Insaisissables identités
Diana Wynne Jones est née le 16 août 1934 à Londres et morte le 26 mars 2011. Aînée d’une fratrie de trois filles, elle souffre de négligence parentale, accentuée par la sévérité d’un père avare. Elle ne bénéficie donc pas d’une riche formation littéraire, se contentant d’ouvrages classiques sur la mythologie antique ou de recueils de contes populaires. Fuyant les conflits de la Seconde Guerre Mondiale, sa famille emménage au Pays de Galles avant de s’installer dans le Lake District. Jones devient ainsi la voisine d’Arthur Ransome et de Bellatrix Potter. En 1942, la fillette de 8 ans qui enchante ses sœurs d’histoires inventées rêve de devenir écrivaine. Et en 1946, après avoir surmonté sa dyslexie, elle rédige son premier livre Récit de dix exercices.
Devenue étudiante en lettres à l’Université d’Oxford, elle suit les cours de grands noms de la littérature fantastique tels que J.R.R Tolkien (Lord of the Rings) ou C.S Lewis (Chronicles of Narnia). Forte de cet enseignement, elle forge son propre style et débute sa carrière d’écrivain dans les années 60. Conteuse proche de l’univers des enfants, elle aime se rendre dans les écoles et faire des conférences pour ses jeunes lecteurs. Lors d’une rencontre dans les Midlands, un jeune garçon lui suggère d’écrire un livre intitulé « Le château mouvant. »
C’est chose faite en 1986 à New York où elle publie Howl’s Moving Castle, premier tome d’une trilogie comprenant Castle in the Air (1990) et House of Many Ways (2008). Le Château de Hurle reçoit un bon accueil et se retrouve finalise du Prix du livre Boston Globe-Horn en 1986 avant de tomber dans l’oubli. Ce classique refait surface grâce au succès de son adaptation japonaise Le Château ambulant (ハウルの動く城 Hauru no ugoku shiro) réalisée par Hayao Miyazaki en 2004.
*** Petit disclamer : pour faciliter la lecture de l’article, je vais abréger le titre du Château de Hurle en HMC (Howl’s Moving Castle) ; de la même façon, je désignerai Diana Wynne Jones par Jones ***
*** I really wanna thanks the wonderful artists for their generosity to let me use their work to illustrate this article : Natasha Oltarzhevskaya and Brianne Neumann 🙂 ***
Où Sophie parle à des chapeaux
« Au pays d’Ingarie, où existaient réellement des choses telles que les bottes de sept lieues et les capes d’invisibilité, il était malvenu d’être l’aînée d’une famille de trois. Chacun savait qu’il serait le premier à échouer – voire pire – si toute la fratrie tentait de faire fortune. »
L’histoire met en scène Sophie Chapelier, première née d’une famille tenant une boutique de chapeau à Marché-aux-Copeaux / Market Chipping, dans le pays magique d’Ingarie. Jeune fille studieuse mais timide, elle est persuadée qu’être l’aînée la condamne à un destin médiocre : « Sophie était la plus studieuse. Elle lisait énormément, et compris bien vite qu’elle avait fort peu de chances d’avoir un avenir très intéressant. »
Les rumeurs courent dans la région. Celle de la Sorcière des Steppes qui a terrorisé le pays 50 ans auparavant et dont « on racontait qu’elle avait menacé la fille du roi » et fait disparaître le mage royal Soliman. On parle aussi de cet « immense château couleur de suie apparut dans les collines entourant Marché-aux-Copeaux, crachant de la fumée noires par ses quatre longues tourelles. » La demeure du mage Hurle qui était « connu pour s’amuser en capturant des jeunes filles avant de boire leur âmes. Ou de dévorer leur cœur, disaient certains. C’était un sorcier dénué de sentiment, un être froid, et nulle jeune fille n’était en sécurité si elle se promenait seule. »
Sophie s’en moque, elle se trouve bien trop insipide pour attirer l’attention de qui que ce soit. Le jour du 1er Mai, jour de célébration, elle se décide enfin à rendre visite à sa sœur. La jeune femme à la modeste robe grise se trouve vite submergée par les fêtards : « Sophie avait l’impression de s’être transformée en vieille femme, ou en semi-invalide, à force de rester assise à coudre pendant des mois. » Et « quand un jeune homme portant un incroyable costume bleu et argent la repéra et décida de l’accoster elle aussi, elle se pelotonna dans l’entrée d’une boutique et tenta de se cacher. » La « petite souris grise », toute apeurée, fait rire de pitié l’homme parfumé de jacinthes, qui lui propose gentiment de l’escorter. Sophie confuse et honteuse, refuse et s’enfuit.
Elle ne le sait pas encore, mais cette rencontre fortuite sera déterminante dans sa vie. Car Sophie attire malgré elle le courroux de la Sorcière des Steppes. Et cette dernière décide de la punir d’avoir osé se mêler de ce qui lui appartient : elle lui jette un sort informulé et invisible dont la pauvre victime ne pourra parler à personne. Voilà Sophie changée … en vieille femme. Elle quitte alors son foyer et tente sa chance au château du magicien, le pensant capable de briser sa malédiction.
Dans la bâtisse irrégulière et « incroyablement sale », Sophie fait la rencontre de ses habitants : Michael Matelot, « un garçon plus grand d’une tête que Sophie, mais presque un enfant encore », « brun, avec un visage plaisant et ouvert, habillé de façon respectable », orphelin sans le sou qui s’est réfugié chez Hurle pour devenir son apprenti. Elle fait aussi la connaissance de Calcifer, un démon du feu au service de Hurle qui occupe la cheminée et qui lui propose un pacte : « Je romprai ton charme si tu acceptes de détruire le contrat qui me lie. » Sophie se résout à rester comme femme de ménage et de fureter pour dénicher le secret du magicien.
