Diana Wynne Jones – Le Château de Hurle

Insaisissables identités

Diana Wynne Jones est née le 16 août 1934 à Londres et morte le 26 mars 2011. Aînée d’une fratrie de trois filles, elle souffre de négligence parentale, accentuée par la sévérité d’un père avare. Elle ne bénéficie donc pas d’une riche formation littéraire, se contentant d’ouvrages classiques sur la mythologie antique ou de recueils de contes populaires. Fuyant les conflits de la Seconde Guerre Mondiale, sa famille emménage au Pays de Galles avant de s’installer dans le Lake District. Jones devient ainsi la voisine d’Arthur Ransome et de Bellatrix Potter. En 1942, la fillette de 8 ans qui enchante ses sœurs d’histoires inventées rêve de devenir écrivaine. Et en 1946, après avoir surmonté sa dyslexie, elle rédige son premier livre Récit de dix exercices.

Devenue étudiante en lettres à l’Université d’Oxford, elle suit les cours de grands noms de la littérature fantastique tels que J.R.R Tolkien (Lord of the Rings) ou C.S Lewis (Chronicles of Narnia). Forte de cet enseignement, elle forge son propre style et débute sa carrière d’écrivain dans les années 60. Conteuse proche de l’univers des enfants, elle aime se rendre dans les écoles et faire des conférences pour ses jeunes lecteurs. Lors d’une rencontre dans les Midlands, un jeune garçon lui suggère d’écrire un livre intitulé « Le château mouvant. »

C’est chose faite en 1986 à New York où elle publie Howl’s Moving Castle, premier tome d’une trilogie comprenant Castle in the Air (1990) et House of Many Ways (2008). Le Château de Hurle reçoit un bon accueil et se retrouve finalise du Prix du livre Boston Globe-Horn en 1986 avant de tomber dans l’oubli. Ce classique refait surface grâce au succès de son adaptation japonaise Le Château ambulant (ハウルの動く城 Hauru no ugoku shiro) réalisée par Hayao Miyazaki en 2004.

*** Petit disclamer : pour faciliter la lecture de l’article, je vais abréger le titre du Château de Hurle en HMC (Howl’s Moving Castle) ; de la même façon, je désignerai Diana Wynne Jones par Jones ***

*** I really wanna thanks the wonderful artists for their generosity to let me use their work to illustrate this article : Natasha Oltarzhevskaya and Brianne Neumann 🙂 ***

Marie-Alice Harel, La superbe couverture de Howl’s Moving Castle, The Folio Society, 2019

Où Sophie parle à des chapeaux

« Au pays d’Ingarie, où existaient réellement des choses telles que les bottes de sept lieues et les capes d’invisibilité, il était malvenu d’être l’aînée d’une famille de trois. Chacun savait qu’il serait le premier à échouer – voire pire – si toute la fratrie tentait de faire fortune. »

L’histoire met en scène Sophie Chapelier, première née d’une famille tenant une boutique de chapeau à Marché-aux-Copeaux / Market Chipping, dans le pays magique d’Ingarie. Jeune fille studieuse mais timide, elle est persuadée qu’être l’aînée la condamne à un destin médiocre : « Sophie était la plus studieuse. Elle lisait énormément, et compris bien vite qu’elle avait fort peu de chances d’avoir un avenir très intéressant. »

Les rumeurs courent dans la région. Celle de la Sorcière des Steppes qui a terrorisé le pays 50 ans auparavant et dont « on racontait qu’elle avait menacé la fille du roi » et fait disparaître le mage royal Soliman. On parle aussi de cet « immense château couleur de suie apparut dans les collines entourant Marché-aux-Copeaux, crachant de la fumée noires par ses quatre longues tourelles. » La demeure du mage Hurle qui était « connu pour s’amuser en capturant des jeunes filles avant de boire leur âmes. Ou de dévorer leur cœur, disaient certains. C’était un sorcier dénué de sentiment, un être froid, et nulle jeune fille n’était en sécurité si elle se promenait seule. »

Sophie s’en moque, elle se trouve bien trop insipide pour attirer l’attention de qui que ce soit. Le jour du 1er Mai, jour de célébration, elle se décide enfin à rendre visite à sa sœur. La jeune femme à la modeste robe grise se trouve vite submergée par les fêtards  : « Sophie avait l’impression de s’être transformée en vieille femme, ou en semi-invalide, à force de rester assise à coudre pendant des mois. » Et « quand un jeune homme portant un incroyable costume bleu et argent la repéra et décida de l’accoster elle aussi, elle se pelotonna dans l’entrée d’une boutique et tenta de se cacher. » La « petite souris grise », toute apeurée, fait rire de pitié l’homme parfumé de jacinthes, qui lui propose gentiment de l’escorter. Sophie confuse et honteuse, refuse et s’enfuit.

Elle ne le sait pas encore, mais cette rencontre fortuite sera déterminante dans sa vie. Car Sophie attire malgré elle le courroux de la Sorcière des Steppes. Et cette dernière décide de la punir d’avoir osé se mêler de ce qui lui appartient : elle lui jette un sort informulé et invisible dont la pauvre victime ne pourra parler à personne. Voilà Sophie changée … en vieille femme. Elle quitte alors son foyer et tente sa chance au château du magicien, le pensant capable de briser sa malédiction.

Dans la bâtisse irrégulière et « incroyablement sale », Sophie fait la rencontre de ses habitants : Michael Matelot, « un garçon plus grand d’une tête que Sophie, mais presque un enfant encore », « brun, avec un visage plaisant et ouvert, habillé de façon respectable », orphelin sans le sou qui s’est réfugié chez Hurle pour devenir son apprenti. Elle fait aussi la connaissance de Calcifer, un démon du feu au service de Hurle qui occupe la cheminée et qui lui propose un pacte : « Je romprai ton charme si tu acceptes de détruire le contrat qui me lie. » Sophie se résout à rester comme femme de ménage et de fureter pour dénicher le secret du magicien.

« Sophie se toucha la figure […]. Elle sentit les rides douces à consistance de cuir. Elle regarda ses mains. Elles aussi étaient ridées et fines, avec de grosses veines sur le dos et des articulations enflées. Elle releva sa robe grise sur ses jambes et contempla ses chevilles maigres et décrépites, et ses pieds qui avaient fait gonfler ses chaussures. Ses membres semblaient appartenir à une vieillarde de 90 ans, et tout cela avait l’air réel. »

Jeune Sophie et ses chapeaux ; Vieille Sophie rencontre Hurle. Marie-Alice Harel/Folio Society 2019

Où Sophie devient madame « Mêle-Tout »

Comme son nom de famille l’indique, Sophie Chapelier (Hatter en anglais) est l’héritière d’un commerce de chapeaux. Un patronyme qui lui colle à la peau, la laissant incapable de développer son identité propre tant son rôle de chapelière détermine sa vie (San Juan Garcìa). Fragilisée par son manque de confiance en elle, Sophie se persuade que son destin est lié à la chapellerie, d’autant plus qu’elle manifeste un talent inné pour la confection textile : « Elle était très habile avec son aiguille » ; « Elle était douée pour ça. Elle aimait même cette tâche. Mais elle se entait isolée et s’ennuyait un peu. »

« Elle était à deux doigts de quitter la maison pour s’en aller chercher fortune, mais se souvint qu’elle était l’aînée, et que ce serait donc inutile. Elle reprit alors son ouvrage en soupirant. »

La sage et réservée Sophie, dont le nom est issu du grec sophia, incarne la maturité et la sagesse. Obéissante, elle accepte sans discuter de reprendre la boutique et se résigne à un avenir écrit à l’avance, étouffant ses propres aspirations. Jeune femme introvertie et consciencieuse, elle passe ses journées à l’intérieur, dissimulant sa propre identité sous une apparence morne et effacée. Elle est si solitaire que sa seule distraction réside en des conversations avec ses chapeaux (San Juan Garcìa). Vieille avant l’âge, elle croit son avenir écrit à l’avance comme une vérité intangible. C’est de cette fragilité inhérente dont va profiter la Sorcière des Steppes. En puisant dans sa peur inconsciente d’être l’aînée et de rater sa vie, la Sorcière forge sa malédiction et change Sophie en vieille femme.

« Ne t’en fais pas, vieille chose, dit Sophie à cette triste figure. Tu as l’air en bonne santé. Et ça ressemble beaucoup plus à ce que tu es au fond de toi. »

Pourtant, cette transformation physique va permettre à Sophie de vivre une intense évolution psychologique et de trouver sa vraie identité (Webb : 2010). Au cours du processus, elle passe d’une jeune fille discrète, portant inlassablement des tenues ternes et grises, à une vieillarde bavarde et bravache. Avec sa métamorphose corporelle, sa personnalité s’affirme. On découvre alors la vraie Sophie, une personne capable de sortir des jurons « que ni les vieilles dames ni les jeunes filles ne sont censées connaître », possédant une « férocité » à même de faire plier Calcifer et Michael qui finissent par l’accepter « comme on subit un désastre naturel. » Tout en préservant sa gentillesse, elle gagne en assurance et se montre têtue, combative et intelligente (Ratnanggana Ausiyyah Mustika).

Analysée du point de vue féministe, la métamorphose de Sophie devient un moyen de perturber la « domination du regard masculin » afin que Sophie « puisse voir le patriarcat et ses machinations avec une impunité relative » (Rudd). Elle s’accommode avec aisance de sa malédiction car la vieillesse la libère de sa vie sans saveur, des attentes sociales et de la pression de ses pairs : « En tant que vieille femme, elle se fichait assez de ce qu’elle pouvait dire ou faire. Cela lui sembla être un grand soulagement, une libération » (F. Stenberg). Tans et si bien que Hurle, ne parvenant pas à annuler le sort, déclare : « J’en suis venu à la conclusion que vous aimiez ce déguisement. »

De plus, la Sophie femme de ménage, qui se présente comme « la meilleure et la plus propre des sorcières en Ingarie », inverse le stéréotype traditionnel des contes de fées de la domesticité servile. Son pouvoir se révèle dans les activités domestiques et Sophie se révèle un puissant personnage au sein de son foyer, à l’image d’une Mère Oie, fileuse de contes et influente (Rudd). Jones fait le choix audacieux de présenter la maturité et ses contraintes de façon positive.

« Vous êtes une vieille dame terriblement indiscrète, horriblement autoritaire et épouvantablement propre. Contrôlez-vous. Vous nous persécutez tous. »

Anti-héroïne atypique, Sophie possède une personnalité très particulière. En effet, face à tout les bouleversements de sa vie, aussi désagréables soient-ils, elle fait preuve d’une attitude passive et d’un pragmatisme inhabituel ; ce qui lui donne la capacité de remplacer aisément la peur par un courage nonchalant. Stoïque jusqu’au ridicule, elle tend à rationaliser les choses qu’elle n’accepte pas via un mécanisme de défense qui déploie une logique tordue : « Je ne pense pas que les loups iraient me manger. Je dois être trop dure et trop sèche. C’est réconfortant. » (Ratnanggana Ausiyyah Mustika).

Quelque peu dépressive, Sophie blâme continuellement le destin de ses échecs. Se sentant hideuse face aux jeunes et jolies conquêtes du sorcier, elle refuse d’admettre ses sentiments pour Hurle et préfère se persuader qu’il en aime une autre. Elle se dévalue, refusant d’y croire : « Absurde ! Hurle est non seulement sans cœur, mais également impossible ! Et puis… Je suis une vieille femme. » Elle tente de se convaincre que son inclination résulte du charme brodé dans les vêtements du mage : « Oh, maudit soit cet habit gris et écarlate ! dit-elle. Je refuse de croire que je me suis fait avoir ! » Et elle se rassure : « De tout façon, murmura-t-elle avec soulagement, Hurle ne m’aime pas ! »

Hurle recueille l’étoile filante Calcifer ; Sophie face à Mme Scrolufaire. Marie-Alice Harel/Folio Society 2019

Où apparaît le terrible mage Hurle

Le renommé mage Hurle, de son vrai nom Howell dérivé de l’écossais Hywel (‘éminent’, ‘proéminent’) est le propriétaire du château ambulant. Dans l’ancienne traduction française de 2005 traduite par Anne Crichton, il se nomme Hubert Berlu. Dans la version originale anglaise, son nom Howl évoque le hurlement bestial du loup et une sauvagerie en lien avec sa réputation de séducteur sanguinaire. C’est un individu aux lignes floues qui se présente au début du roman comme un antagoniste puis comme un personnage auxiliaire avant de devenir un héros principal (T. Najdert). Il forme avec Sophie le duo dynamique de l’histoire autour duquel gravitent une galerie de personnages secondaires.

