, à l’aube de son exil hors de Chine ; mais ne la publie qu’en 1978, après une rédaction mûrement réfléchie. Son récit semi-réaliste se déroule en 1942, en pleine guerre sino-japonaise, dans une Shanghai étouffée par l’occupation.

Wang Chiah-chih (Wang Jiazhi 王佳芝) fait partie d’une troupe de théâtre universitaire de Canton. Le groupe d’étudiants idéalistes et révolutionnaires décide d’assassiner un membre du gouvernement collaborateur de Wang Ching-wei. Pris dans leur ferveur patriotique, ils élaborent un plan usant du « stratagème de la beauté » : l’héroïne se sacrifie en séduisant son ennemi. Chiah-chih, réputée pour ses rôle de jeunes premières, est désignée pour cette périlleuse mission. Sous la fausse identité de Mme Mak 麥太太, elle se fait passer pour l’épouse d’un commerçant et se lie d’amitié avec Mme Yee, la femme superficielle du chef des renseignements. Elle est infiltrée dans les fastes d’une cour perdue où les mondanités font étalage de richesses au sein d’une ville en ruine.

Pour maintenir les apparences, la nubile Chiah-chih s’entraîne aux jeux de l’amour avec un camarade, amateur de prostituées. Elle joue de ses charmes pour attirer l’attention du difficile M. Yee : « elle devait persévérer à lui promener ses seins sous le nez. » Mais elle se questionne sur ses motivations, se grise du pouvoir qu’elle détient, s’inquiète des doutes qui l’assaillent. Ses camarades, l’organisation, tous la manipule, elle ne s’appartient plus. Et ce M. Yee, à qui elle donne son corps, que ressent-elle pour lui ? : « Comme elle n’avait jamais connu l’amour, elle ne pouvait savoir comment on tombait amoureux. »

Le jour fatidique de l’assassinat, son amant la conduit dans une bijouterie pour lui offrir une bague. La peur tenaille l’espionne, ses pensées s’emmêlent, et la triste révélation lui saute au yeux : « Cet homme m’aime réellement. Elle fut traversée par cette pensée qui retentit comme une déflagration dans son cœur déboussolé. Il était trop tard. »

Alors pour l’homme mûr désabusé qui se tient à ses côtés, celui qui n’aurait jamais imaginé faire une telle conquête, elle sacrifie sa vie. Un murmure, il comprend, il s’enfuit, elle reste. L’alarme sera vite donnée, les étudiants arrêtés et exécutés. Ne subsiste que M. Yee et son amour perdu : « Il avait rencontré l’âme sœur, et pouvait mourir sans regret. Il sentait que son ombre l’escorterait à jamais. […] Vivante, cette jeune femme lui avait appartenu, morte, son fantôme lui appartenait. »

Chiah-chih est l’héroïne tragique chinoise idéale, celle qui fait don de soi pour la patrie. Mais allant à l’encontre de ses alliés, elle choisit la trahison, dans un dernier effort pour décider, seule, de son destin.

Les êtres avant la guerre

Lorsqu’Eileen Chang compose la plupart de ses œuvres, au milieu du XXe siècle, la Chine subit une période de grands bouleversements. La dynastie Qing, dernière dynastie impériale à avoir régné sur le pays depuis 1644, est reversée avec la révolution de 1911 (辛亥革命 Xīnhài Gémìng) et se voit remplacée par la République de Chine dès 1912 (中華民國 Zhōnghuá Mínguó). Un nouveau régime encore instable qui inaugure une série de conflits qui vont se succéder sur tout le XXe siècle : la guerre de protection de la nation (護國戰爭) ou guerre anti-monarchie entre 1915 et 1916 avec la tentative de rétablissement de la monarchie (中華帝國 Zhōnghuá Dìguó), la lente et difficile réunification de la Chine (東北易幟, Dōngběi Yìzhì) soutenue par la Kuomintang qui se clôt en 1928, et la guerre civile chinoise (国共内战 / 國共内戰 guógòng neìzhàn) qui oppose ce même Kuomintang nationaliste au Parti Communiste Chinois entre 1927 et 1950.

La menace vient alors de l’Empire du Japon (大日本帝國 Dai Nippon Teikoku) et de sa politique expansionniste ultranationaliste visant à dominer l’Asie et à imposer la supériorité de la race nippone. Le 19 septembre 1931 des troupes armées envahissent la Mandchourie avant de s’étendre sur toute la partie orientale de la Chine. La guerre sino-japonaise est déclarée en 1937 et va se mêler au théâtre macabre de la Seconde Guerre Mondiale (1939-1945).

Eileen Chang évolue donc au cœur d’un univers déchiré et violent. Pourtant elle porte peu d’intérêt à la politique et rejette le canon littéraire maoïste vantant un réalisme socialiste strict et rigide. Fine observatrice, elle préfère l’exploration sentimentale des êtres dans un ton de perte et de désolation poignant (R. Leng). Un style qui fut associé à celui de Jane Austen en raison de sa capacité à retranscrire la complexité des relations humaines à travers des mondanités de la vie (Kam Louie 2012 ; Luo, Wang 2012). Une apparente trivialité qui lui fut souvent reprochée (Huang 2005 ; Zhang 2005).