« Sophie se toucha la figure […]. Elle sentit les rides douces à consistance de cuir. Elle regarda ses mains. Elles aussi étaient ridées et fines, avec de grosses veines sur le dos et des articulations enflées. Elle releva sa robe grise sur ses jambes et contempla ses chevilles maigres et décrépites, et ses pieds qui avaient fait gonfler ses chaussures. Ses membres semblaient appartenir à une vieillarde de 90 ans, et tout cela avait l’air réel. »
Où Sophie devient madame « Mêle-Tout »
Comme son nom de famille l’indique, Sophie Chapelier (Hatter en anglais) est l’héritière d’un commerce de chapeaux. Un patronyme qui lui colle à la peau, la laissant incapable de développer son identité propre tant son rôle de chapelière détermine sa vie (San Juan Garcìa). Fragilisée par son manque de confiance en elle, Sophie se persuade que son destin est lié à la chapellerie, d’autant plus qu’elle manifeste un talent inné pour la confection textile : « Elle était très habile avec son aiguille » ; « Elle était douée pour ça. Elle aimait même cette tâche. Mais elle se entait isolée et s’ennuyait un peu. »
« Elle était à deux doigts de quitter la maison pour s’en aller chercher fortune, mais se souvint qu’elle était l’aînée, et que ce serait donc inutile. Elle reprit alors son ouvrage en soupirant. »
La sage et réservée Sophie, dont le nom est issu du grec sophia, incarne la maturité et la sagesse. Obéissante, elle accepte sans discuter de reprendre la boutique et se résigne à un avenir écrit à l’avance, étouffant ses propres aspirations. Jeune femme introvertie et consciencieuse, elle passe ses journées à l’intérieur, dissimulant sa propre identité sous une apparence morne et effacée. Elle est si solitaire que sa seule distraction réside en des conversations avec ses chapeaux (San Juan Garcìa). Vieille avant l’âge, elle croit son avenir écrit à l’avance comme une vérité intangible. C’est de cette fragilité inhérente dont va profiter la Sorcière des Steppes. En puisant dans sa peur inconsciente d’être l’aînée et de rater sa vie, la Sorcière forge sa malédiction et change Sophie en vieille femme.
« Ne t’en fais pas, vieille chose, dit Sophie à cette triste figure. Tu as l’air en bonne santé. Et ça ressemble beaucoup plus à ce que tu es au fond de toi. »
Pourtant, cette transformation physique va permettre à Sophie de vivre une intense évolution psychologique et de trouver sa vraie identité (Webb : 2010). Au cours du processus, elle passe d’une jeune fille discrète, portant inlassablement des tenues ternes et grises, à une vieillarde bavarde et bravache. Avec sa métamorphose corporelle, sa personnalité s’affirme. On découvre alors la vraie Sophie, une personne capable de sortir des jurons « que ni les vieilles dames ni les jeunes filles ne sont censées connaître », possédant une « férocité » à même de faire plier Calcifer et Michael qui finissent par l’accepter « comme on subit un désastre naturel. » Tout en préservant sa gentillesse, elle gagne en assurance et se montre têtue, combative et intelligente (Ratnanggana Ausiyyah Mustika).
Analysée du point de vue féministe, la métamorphose de Sophie devient un moyen de perturber la « domination du regard masculin » afin que Sophie « puisse voir le patriarcat et ses machinations avec une impunité relative » (Rudd). Elle s’accommode avec aisance de sa malédiction car la vieillesse la libère de sa vie sans saveur, des attentes sociales et de la pression de ses pairs : « En tant que vieille femme, elle se fichait assez de ce qu’elle pouvait dire ou faire. Cela lui sembla être un grand soulagement, une libération » (F. Stenberg). Tans et si bien que Hurle, ne parvenant pas à annuler le sort, déclare : « J’en suis venu à la conclusion que vous aimiez ce déguisement. »
De plus, la Sophie femme de ménage, qui se présente comme « la meilleure et la plus propre des sorcières en Ingarie », inverse le stéréotype traditionnel des contes de fées de la domesticité servile. Son pouvoir se révèle dans les activités domestiques et Sophie se révèle un puissant personnage au sein de son foyer, à l’image d’une Mère Oie, fileuse de contes et influente (Rudd). Jones fait le choix audacieux de présenter la maturité et ses contraintes de façon positive.
« Vous êtes une vieille dame terriblement indiscrète, horriblement autoritaire et épouvantablement propre. Contrôlez-vous. Vous nous persécutez tous. »
Anti-héroïne atypique, Sophie possède une personnalité très particulière. En effet, face à tout les bouleversements de sa vie, aussi désagréables soient-ils, elle fait preuve d’une attitude passive et d’un pragmatisme inhabituel ; ce qui lui donne la capacité de remplacer aisément la peur par un courage nonchalant. Stoïque jusqu’au ridicule, elle tend à rationaliser les choses qu’elle n’accepte pas via un mécanisme de défense qui déploie une logique tordue : « Je ne pense pas que les loups iraient me manger. Je dois être trop dure et trop sèche. C’est réconfortant. » (Ratnanggana Ausiyyah Mustika).
Quelque peu dépressive, Sophie blâme continuellement le destin de ses échecs. Se sentant hideuse face aux jeunes et jolies conquêtes du sorcier, elle refuse d’admettre ses sentiments pour Hurle et préfère se persuader qu’il en aime une autre. Elle se dévalue, refusant d’y croire : « Absurde ! Hurle est non seulement sans cœur, mais également impossible ! Et puis… Je suis une vieille femme. » Elle tente de se convaincre que son inclination résulte du charme brodé dans les vêtements du mage : « Oh, maudit soit cet habit gris et écarlate ! dit-elle. Je refuse de croire que je me suis fait avoir ! » Et elle se rassure : « De tout façon, murmura-t-elle avec soulagement, Hurle ne m’aime pas ! »
Où apparaît le terrible mage Hurle
Le renommé mage Hurle, de son vrai nom Howell dérivé de l’écossais Hywel (‘éminent’, ‘proéminent’) est le propriétaire du château ambulant. Dans l’ancienne traduction française de 2005 traduite par Anne Crichton, il se nomme Hubert Berlu. Dans la version originale anglaise, son nom Howl évoque le hurlement bestial du loup et une sauvagerie en lien avec sa réputation de séducteur sanguinaire. C’est un individu aux lignes floues qui se présente au début du roman comme un antagoniste puis comme un personnage auxiliaire avant de devenir un héros principal (T. Najdert). Il forme avec Sophie le duo dynamique de l’histoire autour duquel gravitent une galerie de personnages secondaires.