Jones décrit Hurle comme « un beau spécimen », « un grand jeune homme à l’habit flamboyant de bleu et d’argent », « des cheveux blonds à la coiffure élaborée », aux « yeux verts emplis de curiosité » et au « long visage anguleux. » C’est un dandy énigmatique, « un voyou sans principes, fuyant, aux paroles de miel et à l’esprit brillant. » Bellâtre volage et inconstant, il passe son temps à faire la cour aux jolies filles et à fuir leur « tantes furieuses » : « Ce qui lui plaît, c’est de voir la fille tomber amoureuse de lui. Ensuite, il s’en désintéresse. »

« Vous ne parviendrez jamais à le cerner.[…] Il déteste être compris, et qu’on lui colle une étiquette »

Insaisissable, « il adore les noms d’emprunt et aime prétendre exercer des professions diverses. » Rejetant son nom réel, il se réinvente constamment. Dans la ville de Kingsbury, il porte le nom de famille « Pendragon » (qui évoque Uther Pendragon, le père du renommée roi Arthur) ; tandis que dans la cité portuaire de Porthaven, il se prénomme « Jenkins ». Marqué du sceau de l’inconstance, il vadrouille de façon perpétuelle et se délecte de cette ambiguïté qui lui permet de rejeter les responsabilité et de vivre une existence intermédiaire (F. Stenberg) : « J’ai atteint ce stade de ma carrière où il me faut impressionner tout le monde par ma puissance et ma méchanceté. Je ne puis me permettre que le roi pense du bien de moi. Et l’an passé, j’ai offensé des gens très puissants, et je dois m’en tenir à l’écart. »

Au fond, Hurle est un jeune homme en quête de reconnaissance, craintif et secret ; insatisfait de son moi réel, un « homme si banal, aux cheveux couleurs de boue. » Sa vanité excessive est un bouclier qui fait rempart à son insécurité. En cultivant ses charmes avec des filtres, des parfums et des vêtements précieux, Hurle renverse la masculinité traditionnelle. Il est un personnage hybride, entre le masculin et le féminin, qui utilise son apparence changeante comme un moyen de protection. Étant séparé de son cœur et donc de ses émotions profondes, Hurle ne croit qu’en la surface extérieure des choses. Si cette surface est mise à nue ou corrompue, il panique et déprime. Quand il réalise que ses potions pour cheveux l’on rendu roux après un nettoyage de Sophie, il slime et se couvre d’une substance verte gluante (F. Stenberg).

« Il revinrent à la maison du mage, un petit bâtiment ordinaire et un peu tordu que Sophie n’aurait pas reconnu en arrivant si Michael ne l’avait pas accompagnée. Le jeune homme ouvrit avec précaution la petite porte misérable. À l’intérieur, Hurle était encore assis sur le tabouret, dans une attitude de profond désespoir. Et il était couvert des pieds à la tête d’une sorte de mucus verdâtre. »

Hurle est un étranger qui vient d’un lieu « très très lointain » qui a l’air « au delà de la lune. » En effet, cet ancien jouer de rugby, natif du Pays de Galles, est un réfugié issu du monde réel ordinaire. Sa personnalité créative et son goût pour la recherche ne semble pas convenir à la normalité de notre réalité. Hurle est rejeté par ses proches qui le traitent de bon à rien, vêtu de nippes au lieu d’un « beau costume » à l’air respectable. Il est méprisé par sa sœur qui lui reproche ses choix de vie et qui tente d’effacer son existence en vendant ses effets personnels  : « Tu ne fais rien, tu as perdu ton temps à l’université, tu as gâché les sacrifices des autres et ton argent… » Une famille distante mais qu’il ne quitte pas tout à fait, maintenant un passage ouvert et donc une faille à la merci de ses ennemis.

La relation entre Hurle et Sophie est une répétition d’insultes et de moqueries qui évolue progressivement. Lui qui connaît sa vraie nature (celle d’une « très jolie fille rencontrée le 1er Mai ») cache son affection et ne cesse de la taquiner en la traitant de « vieille fouine », « vieille chose hyperactive », « semeuse de chaos », « madame Mêle-Tout », « madame Fureteuse », « madame Savant Fou » pour finir par « cette idiote de Sophie. » Sophie, bien moins disposée à son égard, le qualifie de « glissant » et de « fuyard », aveuglée par ses préjugés : « Je peux nettoyer toute la crasse de cet endroit, jeune homme, même si je ne suis pas capable de nettoyer votre cœur de sa méchanceté. »

« Il est volage, imprudent, égoïste et hystérique, dit-elle. La moitié du temps, j’ai l’impression qu’il se fiche bien des conséquences tant que lui s’en tire, puis je découvre à quel point il a été bon envers quelqu’un. Je crois parfois qu’il n’est bon que quand ça l’arrange, puis j’apprends qu’il fait payer aux pauvres un prix dérisoire. Je ne sais pas, Votre Majesté. Il est… tellement compliqué. »

Il faut attendre l’ultime chapitre pour voir les deux héros avouer leur inclination. Et c’est un Hurle dépenaillé qui vole au secours d’une Sophie éberluée : « La lumière crue venant de l’ouverture montrait un Hurle qui n’avait pas pris le temps de faire sa toilette avant de venir. Il n’était ni rasé ni peigné. » Acte d’amour pour Hurle qui passait toujours des heures dans sa salle de bain à s’apprêter : « Le jour où il oubliera de faire ça, je pense qu’il sera vraiment amoureux », déclarait Michael.

De gauche à droite : Tania Yakunova (Kiev, Ukraine) ; Marina Evlanova (Moscou, Russia) ; Yijing Li (London, UK). source

Où il est question de magie

Le château ambulant représente la psyché de Hurle : une bâtisse à « l’air bancal » qui semble sur le point de s’écrouler « séance tenante. » Mais il ne s’agit que d’une illusion dont l’extérieur semble immense alors que « l’intérieur ne contient que quelques pièces. » Un refuge aussi fragile qu’instable à l’image de son hôte qui ne cesse de vagabonder. Ce château possède d’ailleurs une particularité : une porte magique « surmontée d’un gros bouton carré, en bois, fixé au linteau, chacun de ses côtés étant marqué d’une touche de peinture. » Une porte multi-dimensionnelle dont chaque couleurs mènent à un lieu différent.

« Ce qui rendait la chose plus terrifiante encore, c’était que le château ne restait pas en place. Parfois, il apparaissait comme une grande tache noire sur les landes du nord-ouest, parfois il surplombait les rocailles de l’est, et parfois il descendait la colline pour se poser sur les bruyères, tout juste au delà de la dernière ferme, au nord. On pouvait même le voir bouger, de temps en temps, vomissant par ses tourelles des fumerolles grisâtres et sales. »

Le château est aussi l’œuvre de Calcifer qui le maintient et le fait avancer. Le démon du feu est la source de la magie de Hurle et influence l’apparence du lieu qui ressemble à « l’intérieur d’un conduit de cheminée. » Cloué au foyer, il est prisonnier du château qu’il anime, incapable de se déplacer hors de l’âtre. Cacifer présente un « visage dans les flammes bleues et vertes, avec une bouches violette et des yeux rougeoyants », et une voix rocailleuse « pleine de crachotis et vrombissements du bois en train de brûler. »

Les démons du feu sont en réalité des étoiles filantes tombées du ciel, vouées à s’étioler et à mourir. Hurle propose à Calcifer de le « garder en vie comme vivent les humains » et lui confie son « cœur tout tendre », ce qui le condamne à ne plus ressentir les émotions : « J’ai pris sur moi de passer un pacte, il y a des années. Et je sais que je ne pourrai plus jamais aimer quelqu’un correctement. » Lui et la « vieille face bleue » ont fondé un lien de confiance. Conscients du danger que représente cet enchaînement magique qui ronge l’humanité, il tentent de s’en défaire (Lucyk).

Malgré son « air extraordinairement malfaisant », Cacifer est un gentil démon qui partage le cœur de Hurle. La capacité de Sophie de stopper le château à une profonde signification : Hurle lui ouvre littéralement son cœur pour la laisser entrer. C’est à travers Calcifer, qui s’attache très vite à Sophie, que l’affection du sorcier se traduit. Seule Sophie est capable de les libérer du pacte qui les enchaînent : « Sophie pouvait sentir entre ses doigts la masse sombre du cœur du Hurle, qui battait très faiblement. Il l’avait offert à Calcifer : c’était sa part du contrat, pour maintenir le démon en vie. Il devait vraiment se sentir désolé pour la petite créature, mais c’était stupide de sa part d’avoir fait ça ! »

« Ces créatures ne comprennent pas le bien ni le mal, mais il est possible de les acheter par un pacte, pour peu que l’humain offre une chose de valeur, un élément que nous sommes seuls à posséder. Cela prolonge leur vie à tous deux, et le magicien ajoute cette puissance à la sienne. »

Les démons du feu sont donc des auxiliaires magiques puissants et dangereux. La grande antagoniste de l’histoire, la Sorcière des Steppes (ou Sorcière du Désert), s’est laissée corrompre par son démon du feu. Cette magicienne centenaire qui dissimule son âge véritable derrière un visage « méticuleusement beau » est rancunière et cruelle. Elle terrorise le pays et élimine tous ceux qui tente de la contrer en utilisant une magie « qui se sert de ce qui existe déjà pour le retourner et en faire une malédiction. » Son charisme a charmé Hurle qui s’est entiché d’elle avant de s’en détourner. Abandon qui a enragé la dame qui « a promis de [le] faire frire tout vif et [lui] a envoyé une malédiction. » Il tente de lui échapper depuis : « Si je suis parvenu à l’éviter, c’est uniquement parce que j’ai eu la bonne idée de lui donner un faux nom. »

« La cliente la plus majestueuse qu’elle eût jamais vue entra, une étole couleur sable pendant entre ses coudes, et des diamants parsèment sa robe d’un noir profond. »

La confrontation entre les deux mages donne lieu à une « tempête de magie » où les adversaires s’affrontent sous la forme d’un « caillot de magie », « d’un nœud de vipères brumeuses et sauvages », de nuages sombres, puis de monstres effrayants et de boules de feu. Hurle et la Sorcière des Steppes sont aussi doués et puissants l’un que l’autre, mais « il semblerait que les plus talentueux soient plus susceptibles de ne pas résister à leur propre intelligence. Il en résulte un défaut fatal qui les entraîne lentement vers le mal. » La Sorcière s’est peu à peu laissée dévorée par son démon du feu et en a perdu le contrôle.

De gauche à droite : Rebecca Dennis (Boughton under Blean, UK) ; Iona Darroch (Worcester, UK) source

Où il est question de métafiction

Le roman est méta-fictionnel, c’est à dire qu’il ne cesse de faire référence à son statut d’œuvre de fiction. Avec une certaine ironie, le récit s’amuse de la frontière ténue qui sépare la fiction de la réalité. Les personnages eux-mêmes sont conscients de vivre dans un monde de conte de fées avec ses codes et ses clichés, et notamment Sophie qui en nourrit une véritable angoisse : « Je pense que c’est surtout le fait d’être l’aînée. Regardez-moi ! Je suis partie chercher fortune, et me voici revenue à mon point de départ, mais vieille comme les collines ! » (C. Mills).

Jones fait aussi appel au concept d’intertextualité de Julia Kristeva (1966) selon lequel tout texte existant fait référence à des textes antérieurs. Nulle œuvre n’existe de façon autonome car elle s’inscrit dans la continuité de l’histoire littéraire (J. Culler). À ce titre, Jones n’hésite pas à jouer avec le lecteur, faisant appel à ses connaissances littéraires pour contester et modifier les codes classiques des contes ou en faisant référence à des textes universellement connus (T. Najdert).

Dans le château, Sophie passe un accord avec le démon du feu Calcifer (pacte qui évoque celui du docteur Faust de Christopher Marlowe, homme qui vend son âme au diable pour le pouvoir, le plaisir et la connaissance (S. Yavas). On retrouve aussi ces éléments intertextuels quant Hurle, tenant un crâne magique, cite Hamlet de William Shakespeare, ou encore lorsqu’il fait une allusion évidente à Alice au Pays des Merveilles de Lewis Caroll en ironisant : « Nous ne pouvons pas tous être des chapeliers fous. » Ces références sont autant de clins d’œil textuels disséminés par l’intermédiaire du personnage de Hurle, lui-même originaire de notre monde.

Autre œuvre majeure citée  : Le Magicien d’Oz (The Wonderful Wizard of Oz) de l’américain Lyman Frank Baum publié en 1900. On retrouve des éléments similaires comme la rencontre avec un épouvantail animé à qui les deux héroïnes viennent en aide, mais aussi la présence d’un chien perturbateur : le petit Toto de Dorothy qui s’attire les foudre de l’acariâtre Miss Gulch et l’homme-chien qui pousse malgré lui la Sorcière à maudire Sophie. Sophie comme Dorothy possède un caractère calme et pratique : elle installe « méticuleusement le panneau « Fermé », s’emmitoufle dans son châle « comme le faisaient les dames âgées », prend « sa bourse avec quelques sous dedans, ainsi qu’un morceau de pain et de fromage » avant de démarrer sa quête (Bar-Hillel). Fait singulier, Dorothy avec sa robe bleue est la seule tâche de couleur dans son univers morne ; à l’inverse, Sophie se pare d’un gris incolore au sein d’une ville festive et colorée.

La méchante Sorcière des Steppes, The Witch of Waste en anglais, est une citation à peine déguisée de la Sorcière de l’Ouest, The Wicth of the West. Son nom est un jeu de mot avec West ‘ouest’ et Waste ‘déchet’, ‘gâcher’. Hurle, quant à lui, revêt l’apparence de plusieurs personnages : comme l’Homme de fer, il n’a pas de cœur ; comme le Lion, il est fort mais lâche ; comme l’Épouvantail, il semble incapable d’éloigner les oiseaux de mauvais augure ; et comme le Magicien d’Oz, il joue sur son apparence et sa réputation. Il est aussi un exilé qui a fuit son monde initial, à l’instar de Dorothy qui a quitté son Kansas natal pour n’y revenir qu’en de rares occasions (Zipes).