« Bien que mes personnages ne soient pas des héros, ce sont eux qui portent le fardeau de notre époque… Bien qu’ils soient faibles – ces gens ordinaires n’ont pas la force des héros – ils résument cet âge mieux que n’importe quel héros. »

Pourtant, la guerre n’est pas complètement absente de son œuvre. Lust, Caution s’inspire en réalité d’une figure historique tragique : la révolutionnaire Zheng Pingru 鄭蘋如. Née en 1918 dans une famille aisée sino-japonaise, elle était réputée pour sa beauté et faisait partie d’une troupe de théâtre à l’université Datong de Shanghai. Fortement opposée à l’invasion japonaise, la jeune femme rejoint le mouvement de résistance et devint une espionne pour le Kuomintang. Elle fut chargé de séduire Ding Mocun 丁默邨, le chef de la sécurité du régime de Wang Jingwei 汪精衞, gouvernement fantoche instauré par les japonais en 1932. Devenue son amante, elle tente de l’attirer dans un magasin de fourrures où l’attendent deux complices mais Ding Mocun, flairant le piège, prend la fuite. Après l’échec de cette tentative d’assassinat, la jeune femme est arrêtée et retenue en otage afin de contraindre son père de collaborer avec les japonais, en vain. Zheng Pingru sera secrètement exécutée en février 1940, à l’âge de 22 ans.

Zheng Pingru fut considérée comme une martyre par le Kuomintang et une héroïne antijaponaise par le Parti Communiste Chinois. Eileen Chang eu vent de cette affaire par l’intermédiaire de son ex-mari, alors en charge de la propagande du régime de Wang Jingwei. Un destin tragique qui nourrit son inspiration : elle en rédigea une ébauche en anglais sous le titre Spyring ou Ch’ing K’ê ! Ch’ing K’ê ! mais n’achèvera son récit qu’en 1977.

Zheng Pingru sur la couverture du magazine shanghaien The Young Companion (良友 Liángyǒu) en juillet 1937

La bague empoisonnée

Eileen Chang s’identifie à cette héroïne en perdition, elle qui s’est éprise d’un homme à la solde des japonais. Sa nouvelle peut être perçue comme un roman à clef où des éléments autobiographiques se mêlent au contexte historique ; ici ‘l’incident Ding Mocun’ (Passarelli-Garzo). Se plongeant dans le Shanghai de l’occupation, elle porte une grande attention aux détails dans ses descriptions fines des vêtements élégants et des bijoux précieux, symboles de richesse et de pouvoir d’une nation dévastée par la guerre.

Le titre de la nouvelle peut se lire de plusieurs manières. Les caractères 色,戒 Sè, Jiè signifient ‘bague colorée’ en écho avec le diamant offert par Mr Yi à Chiah-chih, cadeau qui lui fait prendre conscience de son amour pour lui et la pousse à se trahir. Mais ils se lisent aussi ‘luxure’ et ‘mise en garde’, d’une chose qui est interdite car pouvant conduire à la mort (C. Chu-chin Sun).

Lust Caution est un ouvrage controversé à la fois pour son sujet mais aussi pour sa technique narrative non-conventionnelle. Déviant de la réalité historique, Eileen Chang remplace la mort par élan patriotique de son héroïne par un sacrifice d’amour. Son prénom, Chiah-chih (佳芝 jia zhi) peut se traduire par ‘belle orchidée’ et symbolise cette fleur à la pureté immaculée qui pousse au sein des vallées profondes préservées du monde extérieur. Son nom de famille Wang 王 signifie ‘roi’ peut-être pour magnifier le destin de cette héroïne. L’idéogramme de son amant, Monsieur Yi 易, évoque le changement et la transformation. L’histoire mouvementée du pays mais aussi le renversement de loyauté du protagoniste chinois pour l’envahisseur japonais, et surtout la tragique destinée d’une beauté innocente qui succombe et voit sa vie basculer pour un homme corrompu.

Affiche publicitaire datant des années 1930, Shanghai
Sources :

NB : Pour plus de détails sur cette œuvre, je vous invite à lire le récent article très complet de Solange Cruveillé : Lust, Caution (色,戒) : l’histoire derrière l’histoire.

  • Bergère, Marie-Claire. Histoire de Shanghai, Fayard, Paris, 2002
  • Delande, Nathalie. Décor-déco : Shanghai 1920-1930, Perspectives Chinoises, n°30, 1995, pp46-52
  • Gandini, Jean-Jacques. Contremaîtres et gangsters, le Shanghai des années 30, Coolies, gangsters et syndicalstes par Alain Roux, Harmattan, Paris, 1994
  • Leng, Rachel. « Eileen Chang’s Feminine Chinese Modernity : Dysfunctionnal Marriages, Hysterical Women, and the Primordial Eugenic Threat », Quarterly Journal of Chinese Studies, pp13-34, 2014
  • Passarelli-Garzo, Stephania. « Lust, Caution » : Some Like It Cold : History of an Artistic Compromise, Master’s thesis, University of Salento, 2012-2013
  • Peng, Hsiao-yen ; Crothers Dilley, Whithney. From Eileen Chang to Ang Lee : Lust/Caution, Routledge, NY, 2014
  • Rabut, Isabelle. Eileen Chang : Shanghai – Hong Kong, métissage et mélancolie, Temps Modernes, n°679, 2014, pp120-144
  • Vincent Doucet-Bon, Lise. Le mariage dans les civilisations anciennes, Éditions Albin Michel, Paris, 1975.
  • Yang, Yingying. Marguerite Duras et Eileen Chang. L’enfance, le roman familial, l’écriture féminine. Littératures, Université de la Sorbonne nouvelle – Paris III, 2012. thèse de doctorat en littérature comparée.
  • Roman adapté au cinéma en 2007 par Ang Lee : Lust, Caution 色、戒