Jones décrit Hurle comme « un beau spécimen », « un grand jeune homme à l’habit flamboyant de bleu et d’argent », « des cheveux blonds à la coiffure élaborée », aux « yeux verts emplis de curiosité » et au « long visage anguleux. » C’est un dandy énigmatique, « un voyou sans principes, fuyant, aux paroles de miel et à l’esprit brillant. » Bellâtre volage et inconstant, il passe son temps à faire la cour aux jolies filles et à fuir leur « tantes furieuses » : « Ce qui lui plaît, c’est de voir la fille tomber amoureuse de lui. Ensuite, il s’en désintéresse. »
« Vous ne parviendrez jamais à le cerner.[…] Il déteste être compris, et qu’on lui colle une étiquette »
Insaisissable, « il adore les noms d’emprunt et aime prétendre exercer des professions diverses. » Rejetant son nom réel, il se réinvente constamment. Dans la ville de Kingsbury, il porte le nom de famille « Pendragon » (qui évoque Uther Pendragon, le père du renommée roi Arthur) ; tandis que dans la cité portuaire de Porthaven, il se prénomme « Jenkins ». Marqué du sceau de l’inconstance, il vadrouille de façon perpétuelle et se délecte de cette ambiguïté qui lui permet de rejeter les responsabilité et de vivre une existence intermédiaire (F. Stenberg) : « J’ai atteint ce stade de ma carrière où il me faut impressionner tout le monde par ma puissance et ma méchanceté. Je ne puis me permettre que le roi pense du bien de moi. Et l’an passé, j’ai offensé des gens très puissants, et je dois m’en tenir à l’écart. »
Au fond, Hurle est un jeune homme en quête de reconnaissance, craintif et secret ; insatisfait de son moi réel, un « homme si banal, aux cheveux couleurs de boue. » Sa vanité excessive est un bouclier qui fait rempart à son insécurité. En cultivant ses charmes avec des filtres, des parfums et des vêtements précieux, Hurle renverse la masculinité traditionnelle. Il est un personnage hybride, entre le masculin et le féminin, qui utilise son apparence changeante comme un moyen de protection. Étant séparé de son cœur et donc de ses émotions profondes, Hurle ne croit qu’en la surface extérieure des choses. Si cette surface est mise à nue ou corrompue, il panique et déprime. Quand il réalise que ses potions pour cheveux l’on rendu roux après un nettoyage de Sophie, il slime et se couvre d’une substance verte gluante (F. Stenberg).
« Il revinrent à la maison du mage, un petit bâtiment ordinaire et un peu tordu que Sophie n’aurait pas reconnu en arrivant si Michael ne l’avait pas accompagnée. Le jeune homme ouvrit avec précaution la petite porte misérable. À l’intérieur, Hurle était encore assis sur le tabouret, dans une attitude de profond désespoir. Et il était couvert des pieds à la tête d’une sorte de mucus verdâtre. »
Hurle est un étranger qui vient d’un lieu « très très lointain » qui a l’air « au delà de la lune. » En effet, cet ancien jouer de rugby, natif du Pays de Galles, est un réfugié issu du monde réel ordinaire. Sa personnalité créative et son goût pour la recherche ne semble pas convenir à la normalité de notre réalité. Hurle est rejeté par ses proches qui le traitent de bon à rien, vêtu de nippes au lieu d’un « beau costume » à l’air respectable. Il est méprisé par sa sœur qui lui reproche ses choix de vie et qui tente d’effacer son existence en vendant ses effets personnels : « Tu ne fais rien, tu as perdu ton temps à l’université, tu as gâché les sacrifices des autres et ton argent… » Une famille distante mais qu’il ne quitte pas tout à fait, maintenant un passage ouvert et donc une faille à la merci de ses ennemis.
La relation entre Hurle et Sophie est une répétition d’insultes et de moqueries qui évolue progressivement. Lui qui connaît sa vraie nature (celle d’une « très jolie fille rencontrée le 1er Mai ») cache son affection et ne cesse de la taquiner en la traitant de « vieille fouine », « vieille chose hyperactive », « semeuse de chaos », « madame Mêle-Tout », « madame Fureteuse », « madame Savant Fou » pour finir par « cette idiote de Sophie. » Sophie, bien moins disposée à son égard, le qualifie de « glissant » et de « fuyard », aveuglée par ses préjugés : « Je peux nettoyer toute la crasse de cet endroit, jeune homme, même si je ne suis pas capable de nettoyer votre cœur de sa méchanceté. »
« Il est volage, imprudent, égoïste et hystérique, dit-elle. La moitié du temps, j’ai l’impression qu’il se fiche bien des conséquences tant que lui s’en tire, puis je découvre à quel point il a été bon envers quelqu’un. Je crois parfois qu’il n’est bon que quand ça l’arrange, puis j’apprends qu’il fait payer aux pauvres un prix dérisoire. Je ne sais pas, Votre Majesté. Il est… tellement compliqué. »
Il faut attendre l’ultime chapitre pour voir les deux héros avouer leur inclination. Et c’est un Hurle dépenaillé qui vole au secours d’une Sophie éberluée : « La lumière crue venant de l’ouverture montrait un Hurle qui n’avait pas pris le temps de faire sa toilette avant de venir. Il n’était ni rasé ni peigné. » Acte d’amour pour Hurle qui passait toujours des heures dans sa salle de bain à s’apprêter : « Le jour où il oubliera de faire ça, je pense qu’il sera vraiment amoureux », déclarait Michael.
Où il est question de magie
Le château ambulant représente la psyché de Hurle : une bâtisse à « l’air bancal » qui semble sur le point de s’écrouler « séance tenante. » Mais il ne s’agit que d’une illusion dont l’extérieur semble immense alors que « l’intérieur ne contient que quelques pièces. » Un refuge aussi fragile qu’instable à l’image de son hôte qui ne cesse de vagabonder. Ce château possède d’ailleurs une particularité : une porte magique « surmontée d’un gros bouton carré, en bois, fixé au linteau, chacun de ses côtés étant marqué d’une touche de peinture. » Une porte multi-dimensionnelle dont chaque couleurs mènent à un lieu différent.