Tous ces protagonistes vivent dans un monde magique peuplé de femmes puissantes : les sorcières des quatre directions cardinales ainsi que Dorothy au pays d’Oz ; l’intimidante Mrs. Scrofulaire / Pentstemmon dont Hurle fut l’élève, la chaleureuse Mme Blondin / Fairfax devenue magicienne, les charmantes Lettie et Martha bien décidées à vivre comme elles l’entendent, l’ambitieuse Sorcière des Steppes, et Sophie dans le pays d’Ingarie.

Natasha Oltarzhevskaya (Moscow, Russia) 2018 on Beyance.net

Où la fantaisie se renouvelle

Diana Wynne Jones est l’autrice prolifique d’une quarantaine de livres, traduits et lus à travers le monde. Un succès dû à son écriture avant-gardiste qui rompt avec les règles imposées à la littérature pour enfants et à son univers original. En effet, Jones conçoit la fantaisie (de l’anglais fantasy) comme un moyen de développer l’imagination et de mûrir en tant qu’individu. Dans Reflections: On the Magic of Writing (2012), elle écrit : « Cela [l’imagination] signifie réfléchir aux choses, les résoudre ou espérer le faire, et être juste assez éloigné pour pouvoir rire de choses qui sont normalement douloureuses.« 

La fantaisie, bien plus que la science-fiction ou l’horreur, fut longtemps perçue avec condescendance comme un genre mineur destiné aux enfants (Cruz et Pollock). Selon L’Encyclopedia of Fantasy, elle se définit comme « un récit auto-cohérent » : un récit impossible dans notre monde mais qui paraît tout à fait probable dans l’univers où il s’inscrit. Contrairement au genre fantastique, qui met en scène l’intrusion du surnaturel dans le monde réel, la fantaisie incorpore le merveilleux dans un univers imaginaire où l’existence de la magie n’est pas remise en question (A. Besson). Ainsi, Ingarie est un monde où les choses magiques « existent réellement. »

Le genre de la fantasy peut être catégorisé en plusieurs types : l’Animal Fantasy (monde d’animaux anthropomorphes), la Toy Fantasy (monde où les jouets prennent vie), le Enchanted Journey / Magical (le héros pars du monde réel et entame un voyage dans autre monde où se passe des choses incroyables) dit aussi ‘quête-portail‘, l’Epic Fantasy – le plus étudié et exploité – (une quête dans le but de vaincre l’adversité). S’y ajoute l’Immesive Fantasy (un récit produit directement dans le monde alternatif où le personnage principal donne au lecteur les clefs de compréhension), et parfois la Science-Fiction (qui emploie les principes et théories scientifiques pour imaginer des situations où ils pourraient être utilisés (Russell : 2014).

Jones est en rupture totale avec le style victorien qui faisait toujours figure d’autorité dans les années 1970 à 1990. On considérait alors la littérature comme investie d’une mission moralisatrice et les récits étaient artificiellement modifiés afin de se calquer sur l’expérience du lecteur (Gaiman ; San Juan Garcìa). Ainsi les personnages vivaient des difficultés similaires à celles du lecteur et de son époque, affrontant des adultes imparfaits qui subissaient une punition méritée à la fin du livre. Notion que Jones a refusé, préférant faire de la lecture imaginaire une expérience agréable, éloignée des trivialités maussades du quotidien mais comprenant des personnages plausibles aux comportements nuancés.

« Il y a des moments où la vie quotidienne fait écho ou incarne des histoires traditionnelles. Celles-ci sont plus fréquentes que la plupart des gens ne le pensent. Quiconque ne le croit pas devrait se demander à quelle fréquence il s’est senti comme Cendrillon »

Diana Wynne Jones

Le genre de la fantaisie fut longtemps associé à l’enfance et une règle tacite sous-entendait que seuls les plus jeunes pouvaient entrer dans le monde littéraire de l’imaginaire. Cette idée fut transmise par des œuvres fleuves comme Les Aventures d’Alice au Pays des Merveilles de Lewis Carrol, Peter Pan de Barrie (1904) ou encore les Chronicles of Narnia de C. S. Lewis. Des histoires où l’entrée dans l’âge adulte sonnait le glas de la magie et de l’innocence. Pour cette raison, les auteurs avaient tendance à donner un âge à leurs personnages ; choix rejeté par Jones qui préfère omettre volontairement l’âge des ses héros pour rendre son histoire universelle. Ou dans le cas de HMC, de jouer allègrement avec l’âge et le temps.

Sous l’influence de l’œuvre de Tolkien, le genre fantastique s’est vu associé à certaines caractéristiques perçues comme obligatoires par les éditeurs. Les livres trop éloignés du canon, tels ceux mélangeant des éléments de science-fiction et de fantaisie, furent considérés comme inappropriés. Jones soulignait elle-même le problème : « Ce que les gens ont trouvé dans les histoires précédentes est utilisé pour gouverner ce qui devrait être dans les histoires à venir. » C’est donc dans l’espace encore libre de la littérature pour enfants et adolescents que la créativité de Jones a trouvé un terrain d’expression favorable.

Une fantaisie originale qui s’inscrit dans la banalité du quotidien. Plus qu’une épopée héroïque, HMC n’est qu’une succession de problèmes insignifiants et d’activités domestiques (préparation du repas, nettoyage, reprisage de costumes, rhume bougon de Hurle) dans un monde fantastique, ce qui crée un décalage amusant et incongru. C’est une façon simple et efficace d’aborder des problématiques sociales plus vastes et complexes tel que l’affirmation de soi et la prise d’indépendance à travers la description des relations tempétueuses des uns et des autres (C.E. Wilcox).

Natasha Oltarzhevskaya (Moscow, Russia) 2018 on Beyance.net

Où il est question de transgression et d’anticonformisme

Irritée par la classification des genres littéraires, Jones déclarait dans une interview : « Je ne vois pas pourquoi quelque chose devrait être la propriété exclusive d’un type de livre et non d’un autre » / “[g]enre, and talk of genre, irritates the hell out of me, actually. I do not see why something should be the sole property of one type of book and not of another” (Butler). Adepte de la flexibilité, son style s’inscrit aussi bien dans la fantaisie que dans la science-fiction car le genre dépend avant tout du contexte de l’histoire. Ainsi, HMC peut être définit comme un récit de fantaisie immersive capable de « contenir n’importe quelle intrigue » (F. Mendlesohn).

Le roman possède la particularité de comporter des éléments hybrides comme la présence d’objets magiques classique des contes (bottes de sept lieues, capes d’invisibilité ou de métamorphose) et des objets ordinaires de notre futur réel (télévision, jeu vidéo, voiture). Le lecteur redécouvre les accessoires du quotidien qui deviennent magiques par inversion comique (S. Yavaş). À travers les yeux de Sophie, les ordinateurs sont des « boîtes magiques » avec une « paroi de verre » qui montre « des écritures et des diagrammes plus que des images » et la télévision diffuse des « voix émanaient d’images magiques, mouvantes et en couleurs, à l’avant d’une grande boîte rectangulaire. »

Hurle, qui est natif du pays de Galles, peut être perçu comme un voyageur inter-espace venu du futur, créateur d’une porte à dimensions multiples. On ne sait d’ailleurs pas comment il a découvert le moyen de traverser la frontière entre les mondes, mais ce jeune homme fragile semble avoir trouvé en Ingarie un refuge à l’âpreté du monde réel. Devenu un sorcier craint et respecté, celui qui ne trouvait pas sa place dans la vie poursuit son errance identitaire en se cachant derrière de multiples identités, preuve de son instabilité émotionnelle. Cette inconstance est similaire à celle de la société contemporaine, en proie à des bouleversements déstabilisants pour le psychisme (S. Yavaş).

Jones emploie de façon inédite et originale la métaphore du jeu-vidéo dans un chapitre où deux enfants jouent à la console devant une Sophie médusée. Un jeu-vidéo qu’il ne faut pas interrompre au risque de voir le joueur perdre sa vie. Formule prise au pied de la lettre : « Voyant qu’il s’agissait d’une question de vie ou de mort, Sophie et Michael reculèrent vers la porte. » Le jeu reflète la vie de Hurle qui devient un avatar de jeu vidéo évoluant dans le monde virtuel d’Ingarie, un cyberespace retransmis sur écran d’ordinateur (Maria Nikolajeva)

« Michael et Sophie restèrent un instant à la porte de la chambre, tentant de comprendre les choses énigmatiques qui s’y déroulait. À l’intérieur, Neil lisait à haute voix : « Vous vous trouvez dans un château enchanté avec quatre portes. Chacune donne accès à une dimension différente. Dans la dimension un, le château se déplace constamment et peut arriver à tout moment dans un endroit dangereux … »

Natasha Oltarzhevskaya (Moscow, Russia) 2018 on Beyance.net

Où l’écriture révèle son pouvoir

Diana Wynne Jones décrit son processus créatif sous la forme de pièces en mouvement perpétuel qu’elle assemble patiemment jusqu’à trouver une configuration idéale et construire pas à pas son récit final (C. Mills). Adepte d’un agencement évolutif, elle refuse de planifier un livre avant d’en commencer la rédaction, de crainte de tuer la créativité et d’annuler toute spontanéité. HMC est un roman-puzzle qui rend hommage à la puissance du langage et de l’écriture. À ce pouvoir de création infini que possède tout les conteurs d’histoire.

Deborah Kaplan observe que « dans les livres de Diana Wynne Jones, les personnages capables d’écrire ou de raconter des histoires ont un pouvoir immense sur leur propre vie et sur la vie des autres. » Les sorts créés dans le roman témoignent de la force de la parole et de l’autosuggestion. Calcifer, artisan magique, déclare lui-même que « ces sorts sont essentiellement basés sur de la croyance » et que leur efficacité réside dans la superstition.

Ainsi Sophie se découvre le don de donner vie aux choses par la parole  : en reprisant un costume, elle coud sans s’en rendre compte un sort d’attraction qui rend son porteur irrésistible ; en parlant à sa canne, elle en fait une baguette magique ; elle préserve la beauté des fleurs en leur murmurant des mots doux. À l’inverse, sa mauvaise humeur change ses plantes en des « choses molles, humides et brune » pourrissant dans un liquide pestilentiel et corrosif. Un pouvoir caché semblable à celui de l’écrivain qui fait naître un univers de la pointe de sa plume.

Jones semble influencée par la théorie de la déconstruction, mise au point par Jacques Derrida à la fin des années 60. Selon Derrida, le langage n’est pas stable et définit mais au contraire fluide et ambigu. Aucun concept n’existe sans cette instabilité. Aussi, l’idée d’identité n’est qu’une illusion puisque tout n’est que mouvement, il ne peut y avoir de vrai soi. Et donc l’identité – si tant est qu’elle soit forgée – peut être réinventée inlassablement. Voilà pourquoi, dans le roman, les personnages ont une telle facilité a changer de nom ou d’apparence. Rien n’est fixe car l’histoire, issue d’une écriture instable, peut toujours être modifiée.

« Les choses me tournent sans cesse dans la tête… Ou bien est-ce ma tête qui tourne autour des choses. »

HMC interroge sur le rôle de l’histoire et sur la place de la vérité dans un monde fictif, en particulier dans un univers de fantasy, si éloigné de la réalité. Jones y répond à travers l’honnêteté de Hurle qui avoue sa propre lâcheté tout en assumant son artificialité : « Je suis lâche. Le seul moyen pour moi de me lancer dans une affaire aussi effrayante, c’est de me dire que je n’irai pas ! » Nier l’artifice équivaut à rejeter l’art de la fiction. Il est nécessaire de faire appel à l’imaginaire pour affronter le monde réel.

Autre exemple de la métaphore littéraire, le pacte magique qui lie Hurle à Calcifer et qui évoque l’union entre un artiste et sa muse, ou, de façon plus réaliste, le contrat passé entre un écrivain et son éditeur (C. Mills). Les Steppes arides et stériles évoquent le syndrome de la page blanche dont souffre tout écrivain et la Sorcière qui y habite est un agent de destruction. Ainsi, la fantaisie de Jones célèbre la créativité qui repousse inlassablement les limites de l’imagination afin de permettre à chacun de s’épanouir en tant qu’individu. Selon Jones, « un livre pour enfants. . . est vraiment un modèle pour faire face à la vie » (C. Mills).

La Trilogie de Hurle en version japonaise magnifiquement illustrée par Miho Satake 佐竹美保

Où on se demande bien qui on est

Le choix des noms n’est jamais anodin et relève toujours d’une profonde réflexion sur l’identité. Nommer permet d’exister. Sans nom, l’individu disparaît. Ne pas révéler son véritable nom et le garder secret peut être une protection pour éviter de se faire voler une partie de soi (Eduardo Segura : 2017). Hayao Miyazaki l’a bien compris dans son film Le Voyage de Chihiro (2001) où les personnages se voient déposséder de leur identité par la sorcière Yubaba qui a dès lors tout pouvoir sur eux. Dans HMC, Jones cherche à révéler « la nature vulnérable et fracturée de l’identité » (Butler). Son écriture se concentre sur la déconstruction et l’incomplétude de l’identité, sur l’ambiguïté de l’être et sur la complexité de la personnalité humaine (F. Stenberg).