« Ce qui rendait la chose plus terrifiante encore, c’était que le château ne restait pas en place. Parfois, il apparaissait comme une grande tache noire sur les landes du nord-ouest, parfois il surplombait les rocailles de l’est, et parfois il descendait la colline pour se poser sur les bruyères, tout juste au delà de la dernière ferme, au nord. On pouvait même le voir bouger, de temps en temps, vomissant par ses tourelles des fumerolles grisâtres et sales. »
Le château est aussi l’œuvre de Calcifer qui le maintient et le fait avancer. Le démon du feu est la source de la magie de Hurle et influence l’apparence du lieu qui ressemble à « l’intérieur d’un conduit de cheminée. » Cloué au foyer, il est prisonnier du château qu’il anime, incapable de se déplacer hors de l’âtre. Cacifer présente un « visage dans les flammes bleues et vertes, avec une bouches violette et des yeux rougeoyants », et une voix rocailleuse « pleine de crachotis et vrombissements du bois en train de brûler. »
Les démons du feu sont en réalité des étoiles filantes tombées du ciel, vouées à s’étioler et à mourir. Hurle propose à Calcifer de le « garder en vie comme vivent les humains » et lui confie son « cœur tout tendre », ce qui le condamne à ne plus ressentir les émotions : « J’ai pris sur moi de passer un pacte, il y a des années. Et je sais que je ne pourrai plus jamais aimer quelqu’un correctement. » Lui et la « vieille face bleue » ont fondé un lien de confiance. Conscients du danger que représente cet enchaînement magique qui ronge l’humanité, il tentent de s’en défaire (Lucyk).
Malgré son « air extraordinairement malfaisant », Cacifer est un gentil démon qui partage le cœur de Hurle. La capacité de Sophie de stopper le château à une profonde signification : Hurle lui ouvre littéralement son cœur pour la laisser entrer. C’est à travers Calcifer, qui s’attache très vite à Sophie, que l’affection du sorcier se traduit. Seule Sophie est capable de les libérer du pacte qui les enchaînent : « Sophie pouvait sentir entre ses doigts la masse sombre du cœur du Hurle, qui battait très faiblement. Il l’avait offert à Calcifer : c’était sa part du contrat, pour maintenir le démon en vie. Il devait vraiment se sentir désolé pour la petite créature, mais c’était stupide de sa part d’avoir fait ça ! »
« Ces créatures ne comprennent pas le bien ni le mal, mais il est possible de les acheter par un pacte, pour peu que l’humain offre une chose de valeur, un élément que nous sommes seuls à posséder. Cela prolonge leur vie à tous deux, et le magicien ajoute cette puissance à la sienne. »
Les démons du feu sont donc des auxiliaires magiques puissants et dangereux. La grande antagoniste de l’histoire, la Sorcière des Steppes (ou Sorcière du Désert), s’est laissée corrompre par son démon du feu. Cette magicienne centenaire qui dissimule son âge véritable derrière un visage « méticuleusement beau » est rancunière et cruelle. Elle terrorise le pays et élimine tous ceux qui tente de la contrer en utilisant une magie « qui se sert de ce qui existe déjà pour le retourner et en faire une malédiction. » Son charisme a charmé Hurle qui s’est entiché d’elle avant de s’en détourner. Abandon qui a enragé la dame qui « a promis de [le] faire frire tout vif et [lui] a envoyé une malédiction. » Il tente de lui échapper depuis : « Si je suis parvenu à l’éviter, c’est uniquement parce que j’ai eu la bonne idée de lui donner un faux nom. »
« La cliente la plus majestueuse qu’elle eût jamais vue entra, une étole couleur sable pendant entre ses coudes, et des diamants parsèment sa robe d’un noir profond. »
La confrontation entre les deux mages donne lieu à une « tempête de magie » où les adversaires s’affrontent sous la forme d’un « caillot de magie », « d’un nœud de vipères brumeuses et sauvages », de nuages sombres, puis de monstres effrayants et de boules de feu. Hurle et la Sorcière des Steppes sont aussi doués et puissants l’un que l’autre, mais « il semblerait que les plus talentueux soient plus susceptibles de ne pas résister à leur propre intelligence. Il en résulte un défaut fatal qui les entraîne lentement vers le mal. » La Sorcière s’est peu à peu laissée dévorée par son démon du feu et en a perdu le contrôle.
Où il est question de métafiction
Le roman est méta-fictionnel, c’est à dire qu’il ne cesse de faire référence à son statut d’œuvre de fiction. Avec une certaine ironie, le récit s’amuse de la frontière ténue qui sépare la fiction de la réalité. Les personnages eux-mêmes sont conscients de vivre dans un monde de conte de fées avec ses codes et ses clichés, et notamment Sophie qui en nourrit une véritable angoisse : « Je pense que c’est surtout le fait d’être l’aînée. Regardez-moi ! Je suis partie chercher fortune, et me voici revenue à mon point de départ, mais vieille comme les collines ! » (C. Mills).
Jones fait aussi appel au concept d’intertextualité de Julia Kristeva (1966) selon lequel tout texte existant fait référence à des textes antérieurs. Nulle œuvre n’existe de façon autonome car elle s’inscrit dans la continuité de l’histoire littéraire (J. Culler). À ce titre, Jones n’hésite pas à jouer avec le lecteur, faisant appel à ses connaissances littéraires pour contester et modifier les codes classiques des contes ou en faisant référence à des textes universellement connus (T. Najdert).
Dans le château, Sophie passe un accord avec le démon du feu Calcifer (pacte qui évoque celui du docteur Faust de Christopher Marlowe, homme qui vend son âme au diable pour le pouvoir, le plaisir et la connaissance (S. Yavas). On retrouve aussi ces éléments intertextuels quant Hurle, tenant un crâne magique, cite Hamlet de William Shakespeare, ou encore lorsqu’il fait une allusion évidente à Alice au Pays des Merveilles de Lewis Caroll en ironisant : « Nous ne pouvons pas tous être des chapeliers fous. » Ces références sont autant de clins d’œil textuels disséminés par l’intermédiaire du personnage de Hurle, lui-même originaire de notre monde.
Autre œuvre majeure citée : Le Magicien d’Oz (The Wonderful Wizard of Oz) de l’américain Lyman Frank Baum publié en 1900. On retrouve des éléments similaires comme la rencontre avec un épouvantail animé à qui les deux héroïnes viennent en aide, mais aussi la présence d’un chien perturbateur : le petit Toto de Dorothy qui s’attire les foudre de l’acariâtre Miss Gulch et l’homme-chien qui pousse malgré lui la Sorcière à maudire Sophie. Sophie comme Dorothy possède un caractère calme et pratique : elle installe « méticuleusement le panneau « Fermé », s’emmitoufle dans son châle « comme le faisaient les dames âgées », prend « sa bourse avec quelques sous dedans, ainsi qu’un morceau de pain et de fromage » avant de démarrer sa quête (Bar-Hillel). Fait singulier, Dorothy avec sa robe bleue est la seule tâche de couleur dans son univers morne ; à l’inverse, Sophie se pare d’un gris incolore au sein d’une ville festive et colorée.
La méchante Sorcière des Steppes, The Witch of Waste en anglais, est une citation à peine déguisée de la Sorcière de l’Ouest, The Wicth of the West. Son nom est un jeu de mot avec West ‘ouest’ et Waste ‘déchet’, ‘gâcher’. Hurle, quant à lui, revêt l’apparence de plusieurs personnages : comme l’Homme de fer, il n’a pas de cœur ; comme le Lion, il est fort mais lâche ; comme l’Épouvantail, il semble incapable d’éloigner les oiseaux de mauvais augure ; et comme le Magicien d’Oz, il joue sur son apparence et sa réputation. Il est aussi un exilé qui a fuit son monde initial, à l’instar de Dorothy qui a quitté son Kansas natal pour n’y revenir qu’en de rares occasions (Zipes).
Tous ces protagonistes vivent dans un monde magique peuplé de femmes puissantes : les sorcières des quatre directions cardinales ainsi que Dorothy au pays d’Oz ; l’intimidante Mrs. Scrofulaire / Pentstemmon dont Hurle fut l’élève, la chaleureuse Mme Blondin / Fairfax devenue magicienne, les charmantes Lettie et Martha bien décidées à vivre comme elles l’entendent, l’ambitieuse Sorcière des Steppes, et Sophie dans le pays d’Ingarie.
Où la fantaisie se renouvelle
Diana Wynne Jones est l’autrice prolifique d’une quarantaine de livres, traduits et lus à travers le monde. Un succès dû à son écriture avant-gardiste qui rompt avec les règles imposées à la littérature pour enfants et à son univers original. En effet, Jones conçoit la fantaisie (de l’anglais fantasy) comme un moyen de développer l’imagination et de mûrir en tant qu’individu. Dans Reflections: On the Magic of Writing (2012), elle écrit : « Cela [l’imagination] signifie réfléchir aux choses, les résoudre ou espérer le faire, et être juste assez éloigné pour pouvoir rire de choses qui sont normalement douloureuses.«
La fantaisie, bien plus que la science-fiction ou l’horreur, fut longtemps perçue avec condescendance comme un genre mineur destiné aux enfants (Cruz et Pollock). Selon L’Encyclopedia of Fantasy, elle se définit comme « un récit auto-cohérent » : un récit impossible dans notre monde mais qui paraît tout à fait probable dans l’univers où il s’inscrit. Contrairement au genre fantastique, qui met en scène l’intrusion du surnaturel dans le monde réel, la fantaisie incorpore le merveilleux dans un univers imaginaire où l’existence de la magie n’est pas remise en question (A. Besson). Ainsi, Ingarie est un monde où les choses magiques « existent réellement. »
Le genre de la fantasy peut être catégorisé en plusieurs types : l’Animal Fantasy (monde d’animaux anthropomorphes), la Toy Fantasy (monde où les jouets prennent vie), le Enchanted Journey / Magical (le héros pars du monde réel et entame un voyage dans autre monde où se passe des choses incroyables) dit aussi ‘quête-portail‘, l’Epic Fantasy – le plus étudié et exploité – (une quête dans le but de vaincre l’adversité). S’y ajoute l’Immesive Fantasy (un récit produit directement dans le monde alternatif où le personnage principal donne au lecteur les clefs de compréhension), et parfois la Science-Fiction (qui emploie les principes et théories scientifiques pour imaginer des situations où ils pourraient être utilisés (Russell : 2014).
Jones est en rupture totale avec le style victorien qui faisait toujours figure d’autorité dans les années 1970 à 1990. On considérait alors la littérature comme investie d’une mission moralisatrice et les récits étaient artificiellement modifiés afin de se calquer sur l’expérience du lecteur (Gaiman ; San Juan Garcìa). Ainsi les personnages vivaient des difficultés similaires à celles du lecteur et de son époque, affrontant des adultes imparfaits qui subissaient une punition méritée à la fin du livre. Notion que Jones a refusé, préférant faire de la lecture imaginaire une expérience agréable, éloignée des trivialités maussades du quotidien mais comprenant des personnages plausibles aux comportements nuancés.
« Il y a des moments où la vie quotidienne fait écho ou incarne des histoires traditionnelles. Celles-ci sont plus fréquentes que la plupart des gens ne le pensent. Quiconque ne le croit pas devrait se demander à quelle fréquence il s’est senti comme Cendrillon »
Diana Wynne Jones
Le genre de la fantaisie fut longtemps associé à l’enfance et une règle tacite sous-entendait que seuls les plus jeunes pouvaient entrer dans le monde littéraire de l’imaginaire. Cette idée fut transmise par des œuvres fleuves comme Les Aventures d’Alice au Pays des Merveilles de Lewis Carrol, Peter Pan de Barrie (1904) ou encore les Chronicles of Narnia de C. S. Lewis. Des histoires où l’entrée dans l’âge adulte sonnait le glas de la magie et de l’innocence. Pour cette raison, les auteurs avaient tendance à donner un âge à leurs personnages ; choix rejeté par Jones qui préfère omettre volontairement l’âge des ses héros pour rendre son histoire universelle. Ou dans le cas de HMC, de jouer allègrement avec l’âge et le temps.
Sous l’influence de l’œuvre de Tolkien, le genre fantastique s’est vu associé à certaines caractéristiques perçues comme obligatoires par les éditeurs. Les livres trop éloignés du canon, tels ceux mélangeant des éléments de science-fiction et de fantaisie, furent considérés comme inappropriés. Jones soulignait elle-même le problème : « Ce que les gens ont trouvé dans les histoires précédentes est utilisé pour gouverner ce qui devrait être dans les histoires à venir. » C’est donc dans l’espace encore libre de la littérature pour enfants et adolescents que la créativité de Jones a trouvé un terrain d’expression favorable.