Sophie Chapelier est enchaînée à son nom de famille et à l’activité qui y est liée, tout comme elle est associée à la sagesse (qui vient avec l’âge). Son identité initiale est troublée car étouffée par son statut d’aînée et ses responsabilités de chapelière. À cela s’ajoute la transformation en femme âgée qui fragmente totalement l’identité de Sophie. Cette perte et le développement psychologique qui l’accompagne a été comparé aux étapes du deuil de Kübler-Ross et Kessler (2014) : (1) le déni, (2) la colère, (3) la négociation, (4) la dépression et (5) l’acceptation (San Juan Garcìa).

Sophie échappe d’abord au déni, tant sa propre vision d’elle-même est altérée. Peu sûre d’elle, elle se fond très facilement dans cette image de grand-mère qui lui est imposée, sans oser la contester ou la remplacer. Devenue vieille, son attitude évolue et Sophie se révèle telle qu’elle est vraiment : téméraire, obstinée et franche. Elle est en colère contre la Sorcière et Hurle mais surtout contre elle-même, et sombre dans le chagrin quand sa propre famille ne la reconnaît pas sous sa nouvelle apparence.

C’est Hurle qui lui permet de se confronter à ses faiblesses en lui répétant combien sa manie de se déprécier est « ridicule ! {…] C’est surtout que vous ne prenez jamais le temps de vous arrêtez pour réfléchir! » Car contrairement à Sophie, Hurle prend le risque de changer constamment d’identité, chose que Sophie n’assume pas : « Je me débrouille assez bien avec un nom simple. » C’est pourquoi Sophie, qui a déjà bien du mal à conserver son identité corporelle, ne change jamais de nom, préférant être désignée comme Tante ou Mamie Sophie (San Juan Garcìa). Hurle à lui seul incarne l’inconstance : toujours en vadrouille, il endosse de multiples rôles et modifie son physique comme la couleur de ses cheveux, ses habits et même son parfum qui n’a jamais la même fragrance.

« Tout se passe comme si, pensa-t-elle dans un vertige, l’homme assis devant moi et son statut de roi étaient deux choses différentes, mais qui occupaient la même place. »

L’identité des personnages est donc instable. Avec Sophie qui se fait voler 60 ans de sa vie tandis que ses sœurs échangent leur place, nom et apparence. On se déguise par le truchement de vêtements magiques, les hommes se transforment en chien, en chat, en épouvantail. Quand à la Sorcière, elle use de son pouvoir pour faire des « puzzles avec les gens », les démembrant par magie pour le reconstituer à sa convenance ou les transformer en plusieurs entités indépendantes.

À travers cette peinture de la nature complexe, multiforme et impossible de l’identité, Diana Wynne Jones fait passer un message à son lecteur. Pour ceux qui osent jouer avec les frontières de l’être, les possibilités du moi sont infinies. Il n’existe pas de réponses ou de fins précises car le sel de la vie réside dans l’incomplétude (F. Stenberg).

Howl’s Moving Castle illustrations by Brianne Neumann on tumblr

Où un poème s’incruste et fait de la magie

L’histoire assiste à l’intrusion curieuse d’un poème de John Donne (1572-1631), prédicateur anglais et poète métaphysique, adepte du conceit ou ‘figure de rhétorique’. Un homme de lettre dont le patronyme m’évoque ironiquement le pantonyme de John Doe, cette expression employée pour désignée une personne non identifiée, élément en harmonie avec le roman qui estompe les contours de l’identité. Ce poème, « Go and Catch a Falling Star« , est issu de notre monde réel. C’est une nouvelle référence littéraire de Jones qui « établit l’idée que les frontières de la vie ‘ordinaire’ sont perméables » (Wilcox).

Go and catch a falling star, / Va prendre l’étoile tombée

Get with child a mandrake root, / Et fais enfanter la mandragore, cette racine pure.

Tell me where all past years are, / Dis-moi où sont donc les années écoulées

Or who cleft the Devil’s foot. / Ou qui du diable le sabot fend.

Teach me to hear the mermaids singing, / Apprends-moi à entendre des sirènes le chant

Or to keep off envy’s stinging, / Ou à retenir de l’envie les morsures

And find / Et trouve céans

What wind / Quel bon vent

Serves to advance an honest mind. / Permet à l’esprit honnête d’aller de l’avant.

Il tombe par hasard entre les mains de Michael, chargé d’accomplir un sort et le plonge dans l’embarras. Le confondant avec un sortilège, Sophie et Michael tentent vainement de l’interpréter et de comprendre sa fonction magique. Tentatives infructueuses qui évoquent les interprétations littéraires d’amateurs qui ne saisissent pas le sens premier d’une œuvre. Il se révèle que ce poème n’est qu’un banal exercice de lecture destiné à un élève récalcitrant. Remis entre les mains de l’écolier, il devient un devoir scolaire sans valeur, preuve que la littérature se meurt dès lors qu’elle prend la forme d’un devoir.

La véritable puissance du poème se dévoile lorsqu’il est reconnu comme un texte détenant le pouvoir d’influencer la vie des personnes. En effet, la Sorcière l’utilise pour lancer une malédiction à Hurle. Chaque sonnet du poème devient une prédiction. À chaque fois qu’elles se réalisent, le sort se renforce jusqu’au sonnet final. Le symbolisme de l’étoile filante, qui est généralement assimilé à la mort, symbolise ici le pacte magique passé entre Hurle et Calcifer (S. Yasav).

Ce poème forme initialement une énigme pour le lecteur qui n’en comprend pas le sens. C’est un choix singulier de la part de l’auteur d’employer la poésie qui devient alors un « dispositif autoréférentiel intertextuel », soit un élément familier du lecteur puisque venu de son univers. De plus, il prouve combien le sens des mots peut être fluide car si au Pays de Galles, les vers du poèmes sont impossibles, dans l’univers d’Ingarie, ils peuvent se réaliser. Ainsi le poème peut parfaitement être utilisé par la Sorcière pour lancer une malédiction, renforçant sa puissance grâce au pouvoir infini de la littérature.

Couvertures des éditions occidentales (gauche) et des éditions japonaises (droite)

Où la boucle refuse de se boucler

Le roman se construit sur l’idée d’une mouvance constante (C. Mills), notion caractéristique de l’œuvre de Jones qui transpose dans ses récits postmodernes l’instabilité inhérente de l’époque contemporaine et permet ainsi à ses jeunes lecteurs d’affronter plus sereinement un monde à l’avenir incertain (Suzanne Rahn). C’est un témoignage de l’auteur envers son époque, celle d’une société en évolution permanente à travers des éléments mobiles et une localité qui oscille sans arrêt : du château qui se déplace au loquet de la porte qui s’ouvre sur un endroit différent à chaque direction (S. Yavaş).

D’ailleurs, HMC s’achève en pleine dynamique, l’histoire refusant de se clore et de se fermer sur un final définitif mais préférant une fin ouverte et ambiguë. En parlant de son union avec Sophie, Hurle déclare seulement : « Je pense que nous pouvons désormais vivre heureux. » Mais on ignore si cette possibilité va se réaliser, seulement que : « Sophie savais que rester avec lui serait sans doute plus mouvementé que dans n’importe quel conte, mais elle se sentait prête à essayer » (F. Stenberg).

Au final, Jones fait le choix d’un mélange hybride qui rejette les conventions patriarcales traditionnelles (« Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants ») sans adopter une inversion féministe totale (l’impétueuse Sophie se met quand même en couple). Le roman propose une hétérodoxie plus nuancée, focalisée sur l’instabilité : les deux héros admettent leur sentiments mais rien n’assure que leur union sera stable et durable (D. Rudd).

D’autant plus qu’aucun des personnages ne se remet en question. Imparfaits, ils acceptent leurs défauts et font avec (T. Najdert). Rompant avec les canons littéraires, ils restent fidèles à eux-mêmes : la caractérielle Sophie et le superficiel Hurle. Jones préserve la nature contrefaite de Hurle qui assume et conserve son artificialité : « Je n’ai jamais trop compris l’importance que les gens accordaient à ce qui est naturel. » marmonna le mage. Sophie constata qu’en fait, il n’avait pas changé. »

Natasha Oltarzhevskaya (Moscow, Russia) 2018 on Beyance.net
SOURCES :
  • Eastwood, Robbins ; Elizabeth, Janet. Better and Happier and Freer than Before : Agency and Subversion of Genre in Diana Wynne Jones’s Howl’s Moving Castle, Castle in the Air, and House of Many Ways, University of British Columbia, Faculty of Graduate and Postdoctoral Studies in Children’s Literature, Vancouver, 2014
  • Lovell-Smith, Rose. Kierkegaard’s Repetition and the Reading Pleasures of Repetition in Diana Wynne Jones’s Howl’s Moving Castle Series, Seriality and Texts for Young People, Critical Approaches to Children Literature, Plagrave Macmillan, London, 2014
  • Martin, Derek. Individuation in Miyazaki’s  »Howl’s Moving Castle » (2004), Saybrook University, 2015
  • Mendlesohn, Farah. Diana Wynne Jones : The Fantastic Tradition and Children’s Literature, Routledge, Taylor & Francis Group, NY, Oxon, 2005
  • Mills, Claudia. « Bringing Things to Life by Talking to Them » : The Creative Power of Story in Howl’s Moving Castle, University of Colorado, Boulder,
  • Najdert, Tihana. The Elements of Fairy Tale and the Atypical Transformation of Protagonists in Diana Wynne Jones’s Howl’s Moving Castle, Josip Juraj Strossmayer University of Osijek, Faculty of Humanities and Social Sciences, 2019
  • Napier, Susan J. Anime from Akira to Howl’s Moving Castle : Experiencing Contemporary Japanese Animation, St. Martin’s Press, NY, (2001) 2005
  • Ratnanggana Ausiyyah Mustika, Perwita. Sophie’s Defense Mechanism in Her Struggle to Break the Curse in Diana Wynne Jones’s Howl’s Moving Castle, Diponegoro University, Faculty of Humanities, 2015
  • Rudd, David. « Building Castles in the Air : (De)Construction in Howl’s Moving Castle », Journal of the Fantastic in the Arts, Pocatello, vol 21, n°2, 2010
  • San Juan Garcìa, Beatriz. Maturing the Old : Sophie’s Journey towards Self-Recognition in Howl’s Moving Castle by Diana Wynne Jones, Universidad del Paìs Vasco, Facultad de Letras, 2016-2017
  • Smith, Lindsay. « War, Wizards, and Words : Transformative Adaptation and Transformed Meanings in Howl’s Moving Castle« , The Projector, Bowling Green, vol 11, n°1, pp. 36-56, 2011
  • Stenberg, Felicia. A Liminal Existence, Literally : A Deconstruction of Identity in Diana Wynne Jones’s Howl’s Moving Castle, Södertörn University, School of Culture and Education, Stockholm, 2018
  • Wilson, Carl ; T. Wilson, Garrath. « Taoism, Shintoism, and the Ethics of Technology:An Ecocritical Review of Howl’s Moving Castle », Resilience : A Journal of the Environmental, Humanities, University of Nebraska Press, Vol 2, n°3, pp. 189-194, 2015
  • Yavaş, Seda. « Diana Wynne Jones’s Howl’s Moving Castle (1986) or The Story of a New Mythology », Journal of History Culture and Art Research, Karabuk University, Vol 4, n°3, 2015

Plongée dans le folklore slave : la Baba Yaga

Baba Yaga est une figure du folklore slave présente dans toute l’Europe de l’est. Sa silhouette voûtée, aisément reconnaissable, se faufile entre les arbres et son rire grinçant résonne, créant effroi et crainte même chez les plus courageux. Mais qui est-elle réellement? Selon une ancienne croyance russe, l’âme s’échappe du corps des défunts sous la forme d’un oiseau ou d’un papillon ; celles des petites grands-mères s’envolent comme un papillon babochka бабочка (Forrester). Suivons celle de la baba …

Baba Yaga, la bien-nommée

La langue slave est sans article, Baba Yaga n’est donc pas un nom propre ni un personnage unique (Gruel-Apert). Il existe ainsi plusieurs baba yaga même si les récits font généralement référence à un seul individu (Forrester). Elle possède une infinité de noms et de formes régionales bien que le nom « Baba Yaga » soit employé partout (Cherepanova). Ainsi, les russes la nomment Baba Yaga Баба Яга mais aussi Yagishna Ягишна / иагишна, Iagonishna иагонишна / ягонишна, Egi Baba еги-баба, Yagaya Ягая, Yagabova Ягабова, Egabova Егибова, Egibaba Эгибаба, Egibisna Эгибисна, Egiboba Егибоба, Aga Gnishna Ага Гнишна, Baba Igipuvna Баба Игипувна (Novikov : 1974). Sous forme plurielle, les Baba Yaga deviennent Baba Iagi баба яги / баба иаги ou Iagishny иагишны (A. Johns).

Les variantes sont nombreuses dans les pays slaves pour la désigner. Dans les pays frontières, très proches de la Russie, la dénomination est similaire. En Biélorussie, on l’écrit Baba Yaga Ба́ба-Яга́, Baba Yuga Ба́ба-Юга́, Yaginya Ягіня ; en Bulgarie, Baba Yaga Ба́ба Я́га, mais encore Baba Yazya Баба-Язя, Yazya Язя, Yazi Baba Язі-баба, Hadra Гадра ou Iuga юга en Ukraine et dans la région du Smolensk (Novikov : 1974) ; ainsi que Indzhi Baba Инджи баба dans les Carpates ukrainiennes (Dunaievs’ka : 1987). En Pologne est devient Jędza ou Babojędza ; pour les tchèques, Ježibaba, Jedibaba, Jedubaba ou Jezinka mais on la désigne aussi comme ‘la femme de la forêt’ Lesnaya Baba. En Slovaquie de l’est, elle est Iezhibaba, Izhuzhbaba, Hyndzhi Baba ou encore Ezhibaba (Hyriak : 1965-79). En Moravie, il existe ördögbaba, issue du hongrois ördög ‘démon’ (Jan Machal : 1891). Pour finir, les serbes la nomment Baba Jega баба jега, šumska majka шумска мајка ‘Mère de la forêt’, Baba Korizma баба коризма ‘Grand-mère du Carême’, Gvozden Zuba гвозден зуба ‘Dent de fer’ ; les slovènes, Jaga Baba ou Ježi Baba ; et les sorabes Wjerbava, Wurlavu, Pripolnica (S. Zochios).

Golubechkova Svetlana Petrovna, Голубечкова С.П, Baba Yaga Баба Яга, 2007, coll. inconnue

Une première énigme nous vient de l’étymologie du nom Baba Yaga. Le composant Baba est présent dans toutes les langues slaves et signifie communément ‘grand-mère, grand-père, mère de la mère’ ainsi que ‘vieille femme’ ou ‘femme mariée’, ‘femme du peuple’ (Trubachev : 1959). Il est dérivé de l’indo-européen *b(h)ab(h)-, dont est issu le baby anglais, l’allemand bube ‘garçon’ et l’italien babbo ‘père’. En vieux slave, le terme baba Баба est le diminutif de babyshka бабушка, un nom commun employé pour qualifier une sage-femme (babka, Бабка) ou une sorcière (vedma, ведьма), devenu la ‘grand-mère’ babushka бабушка en russe moderne (A. Johns ; Zochios). Dans le langage populaire, la baba (‘la bonne femme’, ‘la paysanne’) est l’équivalent féminin du moujik Муж (‘le paysan’) et se distingue de la ‘jeune fille’ (devka, девка) ou ‘vierge’ (deva, дева). D’un point de vue péjoratif, la baba, c’est la femme mariée vieillissante de basse classe sociale, émotionnellement instable, à la sexualité active mais peu attirante (Forrester) ; ou un homme timide et peu viril caché dans les jupes de son épouse (A. Johns).

L’origine du terme Yaga Яга est plus obscure. Selon la Vieille Église Slave, il serait issu de jędza ‘maladie’, du serbo-croate jeza ‘horreur’, ‘frisson’, du slovène jeza ‘colère’, du tchèque jezinka ‘mauvaise nymphe des bois’, ou du polonais jędza ‘mégère’, ‘furie’ (A. Johns). Il se rapproche des verbes russes iagat ягат ‘crier’, ‘jurer’, ‘maudire’ ou egat егат ‘enrager’, ‘brûler férocement’ (Cooper : 1997). D’autres y voient le jaeger ‘chasseur’ germanique, ou le yaya ‘horrible’ comparé à jeaz ‘frisson’ ou jezivo ‘terrifiant’ des langues slaves du sud (Bosnie, Croatie, Serbie). Yaga pourrait aussi être assimilé au lituanien nuengti ‘torturer’, à l’anglo-saxon inca ‘douter’, ‘peine’ et au vieux norrois scandinave ekki ‘peine’, ‘inquiétude’ (Preobrazhenskii : 1959 ; Vasmer : 1958). Une autre piste suppose que Yaga aurait des origines indo-européennes. Stepanov y discerne le grec Jason, le dieu romain Janus ou les divinités hindoues Yama यम, dieu lunaire de la Mort, et Yamuna / Yami यमुना, sa sœur solaire ; tandis qu’Afanassiev l’assimile au proto-slave *oZ et au sanskrit áhi अहि ‘serpent’. Il pourrait aussi être dérivé du mongol eke ‘mère’ ou du turc ekä ‘tante’ (I.N. Berezin). En définitive, ce terme nébuleux reste indéchiffrable mais suggère bien le caractère ombrageux de l’énigmatique sorcière.

Ivan Bilibine, Illustration pour « Vassilissa la Belle » Василиса Прекрасная, lithographie, 1899

Baba Yaga et la littérature populaire

Les premières mentions de Baba Yaga datent du XVIIIe siècle dans des traités savants de littérature populaire, tandis que le premier conte où apparaît Baba Yaga est publié en 1820 par Mikhail N. Makarov dans le poème narratif Le chrétien Krivich et Yaga (Krivich Kristian i Yagaya, Кривич христианин и Ягая) (A. Johns). Les recueils de contes initiaux compilent les ouvrages originaux d’auteurs et de textes traduits de l’Occident, d’adaptations libres de bylina былина (chants épiques ou ballades héroïques des XIe-XVIe) et de la littérature populaire issue des romans d’aventure, des arts visuels et de récits oraux.

Vers 1766-1768, Tchoulkov compile un recueil de contes littéraires russes sous le titre Le Persifleur (Peresmechnik, Пересмечник)  (M. Guister). En 1770-74 M. D. Tchulkov publie le Recueil de chants populaires, en 1776 le Dictionnaire des superstitions russes, puis en 1787 le ABC des superstitions, des sacrifices païens, et des coutumes de mariage en Russie (Abevega Russkih soueverij, Абевега Русских суеверий) et le Recueil de chants slaves. D’autres collectionneurs d’histoires poursuivent ce travail comme Vasilii Levshin avec Les Contes Russes (Russkie skazki, Русские сказки) consacrés aux héros bogatyr’s богатырь des bylina.

Ces recueils d’histoires destinés aux milieux populaires sont méprisés par les élites et il faut attendre le XIXe siècle pour que des folkloristes étudient le conte avec une démarche scientifique. Les textes de traditions orales sont ainsi retranscrits avec plus de fidélité notamment les Contes populaires russes (Narodnye rousskie skazki, Народные русские сказки) d’Alexander Afanassiev (Александр Афанасьев, 1826-1871) rédigés en 1855-1864 puis complétés et commentés en 1936-1940 dans une 5e édition devenue une référence. Dans le but de préserver un art de la narration orale en voie de disparition, les chercheurs collectent les récits auprès des interprètes, notamment masculins, car l’observateur étranger se heurte à la méfiance des femmes qui n’osent pas dévoiler leur savoir ; en résulte un répertoire incomplet et genré (Nikiforov : 1930).

File:Vasnetsov samolet.jpg
Viktor Vasnetov (1848-1926), Le Tapis Volant, représentation d’un héros du folklore russe, Ivan Tsarévitch, Ковёр-самолёт, 1880, huile sur toile, Musée des Beaux-Arts de Nijni Novgorod

On apprend ainsi que les contes furent à l’origine une forme de magie destinée à distraire les esprits sylvestres. Dans certaines régions de Russie et d’Ukraine, réciter des contes ou des énigmes est interdit en été, où les agneaux sont jeunes, pour tenir éloigner les esprits néfastes des animaux domestiques (Zelenin : 1934). La performance du conte, sa localité (en forêt pendant la chasse ou la coupe du bois), sa temporalité (soirée ou nuit), le statut spécial du conteur (perçu par certains villageois comme un sorcier), son genre (souvent masculin), suggèrent que les contes russes servaient de fonctions de chasse rituelles maintenant oubliées (Senkina : 1988).

Poutrant, dans les récits slaves, les narrateurs insinuent que leurs histoires n’ont rien à voir avec la vie réelle ; un conteur conclue même sur ces mots : « Voilà toute l’histoire, et je ne peux plus mentir » (Vot i skazka vsya da bol’she vrat’ nel’zya, Вот и сказка вся да больше врать нельзя) (Razumova & Senkina : 1974). Vers le XIXe d’autres conteurs jouent de la frontière ténue entre fiction et réalité en transposant leurs récits sous le règne de Nikolai Nikolaevitch ou durant les temps anciens, le surnaturel côtoyant les saints orthodoxes sans être contestés (Zelenin : 1914).

Baba Yaga est ainsi présente dans l’imagerie populaire russe des XVIIe-XVIIIe siècles siècles sous la forme de loubok Лубок (loubki au pluriel), un livre de colportage, analogue aux livres d’Épinal, aux illustrations colorées et satyriques gravées sur bois. Dans une gravure de 1760, on la voit montée sur un cochon ou sanglier en train de se battre avec un crocodile ou karkadil, animal fantastique du bestiaire médiéval multicéphale, à la fois lion, loup et diable. Dans ces illustrations, Baba Yaga porte le letnik brodé des femmes aisées du XVIe-XVIIe, un bonnet de femme mariée ou bien des cheveux défaits indécents ainsi que le lapti des paysans. Son physique n’est guère avantageux, ses traits sont grossiers, elle est bossue et dansante. Certains détails intriguent comme la présence sautillante d’un paysan moujok ou celle de fioles de vin et de bateaux. Ces représentations singulières semblent être des satires politiques du couple impérial formé par Pierre le Grand et Catherine Ire (D. Rovinski). Il pourrait aussi s’agir d’images comiques et divertissantes, à consonance misogyne (K. Bogdanov).

« Baba Yaga jambe-de-bois montée sur un cochon combat le crocodile infernal« , Баба Яга деревянная нога едет с каркаркадилом дратися на свинье с пестом, loubok russe satirique du début XVIIe siècle

Le royaume-tombeau

La demeure de Baba Yaga se situe à la frontière entre les mondes, « tout près de l’habitat des hommes : au bord de la rivière, dans la forêt proche où les héros vont simplement chercher des champignons » (Nobikov). Son repère est isolé du monde humain, perdu au cœur d’un labyrinthe sauvage : la forêt (Vassilissa ; La plume de Finist, clair faucon), le sommet d’une montagne (Ilia de Mourom et le dragon) ou de l’autre côté d’une rivière de feu (Maria Morevna). C’est un non-lieu, une borne frontière, où le héros en errance se rend pour accomplir sa quête, souvent marqué par une zone de marge, un « territoire liminaire » comme une clairière (N. Belmont). Dans l’imaginaire russe, la route symbolise le non-être, un lieu hors-norme qui échappe au tissu social de la communauté (Tatiana Ščepanskaja). Hors du cercle social, le voyageur n’a plus de statut, ni de protection parentale ; il est en dehors de la société humaine.

La vision de son domaine à de quoi faire frémir : « une maison entourée d’une palissade d’ossements humains, que surmontaient des crânes qui semblaient vous regarder ; les battants des grilles étaient faits de jambes, les verrous de mains, et la serrure d’une bouche aux dents pointues. » Les grilles et les portes n’obéissent qu’à leur propriétaire, et les crânes luisent comme des lanternes. L’un des éléments les plus emblématiques de Baba Yaga est sa maisonnette zoomorphe. Il s’agit généralement d’une hutte (khatka, хатка) de bois ou de plomb perchée sur des cuisses de poulet (Izbúshka na kúr’ikh nózhkakh, Избу́шка на ку́рьих но́жках), parfois sur des pattes de chèvre (Na koz’ikh nozhkakh, на козьих ножках) ou des cornes de bélier (Na baran’ikh rozhkakh, на бараньих рожках). Elle est aussi décrite comme une isba изба, cette petite maison faite de bûches taillées, présente dans tout le nord de la Russie et en Scandinavie. Une tradition ancienne voulait que les cabanes soient placées sur des souches de bois afin de les protéger de la pourriture du sol marécageux, leur donnant l’apparence de huttes sur pattes.

Ivan Bilibine (1876-1942), Vassilissa Василиса, lithographie, 1899 ; Isba à pattes de poulet, Illustration pour la série « Conte de Fées Сказки », lithographie, 1899

Cette isba semble dotée d’une volonté propre, elle est capable de tourner sur elle-même, imitant la rotation terrestre (Forrester). Les visiteurs doivent réciter une formule traditionnelle pour que la maison daigne se tourner vers eux et présente sa façade : « Cabane, cabane! Tiens-toi dos à la forêt et fais moi face ! » (Izbushka, izbushka! Stan’k lesu zadom, a ko mne peredom !, Избушка, избушка ! Станьк лесу задом, а ко мне передом !). La porte d’entrée cachée, située du côté opposé au monde des vivants, empêche le visiteur de passer, faisant de l’isba un poste frontière psychopompe (S. Zochios). En Scandinavie, la porte des habitation n’est jamais orientée vers le nord, car c’est la demeure de la Mort (Náströnd ‘la rive des cadavres’), le niveau inférieur, situé sous l’Arbre-Monde Yggdrasil, qui selon l’Edda (épopée mythologique islandaise du XIIIe siècle) est le siège de la déesse infernale Hel.