Une fantaisie originale qui s’inscrit dans la banalité du quotidien. Plus qu’une épopée héroïque, HMC n’est qu’une succession de problèmes insignifiants et d’activités domestiques (préparation du repas, nettoyage, reprisage de costumes, rhume bougon de Hurle) dans un monde fantastique, ce qui crée un décalage amusant et incongru. C’est une façon simple et efficace d’aborder des problématiques sociales plus vastes et complexes tel que l’affirmation de soi et la prise d’indépendance à travers la description des relations tempétueuses des uns et des autres (C.E. Wilcox).
Où il est question de transgression et d’anticonformisme
Irritée par la classification des genres littéraires, Jones déclarait dans une interview : « Je ne vois pas pourquoi quelque chose devrait être la propriété exclusive d’un type de livre et non d’un autre » / “[g]enre, and talk of genre, irritates the hell out of me, actually. I do not see why something should be the sole property of one type of book and not of another” (Butler). Adepte de la flexibilité, son style s’inscrit aussi bien dans la fantaisie que dans la science-fiction car le genre dépend avant tout du contexte de l’histoire. Ainsi, HMC peut être définit comme un récit de fantaisie immersive capable de « contenir n’importe quelle intrigue » (F. Mendlesohn).
Le roman possède la particularité de comporter des éléments hybrides comme la présence d’objets magiques classique des contes (bottes de sept lieues, capes d’invisibilité ou de métamorphose) et des objets ordinaires de notre futur réel (télévision, jeu vidéo, voiture). Le lecteur redécouvre les accessoires du quotidien qui deviennent magiques par inversion comique (S. Yavaş). À travers les yeux de Sophie, les ordinateurs sont des « boîtes magiques » avec une « paroi de verre » qui montre « des écritures et des diagrammes plus que des images » et la télévision diffuse des « voix émanaient d’images magiques, mouvantes et en couleurs, à l’avant d’une grande boîte rectangulaire. »
Hurle, qui est natif du pays de Galles, peut être perçu comme un voyageur inter-espace venu du futur, créateur d’une porte à dimensions multiples. On ne sait d’ailleurs pas comment il a découvert le moyen de traverser la frontière entre les mondes, mais ce jeune homme fragile semble avoir trouvé en Ingarie un refuge à l’âpreté du monde réel. Devenu un sorcier craint et respecté, celui qui ne trouvait pas sa place dans la vie poursuit son errance identitaire en se cachant derrière de multiples identités, preuve de son instabilité émotionnelle. Cette inconstance est similaire à celle de la société contemporaine, en proie à des bouleversements déstabilisants pour le psychisme (S. Yavaş).
Jones emploie de façon inédite et originale la métaphore du jeu-vidéo dans un chapitre où deux enfants jouent à la console devant une Sophie médusée. Un jeu-vidéo qu’il ne faut pas interrompre au risque de voir le joueur perdre sa vie. Formule prise au pied de la lettre : « Voyant qu’il s’agissait d’une question de vie ou de mort, Sophie et Michael reculèrent vers la porte. » Le jeu reflète la vie de Hurle qui devient un avatar de jeu vidéo évoluant dans le monde virtuel d’Ingarie, un cyberespace retransmis sur écran d’ordinateur (Maria Nikolajeva)
« Michael et Sophie restèrent un instant à la porte de la chambre, tentant de comprendre les choses énigmatiques qui s’y déroulait. À l’intérieur, Neil lisait à haute voix : « Vous vous trouvez dans un château enchanté avec quatre portes. Chacune donne accès à une dimension différente. Dans la dimension un, le château se déplace constamment et peut arriver à tout moment dans un endroit dangereux … »
Où l’écriture révèle son pouvoir
Diana Wynne Jones décrit son processus créatif sous la forme de pièces en mouvement perpétuel qu’elle assemble patiemment jusqu’à trouver une configuration idéale et construire pas à pas son récit final (C. Mills). Adepte d’un agencement évolutif, elle refuse de planifier un livre avant d’en commencer la rédaction, de crainte de tuer la créativité et d’annuler toute spontanéité. HMC est un roman-puzzle qui rend hommage à la puissance du langage et de l’écriture. À ce pouvoir de création infini que possède tout les conteurs d’histoire.
Deborah Kaplan observe que « dans les livres de Diana Wynne Jones, les personnages capables d’écrire ou de raconter des histoires ont un pouvoir immense sur leur propre vie et sur la vie des autres. » Les sorts créés dans le roman témoignent de la force de la parole et de l’autosuggestion. Calcifer, artisan magique, déclare lui-même que « ces sorts sont essentiellement basés sur de la croyance » et que leur efficacité réside dans la superstition.
Ainsi Sophie se découvre le don de donner vie aux choses par la parole : en reprisant un costume, elle coud sans s’en rendre compte un sort d’attraction qui rend son porteur irrésistible ; en parlant à sa canne, elle en fait une baguette magique ; elle préserve la beauté des fleurs en leur murmurant des mots doux. À l’inverse, sa mauvaise humeur change ses plantes en des « choses molles, humides et brune » pourrissant dans un liquide pestilentiel et corrosif. Un pouvoir caché semblable à celui de l’écrivain qui fait naître un univers de la pointe de sa plume.
Jones semble influencée par la théorie de la déconstruction, mise au point par Jacques Derrida à la fin des années 60. Selon Derrida, le langage n’est pas stable et définit mais au contraire fluide et ambigu. Aucun concept n’existe sans cette instabilité. Aussi, l’idée d’identité n’est qu’une illusion puisque tout n’est que mouvement, il ne peut y avoir de vrai soi. Et donc l’identité – si tant est qu’elle soit forgée – peut être réinventée inlassablement. Voilà pourquoi, dans le roman, les personnages ont une telle facilité a changer de nom ou d’apparence. Rien n’est fixe car l’histoire, issue d’une écriture instable, peut toujours être modifiée.
« Les choses me tournent sans cesse dans la tête… Ou bien est-ce ma tête qui tourne autour des choses. »
HMC interroge sur le rôle de l’histoire et sur la place de la vérité dans un monde fictif, en particulier dans un univers de fantasy, si éloigné de la réalité. Jones y répond à travers l’honnêteté de Hurle qui avoue sa propre lâcheté tout en assumant son artificialité : « Je suis lâche. Le seul moyen pour moi de me lancer dans une affaire aussi effrayante, c’est de me dire que je n’irai pas ! » Nier l’artifice équivaut à rejeter l’art de la fiction. Il est nécessaire de faire appel à l’imaginaire pour affronter le monde réel.