La hutte est un édifice mobile, entre ciel et terre, mi-objet, mi-animal, qui fait corps avec sa propriétaire. Car Baba Yaga repose de tout son long et occupe tout l’espace, s’étirant d’un coin à l’autre de la cabane comme un cadavre reposant dans un cercueil (Forrester). Une défunte aveugle à l’odorat affûté qui s’exclame à l’arrivée d’un visiteur : « Fu, fu, ça sent l’esprit russe ! » (Fu, fu, russkim dukhom pakhnet ! Фу, фу, русским духом пахнет!), l’équivalent du « Pouah ! Je sens la chair fraîche ! » Les morts reconnaissent instantanément le souffle / l’odeur des vivants (Zhivoj dukh, Живой дух) mais souffrant de cécité, ils sont incapables de voir les vivants tout comme les vivants ne perçoivent pas les morts (A. Johns). Cette hypersensibilité sensorielle est caractéristique des êtres de l’autre-monde (G. Kabakova). On avait donc coutume de se protéger des esprits malveillants grâce à des plantes odorantes comme l’oignon, le radis, le chou, l’ail, l’absinthe, l’encens ou la myrrhe.

« L’affreuse Baba Yaga jambe-de-bois, avec des pieds si grands qu’ils sortaient par les fenêtres, une bouche sans dents et un nez qui avait poussé jusqu’au plafond. »

Couverture du livre de conte russe pour enfants Baba Yaga Баба Яга , 1908 ; Aleksander Lindeberg (finnois, 1917-2015), illustration d’un conte issu des Russian Folk Tales, 1967

Singulière physionomie

Une fois arrivé devant la cabane, le héros fait la rencontre de son occupante. Elle arrive avec fracas depuis le ciel ou ouvre la porte avec un rire strident. Sa particularité physique est d’avoir une jambe unique constituée de matière solide ou métallique : os, argile, fer, or ou acier. Elle est décrite par l’épithète rythmique de « Baba Yaga jambe-en-os » (Baba iaga kostyanaya noga, Баба яга костяная нога), ce qui accentue son appartenance au monde des morts. Son moyen de locomotion est encore plus atypique : « Elle monte dans un mortier, se propulse avec un pilon et efface ses traces avec un balai » (v stupe edet, pestom pogoniaet, pomelom sled zametaet, в ступе едет, пестом погоняет, помелом след заметает). Ces objets composent l’ensemble des outils utiles à une femme pour préparer les herbes alimentaires ou médicinales, ou pour moudre le grain (A.Johns).

Son apparence des plus repoussantes incarne la transformation du corps vieillissant : un nez crochu immense « qui ratisse le charbon » (nosom ugol’ia grebet – носом уголья гребет) ou « qui pousse jusqu’au plafond » (nos v potolok ros, нос в потолок рос), une dent en fer qu’elle affûte avec soin (on dit qu’elle « ne gâte que ses dents », Sebe tol’ko zuby portit, Себе только зубы портит), des seins pendants qu’elle porte en bandoulière, un dos voûté et bossu (A. Johns). Si les parents des héros sont souvent qualifiés de vieilles personnes (‘le vieil homme’, ‘la vieille mère’) à même d’avoir des enfants, Baba Yaga semble bien plus âgée, presque immémoriale, gardant à jamais l’apparence d’une vieillarde édentée et terrifiante à la santé de fer.

T. Ivanitskaya, Baba Yaga, Illustration du conte « Finist le Faucon » Пёрышко Финиста ясна сокола, date et lieu inconnus

Sa physiologie exagère les attributs féminins : elle possède des seins qui traînent et « jaillissent dans le jardin » (tit’ki cherez gryadku vesnut, титьки через грядку веснут), « seins énormes, mamelles posées sur l’étagère, de l’isba bondit la baba Yaga, le cul noueux […] » (V. Propp). Dans l’imaginaire populaire slave, la poitrine féminine est l’abri de l’âme et son opulence est valorisée (G. Kabakova). Le folklore est peuplé de créatures plantureuses comme la sylphide russe roussalka русалка (roussalki au pluriel) ou la nymphe bulgare samodiva самодива. Parfois ces êtres surnaturels enlèvent les nouveau-nés ou allaitent les bébés abandonnés comme la boginka polonaise.

L’apparence grotesque de Baba Yaga, l’hypertrophie de ses organes de reproduction et l’absence d’un homme à ses côtés semblent suggérer une fécondité strictement féminine, écho d’un stade où la reproduction semblait indépendante de la participation masculine. Baba Yaga l’androgyne serait capable de parthénogenèse, l’enfantement sans fécondation mâle, ce qui génère une crainte et une jalousie masculine dont témoignent les descriptions péjoratives de son corps (JJ. Bachofen ; Shapiro). Baba Yaga serait un avatar d’un matriarcat originel, fondé sur un système gynocratique dominant (pouvoir politique détenu par les femmes) et une famille matrilinéaire (filiation par la mère), ridiculisé ensuite par le patriarcat comme une culture primitive (JJ. Bachofen).

D’ailleurs Baba Yaga est mère sans être épouse. Les récits se focalisent sur la maternité (« mamelles ou tétons enroulés à un crochet ») sans évoquer sa sexualité. Le nombre et la nature de sa descendance évolue : parfois trois filles démoniaques et un fils serpent, ou 77 filles aux allures de sorcières (A. Zochios) que l’on surnomme les Iagishny Ягишный / Yagishna Ягишна, les ‘filles de Yaga’ (Shapiro). Dans certaines versions, elle a une fille unique qui est soit un double de sa mère qui finit par être mangée par celle-ci, soit un personnage bénéfique, parfois fiancée au héros et qui cherche à échapper à l’emprise maternelle (Prince Danila Govorila). Elle se prénomme Egishna Эгишна, Egidichna Егидична, Egibisna Эгибисна (Cherepanova : 1983) ou encore Yagarnushka Ягарнушка (Balashov).

Ivan Bilibine (1876-1942), Vassilissa, Василиса, 1899, lithographie ; Baba Yaga issue de « Vassilissa la Belle », Василиса Прекрасная, lithographie, 1900, coll. privée

Sorcière diabolique

Baba Yaga possède les pires caractéristiques : croquemitaine, cannibale, cruelle, laide et adepte de magie. Dans une Europe de l’est influencée par la religion chrétienne, elle est fréquemment associée au diable et aux sorcières : ved’ma ведьма ou ‘vieille femme sorcière’ (starukha koldun’ya, старуха колдунья) en russe, vid’ma відьма en ukrainien, viedźma ведзьма en biélorusse (A. Johns ; Karnaukhova : 1928). Certains la considère comme la tante ou la maîtresse des sorcières (Federowski : 1897), elle utilise un balai pour se déplacer (metly, метелы) et se rend aux rassemblements infernaux (Afanassiev). Il est aussi possible qu’elle soit ‘la grand-mère du diable’ qui apparaît dans le diction russe injurieux « Va chez la grand-mère du diable ! » (Idi k chertovoi babushke ! Иди к чертовой бабушке !), équivalent à notre « Va au diable ! »

La naissance de Baba Yaga, rapportée par certaines légendes, témoigne de la mauvaise nature du personnage. Ainsi il est dit que le diable fit cuire dans un chaudron les douze pires mégères connues, tout en goûtant le mélange infâme en crachant et éternuant ; et de cette mixture jaillit Baba Yaga. De même, dans les loubok, le diable, chimiste et savant à ses heures, tenta d’extraire l’essence du mal ultime (apanage des femmes) mais échoua lamentablement et brisa la fiole contenant la sorcière qui en perdit ses jambes. Le créateur malchanceux lui en procura une nouvelle paire en os, lui appris la sorcellerie et lui offrit un mortier et un pilon comme moyen de locomotion (G. Kabakova).

Les entités féminines démoniaques sont d’ailleurs légions dans le folklore slave. On craint en Russie la présence de la ‘Femme du Midi’ (Poludnitsa, полудница ) et de la ‘Femme Seigle’ (Rozhitsa, рожьица), esprits diaboliques sans mari, gigantesques et cannibales (Efimenko : 1877). En Biélorussie, Baba Yaga se confond avec la nuisible Jaginia Джагиния ; en Roumaine avec Muma Pădurii la ‘Mère de la Forêt’. En Ukraine, la ‘Grand-mère de fer’ (Zalizna Baba, зализна баба) hante les jardins et enlève les enfants (Kalyn : 1972 ; Chubinskii : 1872). On parle aussi dans la région de Pskov à la frontière de l’Estonie de la ‘Vieille Bossue’ (Baba Gorbata, Баба Горбата) et de la ‘Moissonneuse’ (Pozhinalka, Пожиналка), entités femelles maîtresses des champs (A. Johns). Les sorcières sont présentes dans les récits slovaques sous la forme de la Ježibaba et de la Bosorka ; de même qu’en Moravie orientale et chez les Valaques où la Bosorka čarodejnice ‘sorcière’ et la Kuželnice ‘magicienne’ agissent dans l’ombre (J. Polivka). Cette Bosorka maléfique a la réputation de voler le lait des vaches dans les Carpates ukrainiennes et l’on raconte même que Baba Yaga y suce le sein des filles (L.Vinogradova).

Vania Zouravliov, Baba Yaga, dessin, 2013 (?), coll. inconnue

Dans le folklore polonais, les sorcières czarownica sont intimement liées au diable et ont la réputation de se rendre aux nuits de sabbat sur le Mont Chauve Łysa Góra (Malinowski ; Pellowski). L’histoire du pays se souvient des nombreux procès de sorcellerie tenus entre le XVII et le XVIIIe siècles. L’influence de la religion chrétienne occidentale s’est faite forte dans la culture polonaise qui a dès lors associé les créatures païennes aux démons de l’église (K. Vandenborre).

En Roumanie, différentes figures évoquant la Baba Yaga peuplent le folklore et attestent de la puissance de la sorcellerie rurale et de la persistance des superstitions populaires comme la Mama Ileana ou la Baba Hârca (V. Alecsandri). La plus connue reste Baba Cloantza, ‘la vieille édentée’, qui joue dans les contes le rôle d’une vieille devineresse adepte de magie et vivant en périphérie du village. Cette étrange femme possède la capacité d’aspirer les angoisses via une dimension performative de la parole : ses mots exercent un puissant pouvoir. Cette importance du langage magique est très présente dans l’imaginaire paysan ; on y parle des chants ensorcelants des ielele, de l’oraison mélancolique du doïna, de la voix hypnotique de la Baba Cloantza. La récitation d’une formule magique prend la forme d’une invocation descântec aux multiples effets (S. Ferent).

Baba Cloantza est mère d’une nombreuse progéniture ; des héros humains hors du commun ou des filles allégoriques : Baba Dochia d’origines daces ; Mama-Noptii Mère de la Nuit entourée de créatures vampiriques ; Saintes Mardi, Vendredi, Mercredi, Jeudi, métaphores de déités gréco-romaines (Mars, Venus, Mercure, Jupiter). Dans un poème de Vasile Alecsandri de 1821, la Baba Cloatza s’éprend d’un bel éphèbe qu’elle poursuit de ses assiduités. Face au refus du malheureux, elle invoque des démons (Fiară-Verde, Sânge-Rosu, Hraconi, vârcolac – êtres vampiriques mangeurs du soleil et de la lune) avant que l’aube ne l’emporte en enfer. Dans un ancien chant populaire intitulé Holéra ‘Choléra’, la Cloantza incarne la Mort et prend des allures de ‘Furies de l’enfer’ aux cheveux reptiliens, mélange original du syncrétisme entre paganisme et christianisme (S. Ferent).

P. Fergyusson П. Фергюссон, Baba Yaga, date et lieu inconnus

Ogresse-mère

Mais la face la plus sombre de Baba Yaga est son goût morbide pour la chair humaine qui éveille la peur primaire d’être dévoré par l’autre. Le cannibalisme ou anthropophagie, du grec anthropos ἄνθρωπος ‘humain’ et de phagia φαγία ‘consommer’, nous est immonde et inconcevable ; cela semble être le fruit de la folie, de la plus extrême barbarie. Baba Yaga qui se régale de la chair d’enfants innocents est un monstre sanguinaire terrifiant qui échappe aux lois de la société.

La consommation cannibale engendre une transformation du héros : de nature, de statut et de forme. Le cannibalisme déstabilise la frontière entre humanité et animalité, le consommé perd son statut privilégié de prédateur pour devenir une proie. Son être est ingéré par autrui, il passe de l’extérieur libre à un intérieur clôt, d’une entité unique à un ensemble plus large, d’un sujet conscient et animé en un objet inanimé (Sinnett-Smith). Le cannibale lui-même subit une métamorphose en ingérant sa victime : le corps de Baba Yaga est composé de ceux qu’elle engloutit. L’acte de manger un autre être vivant est un rite initiatique menant à la maturité et à l’incorporation dans la communauté.

D’un point de vue psychanalytique, le motif de l’avalement de l’enfant évoque un retour au sein maternel, un équivalent mortifère de l’acte érotique de l’enfantement (J. Bellemin-Noël). Le conte inverse le désir de l’enfant de fusionner avec sa mère, et son agressivité affective cannibale prend les traits d’une ogresse-mère qui extériorise la pulsion de l’enfant (N. Belmont ; G. Roheim). Baba Yaga est un fantasme compensatoire qui manifeste les angoisses refoulées de dévoration et les tensions infantiles du stade oral (C. Rousselet).

Selon Freud, lors de sa période œdipienne, l’enfant découvre sa sexualité et transpose sur sa mère ses angoisses de castration. La création d’un personnage féminin violent aux forts pouvoirs oraux permet de calmer ces craintes inconscientes au cœur d’un « roman familial » dans lequel les parents deviennent des avatars idéalisés (père tout puissant = héros masculin) ou diabolisés (mère castratrice = sorcière cannibale) (M. Robert). Baba Yaga incarne la menace orale de la vraie mère dont le héros-enfant doit apprendre à se détacher en devenant autonome (Winnicott). Le conte se focaliserait donc sur la relation mère-enfant et révélerait l’inconscient ethnique de chaque individu (Olga Periañez-Chaverneff : 1983). Pour Jung, Baba Yaga est une émanation de l’archétype de la Déesse Mère issue de l’inconscient collectif ; tandis que chez Marie-Louise von Franz, elle est une divinité cosmique dualiste à la fois bonne et mauvaise.

Viktor Vasnetsov (1848-1926), Baba Yaga, Баба Яга, huile sur toile, 1917, Maison-musée Viktor Vasnetsov, Moscou, Russie

Baba Yaga la Bienveillante

Baba Yaga paraît mauvaise mais cache en vérité une nature plus contrastée. En tant qu’entité liée au monde féminin, Baba Yaga possède des attributs appartenant à la sphère domestique comme le foyer ou le filage. Son isba peut être juchée sur une quenouille, et Baba Yaga est parfois occupée sur un métier à tisser ou invite l’héroïne à filer la laine à sa place. Elle joue aussi un rôle important dans la protection de la fertilité : en tant que dévoreuse d’enfants elle donne un sens aux phénomènes inexplicables comme la mortalité infantile ou l’infanticide (F. Hetmann).

On la voit souvent trôner sur le poêle traditionnel russe (Russkaya pech’ русская печь), ce fourneau de brique et de plâtre parfois ornementé de tuiles au dessus duquel on installe souvent une couche pour dormir. C’est la place la plus chaude et confortable, réservée aux hommes. Le foyer est associé à un utérus, un réceptacle des âmes mortes et des ancêtres, un conduit de la mort à la renaissance (Joanna Hubbs). Derrière le four vit le domovoï домово́й, l’esprit protecteur du foyer, un être petit, poilu et barbu qui assure la sécurité de la maison.

Illustrations d’un livre de conte russe pour enfants, Baba Yaga Баба Яга , 1908

Si Baba Yaga est souvent cruelle dans le folklore slave occidental, certaines variations locales la présentent sous un meilleur jour. Ainsi, en Slovaquie, la Ježibaba agit en donatrice sous la forme de trois sœurs (qui évoquent les fatae ou les fées) (S. Zochios). Les fées issues du latin fatum ‘destin’ rappellent les Parques romaines Parcae ou les Moires grecques Μοῖραι, ces divinités mythologiques qui filent la destiné des mortels, créant, déroulant et coupant le fil de la vie. Le filage est donc le symbole du destin et de la volonté divine. C’est un motif courant dans le folklore européen et nombreuses sont les légendes assimilées au tissage ou au filage d’étoffes (comme les célèbres Rumpelstilzchen / Nain Tracassin des frères Grimm ou La Belle au bois dormant de Charles Perrault).

Lors de la période de la Nativité liée au cycle Carnaval-Carême, se manifeste en Savoie et en Isère la fée nocturne Naroua qui punit les dentellières et le fileuses qui travaillent à minuit et les jours fériés (Zochios). Il en va de même pour la sainte grecque Agía Paraskeví Αγία Παρασκευή. À l’inverse, la Baba Cloantza du folklore roumain semble rire de cette activité, elle qui se dit laide d’avoir trop filé. Une autre figure similaire est présente dans le folklore slave : nommée Perchta ‘la brillante’ dans les Alpes germaniques, Pehtra en Slovénie ou encore Pechtra Baba Jaga Печтра баба яга en Russie, elle agit comme une divinité du foyer domestique qui inspecte et punie les fautes liées au filage. Esprit gardien des normes du travail féminin, elle se rapproche ainsi des fées médiévales française Satia ou de Dame Abonde selon le Thesaurus pauperum rédigé par Jean XXI en 1468.

La tradition populaire slave orientale évoque la chrétienne Paraskeva Pyatnitsa Параскева Пятница qui protège les récoltes et interdit aux femmes de filer le vendredi. C’est la sainte patronne des femmes, célébrée le 28 Octobre, aux portes de l’hiver, saison de la mort et donc de Mokosh, la déesse mère et terre humide qui préside aux récoltes mais aussi à la vieillesse, au froid et aux enterrements. Elle retient le vie prisonnière jusqu’au printemps, ingère les défunts tout comme Baba Yaga dévore le humains, dans le cycle naturel de la vie.

Viktor Britvin виктор бритвин (1955-), Illustration du conte « Vassilissa la Très Belle », date et lieu inconnus ; Nikolai Nikolaievich Karazin (1842-1908), Baba Yaga, gouache, 1889, coll. inconnue

Guide et initiatrice

Baba Yaga est issue des contes populaires, plus précisément du conte de fée ou ‘récit de magie’ (volshebnaia skazka, волшебная сказка) (M. Guister). Dans sa Morphologie du conte de 1928, Vladimir Propp explique que la narration du conte de fée est régie par une structure répétitive caractéristique. Il distingue 31 fonctions, c’est à dire des actions particulières nécessaires au développement de l’intrigue. Par exemple, on retrouvera dans une histoire une absence ou un éloignement initial qui finira par un mariage ou un couronnement. Le conte présente aussi 7 types de personnages déterminés par leurs actions et leur fonctions : l’agresseur, le donateur, l’auxiliaire, la princesse, le mandateur, le héros et le faux-héros. La place de Baba Yaga est ambiguë car elle agit à la fois comme un donateur et comme un agresseur, mêlant des « qualité hostiles et hospitalières » (V. Propp).

La rencontre avec Baba Yaga est une épreuve comportementale genrée vouée à tester le courage du héros et la politesse de l’héroïne qui doivent l’intimider ou l’amadouer afin de s’en faire une alliée (S. Zochios). Baba Yaga en tant que guide et auxiliaire fait passer des épreuves « qualifiantes » en menaçant et/ou imposant des tâches impossibles à accomplir ou des travaux domestiques (N. Belmont). Dans les contes où Baba Yaga menace de manger le héros, le garçon réussit à la vaincre par la ruse (Ivachko et la sorcière, Tomassounet, Prince Daniel) là où la fille reçoit de l’aide extérieure en récompense de sa générosité (Les oies sauvages, Vassilissa). Le cannibalisme reste généralement une menace jamais mise en action (J. Sinnett-Smith). Sous sa forme généreuse, elle conseille et offre son aide, donnant des chevaux ou oiseaux pour le voyage, des armes ou des outils utiles, et désigne la voie vers le but désiré (V. Propp).

Couverture des Contes de l’isba, illu. Ivan Bilibine, trad. H. Isserlis et B. Auroy, Boivin et Cie. Editeurs, Paris, 1949 ; (Image du haut) Ivan Bilibine (1876-1942), « Puis il a dit au revoir à Yagoya avec une âme joyeuse », Illustration pour « Le conte des trois tsars divas et Ivashka, le fils du prêtre » de A.S. Roslavlev, lithographie, 1911 ; (Image du bas) Extrait du film d’animation La Princesse Grenouille Царевна-Лягушка de Mikhaïl Tsekhanovski (1954)

Le héros du conte russe est archétypal. Il est souvent nommé Vasil Василий ou Vassilissa (dérivé du grec Basil / Basileus Βασιλεύς signifiant ‘roi’) ou Ivan Иван (du russe médiéval Ioann) tout comme le Johannes germanique, raccourci en Hans, le Jack / John des contes britanniques et américains, ou le Jean français. L’héroïne est généralement une princesse ou une jeune fille à la beauté éclatante, symbole de vie et le jeunesse. Elle incarne les vertus de piété, de docilité et de confiance en la bénédiction maternelle contre laquelle Baba Yaga est impuissante. L’enfant est sous la protection de ses ancêtres et de sa lignée familiale selon la notion de « double foi » du christianisme populaire russe (F. Conte). Dans certaines versions, elle est orpheline ou souffre des mauvais traitements infligés par sa marâtre ; Baba Yaga agit alors comme une figure maternelle envers elle. Cette figure virginale est parfois enlevée par un antagoniste masculin aux traits reptiliens comme un dragon, le diable, Ouragan, ou Tchoudo-Youdo. L’autre grand méchant des contes de fée est Kochtchéï l’Immortel (Koshchéy Bessmértnyy, Коще́й Бессме́ртный), un magicien squelettique qui cache son âme dans des objets extérieurs à son corps et que le héros doit débusquer pour le vaincre et libérer la belle.

Sous leur apparente simplicité enfantine, les contes recèlent de nombreuses significations ; ils nous éclairent sur la condition humaine, la vie et la mort, l’initiation sexuelle, la vieillesse … (Belmont : 1999). Les contes aident les jeunes à accepter et comprendre leur place dans la culture traditionnelle qui est la leur. Notamment pour la jeune fille dont le mariage au sein d’une autre famille signifie le départ dans un nouveau foyer et la cohabitation sous l’autorité de la belle-mère. Il existe un rituel des plaintes de mariage qui consiste à pleurer la future mariée, destiné à éloigner le mauvais œil et à ne pas tenter le destin en ayant l’air joyeux. Car le mariage est la mort de la vierge, tout comme l’entrée dans l’âge adulte est la mort de l’enfance.

Viktor Vasnetsov (1848-1926), Kochtcheï l’Immortel, Кащей Бессмертный, huile sur toile, 1917, Maison-musée Viktor Vasnetsov, Moscou, Russie

La vraie nature de Baba Yaga

Comment comprendre alors la nature réelle de Baba Yaga, cette entité versatile qui se montre bienveillante ou sans merci, qui aide à fuir ou prend en chasse, à la fois ogresse et amie ? Si l’on en croit les textes de Propp, les formes fondamentales du conte sont liées à des éléments issus d’anciennes représentations religieuses car « c’est de la religion au conte que se dessine le mouvement et non pas l’inverse » (V. Propp ; M. Cabaj). Il existe donc une genèse enracinée dans la réalité historique qui laisse les traces d’anciens systèmes archaïques (chasse, exogamie, transmission du trône …) (M. Cabaj).

Baba Yaga est une initiatrice cadavérique et mortifère qui garde l’entrée du monde des morts (V. Propp). Ce monde souterrain slave (preispodnyaya, преисподняя, ‘l’après-monde près du sous sol’) est lié à la Terre-Mère (Mat’-Zemlya, Мать-Земля) au corps à la fois fertile aux récoltes et lieu où pourrissent les cadavres (A. Johns). Elle est aussi un génie de la nature qui vit isolé au cœur de la « profonde forêt » (les – лес) et règne sur une faune sauvage et dangereuse (La Belle des Belles) (Gruel-Apert). Elle est une divinité dont les différents rôles correspondent aux trois fonctions duméziliennes : la sagesse et le lien au sacré, la fonction guerrière, la fonction de fertilité / fécondité liée aussi à la mort) (G. Dumézil ; A-N. Malakhovskaya). Baba Yaga prend aussi les traits de la Mère Russie, déesse aux triple visages, à la fois vierge, mère et vieille femme (J. Hubbs).

Jusqu’au XIXe siècle, les folkloristes identifiaient Baba Yaga à une ancienne déesse païenne slave Mokosh, une divinité souterraine similaire à la grecque Perséphone (Chulkov : 1782 ; Guthrie : 1795). Selon cette théorie initiale de la « mythologie solaire », les contes auraient des origines communes aux anciens mythes Indo-européens tandis que les récits folkloriques seraient des expressions métaphoriques de phénomènes météorologiques (A. Johns). Comme la Baba Jaudocha d’Ukraine occidentale ou la dame Huld germanique qui contrôlent les changements climatiques : elles secouent les taies d’oreillers en plume pour faire tomber la neige, remuent la bobine de lin pour faire gronder le tonnerre, filent la Voie Lactée avec un rouet (L. Motz).

Baba Yaga serait donc la personnification de l’orage et de l’hiver (Afanasiev). Ses objets magiques (mortier et pilon, chevaux cracheurs de feu, tapis volant ou épée animée) incarneraient son contrôle sur les nuages, le tonnerre et les éclairs. Divinité cannibale du climat qui dévore la lumière solaire dans l’obscurité de la tempête tout comme les âmes humaines, elle est aussi la gardienne de la mortalité qui influence le destin des défunts dans l’autre-monde (Potebnia). Et si Baba Yaga représente le froid mortel, ses filles symbolisent l’été comme en atteste la légende slave de l’est de Paraskeva Pyatnitsa Параскева Пятница  : le soleil Nedelia неделя ou Dimanche, entité femelle, est l’enfant de Yaga, Pyatnitsa ou Vendredi.