Autre exemple de la métaphore littéraire, le pacte magique qui lie Hurle à Calcifer et qui évoque l’union entre un artiste et sa muse, ou, de façon plus réaliste, le contrat passé entre un écrivain et son éditeur (C. Mills). Les Steppes arides et stériles évoquent le syndrome de la page blanche dont souffre tout écrivain et la Sorcière qui y habite est un agent de destruction. Ainsi, la fantaisie de Jones célèbre la créativité qui repousse inlassablement les limites de l’imagination afin de permettre à chacun de s’épanouir en tant qu’individu. Selon Jones, « un livre pour enfants. . . est vraiment un modèle pour faire face à la vie » (C. Mills).
Où on se demande bien qui on est
Le choix des noms n’est jamais anodin et relève toujours d’une profonde réflexion sur l’identité. Nommer permet d’exister. Sans nom, l’individu disparaît. Ne pas révéler son véritable nom et le garder secret peut être une protection pour éviter de se faire voler une partie de soi (Eduardo Segura : 2017). Hayao Miyazaki l’a bien compris dans son film Le Voyage de Chihiro (2001) où les personnages se voient déposséder de leur identité par la sorcière Yubaba qui a dès lors tout pouvoir sur eux. Dans HMC, Jones cherche à révéler « la nature vulnérable et fracturée de l’identité » (Butler). Son écriture se concentre sur la déconstruction et l’incomplétude de l’identité, sur l’ambiguïté de l’être et sur la complexité de la personnalité humaine (F. Stenberg).
Sophie Chapelier est enchaînée à son nom de famille et à l’activité qui y est liée, tout comme elle est associée à la sagesse (qui vient avec l’âge). Son identité initiale est troublée car étouffée par son statut d’aînée et ses responsabilités de chapelière. À cela s’ajoute la transformation en femme âgée qui fragmente totalement l’identité de Sophie. Cette perte et le développement psychologique qui l’accompagne a été comparé aux étapes du deuil de Kübler-Ross et Kessler (2014) : (1) le déni, (2) la colère, (3) la négociation, (4) la dépression et (5) l’acceptation (San Juan Garcìa).
Sophie échappe d’abord au déni, tant sa propre vision d’elle-même est altérée. Peu sûre d’elle, elle se fond très facilement dans cette image de grand-mère qui lui est imposée, sans oser la contester ou la remplacer. Devenue vieille, son attitude évolue et Sophie se révèle telle qu’elle est vraiment : téméraire, obstinée et franche. Elle est en colère contre la Sorcière et Hurle mais surtout contre elle-même, et sombre dans le chagrin quand sa propre famille ne la reconnaît pas sous sa nouvelle apparence.
C’est Hurle qui lui permet de se confronter à ses faiblesses en lui répétant combien sa manie de se déprécier est « ridicule ! {…] C’est surtout que vous ne prenez jamais le temps de vous arrêtez pour réfléchir! » Car contrairement à Sophie, Hurle prend le risque de changer constamment d’identité, chose que Sophie n’assume pas : « Je me débrouille assez bien avec un nom simple. » C’est pourquoi Sophie, qui a déjà bien du mal à conserver son identité corporelle, ne change jamais de nom, préférant être désignée comme Tante ou Mamie Sophie (San Juan Garcìa). Hurle à lui seul incarne l’inconstance : toujours en vadrouille, il endosse de multiples rôles et modifie son physique comme la couleur de ses cheveux, ses habits et même son parfum qui n’a jamais la même fragrance.
« Tout se passe comme si, pensa-t-elle dans un vertige, l’homme assis devant moi et son statut de roi étaient deux choses différentes, mais qui occupaient la même place. »
L’identité des personnages est donc instable. Avec Sophie qui se fait voler 60 ans de sa vie tandis que ses sœurs échangent leur place, nom et apparence. On se déguise par le truchement de vêtements magiques, les hommes se transforment en chien, en chat, en épouvantail. Quand à la Sorcière, elle use de son pouvoir pour faire des « puzzles avec les gens », les démembrant par magie pour le reconstituer à sa convenance ou les transformer en plusieurs entités indépendantes.
À travers cette peinture de la nature complexe, multiforme et impossible de l’identité, Diana Wynne Jones fait passer un message à son lecteur. Pour ceux qui osent jouer avec les frontières de l’être, les possibilités du moi sont infinies. Il n’existe pas de réponses ou de fins précises car le sel de la vie réside dans l’incomplétude (F. Stenberg).
Où un poème s’incruste et fait de la magie
L’histoire assiste à l’intrusion curieuse d’un poème de John Donne (1572-1631), prédicateur anglais et poète métaphysique, adepte du conceit ou ‘figure de rhétorique’. Un homme de lettre dont le patronyme m’évoque ironiquement le pantonyme de John Doe, cette expression employée pour désignée une personne non identifiée, élément en harmonie avec le roman qui estompe les contours de l’identité. Ce poème, « Go and Catch a Falling Star« , est issu de notre monde réel. C’est une nouvelle référence littéraire de Jones qui « établit l’idée que les frontières de la vie ‘ordinaire’ sont perméables » (Wilcox).
Go and catch a falling star, / Va prendre l’étoile tombée
Get with child a mandrake root, / Et fais enfanter la mandragore, cette racine pure.
Tell me where all past years are, / Dis-moi où sont donc les années écoulées
Or who cleft the Devil’s foot. / Ou qui du diable le sabot fend.
Teach me to hear the mermaids singing, / Apprends-moi à entendre des sirènes le chant
Or to keep off envy’s stinging, / Ou à retenir de l’envie les morsures
And find / Et trouve céans
What wind / Quel bon vent
Serves to advance an honest mind. / Permet à l’esprit honnête d’aller de l’avant.
Il tombe par hasard entre les mains de Michael, chargé d’accomplir un sort et le plonge dans l’embarras. Le confondant avec un sortilège, Sophie et Michael tentent vainement de l’interpréter et de comprendre sa fonction magique. Tentatives infructueuses qui évoquent les interprétations littéraires d’amateurs qui ne saisissent pas le sens premier d’une œuvre. Il se révèle que ce poème n’est qu’un banal exercice de lecture destiné à un élève récalcitrant. Remis entre les mains de l’écolier, il devient un devoir scolaire sans valeur, preuve que la littérature se meurt dès lors qu’elle prend la forme d’un devoir.
La véritable puissance du poème se dévoile lorsqu’il est reconnu comme un texte détenant le pouvoir d’influencer la vie des personnes. En effet, la Sorcière l’utilise pour lancer une malédiction à Hurle. Chaque sonnet du poème devient une prédiction. À chaque fois qu’elles se réalisent, le sort se renforce jusqu’au sonnet final. Le symbolisme de l’étoile filante, qui est généralement assimilé à la mort, symbolise ici le pacte magique passé entre Hurle et Calcifer (S. Yasav).
Ce poème forme initialement une énigme pour le lecteur qui n’en comprend pas le sens. C’est un choix singulier de la part de l’auteur d’employer la poésie qui devient alors un « dispositif autoréférentiel intertextuel », soit un élément familier du lecteur puisque venu de son univers. De plus, il prouve combien le sens des mots peut être fluide car si au Pays de Galles, les vers du poèmes sont impossibles, dans l’univers d’Ingarie, ils peuvent se réaliser. Ainsi le poème peut parfaitement être utilisé par la Sorcière pour lancer une malédiction, renforçant sa puissance grâce au pouvoir infini de la littérature.
Où la boucle refuse de se boucler
Le roman se construit sur l’idée d’une mouvance constante (C. Mills), notion caractéristique de l’œuvre de Jones qui transpose dans ses récits postmodernes l’instabilité inhérente de l’époque contemporaine et permet ainsi à ses jeunes lecteurs d’affronter plus sereinement un monde à l’avenir incertain (Suzanne Rahn). C’est un témoignage de l’auteur envers son époque, celle d’une société en évolution permanente à travers des éléments mobiles et une localité qui oscille sans arrêt : du château qui se déplace au loquet de la porte qui s’ouvre sur un endroit différent à chaque direction (S. Yavaş).
D’ailleurs, HMC s’achève en pleine dynamique, l’histoire refusant de se clore et de se fermer sur un final définitif mais préférant une fin ouverte et ambiguë. En parlant de son union avec Sophie, Hurle déclare seulement : « Je pense que nous pouvons désormais vivre heureux. » Mais on ignore si cette possibilité va se réaliser, seulement que : « Sophie savais que rester avec lui serait sans doute plus mouvementé que dans n’importe quel conte, mais elle se sentait prête à essayer » (F. Stenberg).
Au final, Jones fait le choix d’un mélange hybride qui rejette les conventions patriarcales traditionnelles (« Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants ») sans adopter une inversion féministe totale (l’impétueuse Sophie se met quand même en couple). Le roman propose une hétérodoxie plus nuancée, focalisée sur l’instabilité : les deux héros admettent leur sentiments mais rien n’assure que leur union sera stable et durable (D. Rudd).
D’autant plus qu’aucun des personnages ne se remet en question. Imparfaits, ils acceptent leurs défauts et font avec (T. Najdert). Rompant avec les canons littéraires, ils restent fidèles à eux-mêmes : la caractérielle Sophie et le superficiel Hurle. Jones préserve la nature contrefaite de Hurle qui assume et conserve son artificialité : « Je n’ai jamais trop compris l’importance que les gens accordaient à ce qui est naturel. » marmonna le mage. Sophie constata qu’en fait, il n’avait pas changé. »
SOURCES :
- Eastwood, Robbins ; Elizabeth, Janet. Better and Happier and Freer than Before : Agency and Subversion of Genre in Diana Wynne Jones’s Howl’s Moving Castle, Castle in the Air, and House of Many Ways, University of British Columbia, Faculty of Graduate and Postdoctoral Studies in Children’s Literature, Vancouver, 2014
- Lovell-Smith, Rose. Kierkegaard’s Repetition and the Reading Pleasures of Repetition in Diana Wynne Jones’s Howl’s Moving Castle Series, Seriality and Texts for Young People, Critical Approaches to Children Literature, Plagrave Macmillan, London, 2014
- Martin, Derek. Individuation in Miyazaki’s »Howl’s Moving Castle » (2004), Saybrook University, 2015
- Mendlesohn, Farah. Diana Wynne Jones : The Fantastic Tradition and Children’s Literature, Routledge, Taylor & Francis Group, NY, Oxon, 2005
- Mills, Claudia. « Bringing Things to Life by Talking to Them » : The Creative Power of Story in Howl’s Moving Castle, University of Colorado, Boulder,
- Najdert, Tihana. The Elements of Fairy Tale and the Atypical Transformation of Protagonists in Diana Wynne Jones’s Howl’s Moving Castle, Josip Juraj Strossmayer University of Osijek, Faculty of Humanities and Social Sciences, 2019
- Napier, Susan J. Anime from Akira to Howl’s Moving Castle : Experiencing Contemporary Japanese Animation, St. Martin’s Press, NY, (2001) 2005
- Ratnanggana Ausiyyah Mustika, Perwita. Sophie’s Defense Mechanism in Her Struggle to Break the Curse in Diana Wynne Jones’s Howl’s Moving Castle, Diponegoro University, Faculty of Humanities, 2015
- Rudd, David. « Building Castles in the Air : (De)Construction in Howl’s Moving Castle », Journal of the Fantastic in the Arts, Pocatello, vol 21, n°2, 2010
- San Juan Garcìa, Beatriz. Maturing the Old : Sophie’s Journey towards Self-Recognition in Howl’s Moving Castle by Diana Wynne Jones, Universidad del Paìs Vasco, Facultad de Letras, 2016-2017
- Smith, Lindsay. « War, Wizards, and Words : Transformative Adaptation and Transformed Meanings in Howl’s Moving Castle« , The Projector, Bowling Green, vol 11, n°1, pp. 36-56, 2011
- Stenberg, Felicia. A Liminal Existence, Literally : A Deconstruction of Identity in Diana Wynne Jones’s Howl’s Moving Castle, Södertörn University, School of Culture and Education, Stockholm, 2018
- Wilson, Carl ; T. Wilson, Garrath. « Taoism, Shintoism, and the Ethics of Technology:An Ecocritical Review of Howl’s Moving Castle », Resilience : A Journal of the Environmental, Humanities, University of Nebraska Press, Vol 2, n°3, pp. 189-194, 2015
- Yavaş, Seda. « Diana Wynne Jones’s Howl’s Moving Castle (1986) or The Story of a New Mythology », Journal of History Culture and Art Research, Karabuk University, Vol 4, n°3, 2015