Mais Baba Yaga appartient au culte populaire contrairement aux divinités du panthéon de l’ancienne religion païenne slave. Les dieux du culte païen « haut aristocratique » ont ainsi vu leurs noms préservés par la littérature écrite dans des chroniques historiques là où les entités mineures, disparues des mémoires, sont devenues des personnages imaginaires. C’est pourquoi la Déesse Mère Mokosh Мóкошь ‘humidité’, patronne des femmes et de leurs travaux, a perduré alors que Baba Yaga, perçue comme une ancienne déesse, s’est vue rétrogradée (A. Johns).

Viktor Vasnetsov (1848-1926), Trois princesses du royaume souterrain, Три царевны подземного царства, huile sur toile, 1884, National Art Museum of Ukraine (NAMU), Kyiv, Ukraine

D’autres encore voit en Baba Yaga l’incarnation d’une Déesse Mère femme-oiseau paléolithique, humanisée au Néolithique (M. Shapiro), voir d’une déesse androgyne (S. Richards), au culte composite entre chamanisme et totémisme (M. Gimbutas). Elle prend parfois des allures de guerrière et de chasseresse. Elle commande les trois cavaliers du ciel : l’aube, le soleil et la nuit (Vassilissa), possède une armée (Prince Ivan et Beloy Polyanin) et part au combat sous la forme d’une cavalière armée de feu et d’un bouclier incandescent (Petit Bout, Ivachko-Ourseau).

Comme le suggère sa jambe en os, Baba Yaga serait une femme hybride, un dragon femelle (drakaina, Дракайна), dont l’apparence mi humaine mi animale révélerait son dualisme profond. Selon Afanassiev, le nom de Baba Yaga serait issu du sanskrit áhi अहि ‘serpent’ et supposerait donc une origine reptilienne à cette étrange sorcière. À l’instar des êtres légendaires anguipèdes comme les lamia Λάμια néohelléniques, les drangùe du folklore albanais, ou encore la fée Mélusine ou la Vouivre françaises (S. Zochios). Le reptile est souvent un ennemi. Sous la forme d’un serpent ou d’un dragon, il enlève l’héroïne (Roule-petit-pois), ou tente de la dévorer (Pomme de Jeunesse et le Royaume d’en bas, Le dragon et le tzigane). En langue slave, le serpent zmeya змея, issu de zmelya Земля ‘la terre’, est un animal sortit du sol gardien du foyer, détenteur de richesses et du pouvoir de guérison, qui parfois aide le héros (Hélène la Magicienne) (Gruel-Apert).

Baba Yaga est aussi associée aux oiseaux comme en atteste sa maison-gallinacée, sa jambe en os et sa capacité à voler. Dans le paganisme des anciens slaves, les morts malfaisants non baptisés (nav’i, навьи) se changent en oiseaux et en coqs déplumés et attaquent les femmes et les enfants (B. Rybakov). Autre figure du folklore européen, la strix ou striga (στρίξ, στριγός), issue de la mythologie de l’Antiquité classique, est un oiseau de mauvais augure capable de métamorphose et dévoreur de chair humaine. Ce vampire féminin hante les forêts polonaises, personnification démoniaque d’une femme morte en couche (K. Vandenborre).

Il existe dans le folklore russe, d’étranges créatures ailées, les Alkonost Алконост, les Sirin Сирин et les Gamaïoun Гамаюн, aux bustes de femmes et aux corps d’oiseaux. Ces entités célestes vivant près du paradis, forment un trio de créatures prophétiques évoluant à la frontière de la vie et de la mort. Êtres à la voix magique, ils connaissent les secrets de l’avenir et symbolisent les vertus de la sagesse, de la connaissance et la volonté de Dieu, composant pour les saints de l’église orthodoxe de merveilleux hymnes divins. Seul Sirin est néfaste aux mortels pour qui le chant ensorcelant fait perdre tout sens de la réalité, les menant à la mort, à l’instar de ses cousines les sirènes grecques. Pour se prémunir de cette mélopée funeste, on tire des coups de canons et on sonne les cloches afin de couvrir le son fatal par le bruit des vivants. Seul un homme heureux peut supporter l’écoute de son chant ; et bien rare encore sont ceux capables de l’apercevoir, car l’oiseau symbole d’harmonie et de joie éternelle est aussi rapide et fugace que la félicité est ardue à attraper.

Victor Vasnetsov (1848-1926), Sirin et Alkonost, Oiseaux de joie et de chagrin, Сирин и Алконост. Птицы радости и печали, huile sur toile, 1896, Galerie Tretyakov, Moscou, Russie

BABA YAGA ET LE CINÉMA

Si Baba Yaga est avant tout un personnage de conte, elle s’est lentement infiltrée dans les écrans de télévisons et le cinéma. Avec la venue au pouvoir du Parti Communiste en URSS (Union des républiques socialistes soviétiques, Союз Советских Социалистических Республик) en 1922, la pensée marxiste influence la perception de la littérature populaire. Le folklore est alors perçu comme vantant l’idéologie des classes dominantes, une glorification des tsars et de la monarchie responsable de l’oppression du peuple (A. Johns). Dans un soucis d’organisation rationnelle du système éducatif, Baba Yaga et ses pairs sont bannis par le parti dès 1918. Le rejet des contes ruraux païens connaît une apogée en 1924 où Nadejda Krupskaïa, présidente du comité central de l’éducation politique, organise un nettoyage des bibliothèques.

C’est à travers le cinéma que la Baba Yaga va resurgir en servant les intérêts de la politique culturelle soviétique. Le conte et le folklore sont réhabilités afin de promouvoir les valeurs conservatrices du nationalisme soviétique (G. Kabakova). En 1936, à l’époque stalinienne, deux studios de films pour enfants et d’animation sont crées : le Soïuzdetfilm Союздетфильм et le Soïuzmultfilm Союзмультфильм. Le réalisateur Alexandre Ro’ou Александр Роу (1906-1973) adapte ainsi en 1937 la fable Par l’ordre du brochet, (Po shchuchemu veleniyu, По щучьему веленью) et en 1939 le conte Vassilissa la Très Belle (Vasilisa prekrasnaya, Василиса Прекрасная). La terrible Baba Yaga est alors incarnée par l’acteur Gueorgui Milliar Георгий Милляр (1903-1993).

Les adaptations filmiques servent d’outils pédagogique pour véhiculer l’idéologie communiste aux jeunes. Dans Vassilissa, l’héroïne de conte devient une travailleuse honnête souffrant de l’oppression de ses frères et épouses, des exploiteurs ridicules aristocrates qui symbolisent la lutte des classes. À l’image de la résistante Zoïa Kosmodemianskaïa (Зо́я Космодемья́нская, 1923-1941) devenue martyre et héroïne de l’Union Soviétique après avoir été pendue par les nazis à l’âge de 18 ans, Vassilissa est un modèle à suivre, prête au sacrifice. Le méchant Zmeï Gorynytch qui enlève la jeune fille vit dans une montagne industrialisée et inhumaine, tandis que Baba Yaga, qui symbolise l’ancien système féodal, incarne un monde sylvestre hostile et parasite. Ces deux entités menacent la survie du héros résistant et les frontières de la nation russe.

Постер фильма
Affiche du film « Vassilissa la Belle » Василиса Прекрасная de Alexander Ro’ou, 1939, Soïuzdetfilm, inspiré du conte « La Princesse Grenouille » Царевна-лягушка

À travers l’image, le cinéma forge un nouveau vocabulaire nationaliste en s’inspirant de l’art et de la culture populaire russe (musique instrumentale avec des gousli гусли, typographie de livres médiévaux, costumes traditionnels) poussé par le narodnost народность, le nationalisme russe qui exalte le sentiment national. Cet orgueil culturel était déjà présent sous le règne très conservateur de Nicolas Ier, au cours duquel les artistes ont forgé l’iconographie de Baba Yaga (L. Dehgan). Dans les années 30, l’animation russe utilise massivement la méthode « éclair » employant la rotoscopie crée par l’américain Max Fleisher en 1915 (cinéma en prise de vue réelle qui permet d’animer rapidement des mouvements réalistes), sans parvenir à casser leur image de sosie de Disney (L. Dehgan). Baba Yaga en tant que personnage typiquement russe et symbole national fort, devint une actrice récurrente des œuvres télévisuelles.

Après la mort de Staline et la succession de Khrouchtchev, le studio Soïuzdetfilm devient en 1947 le studio Gorki ; et le personnage de Baba Yaga évolue à son tour. Alexandre Ro’ou réalise en 1964 le film en couleurs Morozko Морозко dans lequel la sorcière devient une bienfaitrice grincheuse. Le mal ne vient plus d’un monde surnaturel mais des humains aux mille défauts. Avec Par feu et par flammes (Ogon’, voda i… mednyye truby, Огонь, вода и… медные трубы ) de 1968, Baba Yaga s’humanise et marie sa fille ; puis dans Les Cornes d’or (Zolotye roga, Золотые рога) de 1972, elle chante, danse et flirt avec des gobelins lechïï. Les films vantent les valeurs conservatrices d’une Russie comparée à une Mère-Patrie sacrée et des figures masculines fortes viennent en aide à l’héroïne, comme le gouvernement qui protège le peuple tel un père autoritaire (M. Shpolberg).

Par ses attributs, sa silhouette et sa garde-robe de paysanne, Baba Yaga incarne un code visuel inchangé qui fédère le public. Elle est un symbole populaire apprécié des spectateurs, capable de s’adapter à chaque époque. De ses débuts en 1938 dans le dessin animé des sœurs Brumberg, Ivachko et Baba Yaga (Ivaško i Baba Jaga, Ивашко и Баба Яга), à des films plus modernes où on la voit décoller comme une fusée, mélanger magie et science pour affronter l’ours olympique Micha (Baba Yaga est contre ! Baba jaga protiv !, Баба яга против! 1979-1980) ; en passant par des trésors de poésie comme le classique La Princesse grenouille (Carevna ljaguška, Царевна лягушка) de 1957, Baba Yaga ne manque pas de surprendre.

Le conte traditionnel continue d’influencer les histoires horrifiques (strashilka, страшилка) et le cinéma contemporain (Grechina & Osorina : 1981), comme en témoigne le film d’horreur russe Yaga. Nightmare of the Dark Forest (Yaga. Koshmar tomnogo lesa, Яга. Кошмар тёмного леса) réalisé par Sviatoslav Podgaevsky sorti en 2020. Preuve s’il en est de son importance dans l’imaginaire collectif, elle fait même une apparition dans le troisième volet de la franchise américaine Hellboy de Neil Marshall sorti en 2019. La légende de Baba Yaga se poursuit donc encore aujourd’hui.

De gauche à droite : Affiches des films Par feu et par flammes 1968 ; Les Cornes d’or 1972 ; Ivachko et Baba Yaga 1938 ; Baba Yaga est contre! 1979-1980

Immortelle Baba Yaga

Étrange Baba Yaga qui, avec son caractère d’ogresse et son corps animal, agit hors du cercle social ; pour toujours étrangère à la communauté. C’est portant elle qui guide les jeunes dans leurs rites de passage vers la maturité. Terrible gardienne, elle veille sur la frontière qui séparent les vivants du monde souterrain. Le héros passe par sa hutte pour se rendre dans un au-delà dont il reviendra transformé. Car le conte de fée illustre la règle de l’exogamie, le mariage hors de la communauté, par le départ d’un héros-enfant qui quitte son foyer, afin de renaître sous forme adulte et trouver un.e époux.se dans un pays lointain (M. Cabaj ; Meletinskii : 1969). Avec l’évolution des modes de vie, les divinités sylvestres sont devenues agraires, ; les mythes de simples contes pour enfants qui inversent et illustrent la lente décadence des rites (M. Cabaj). Baba Yaga est ainsi devenue une sorcière malvoyante en lieu et place d’une divinité extralucide ; elle ne contrôle plus le feu sacré qui a tendance à la brûler vive, et le héros la surpasse là ou l’initié respectait son guide (A. Johns).

Baba Yaga est une figure ambivalente à l’image du paradoxe fondamental de la nature (J. Hubbs : 1988). Une nature à la fois nourricière et assassine, qui cache en son sein nombre de forces surnaturelles. Car le panthéon slave dénombre une variété impressionnante de créatures, comme les liéchi леший, les hommes des bois sylvains, et leurs homologues féminins leshachikha Лешачиха, ou les beregini Берегини, ces divinités féminines des berges de rivières qui protègent la vie animale et patronnent les chasseurs (Boris Rybakov). Quant aux ruisseaux, ils sont hantés par les roussalki (русалки / русалка), les esprits des jeunes filles suicidées ou des enfants non baptisés, à la beauté enchanteresse mais mortelle; similaires à la nymphe-fée blonde vila slave du sud (les fameuses vélanes, mascottes de l’équipe de Quidditch bulgare dans Harry Potter).

Baba Yaga est un personnage singulier du folklore russe et une figure nationale (Cherepanova : 1983). Entité familière, elle est présente dans la culture populaire, de la vieille tradition orale aux livres et films d’animations (Ivanitskaia : 1984). Sa présence dans le folklore de l’Europe de l’est, son apparition constante dans les récits depuis au moins 200 ans et la stabilité de son iconographie démontrent le conservatisme et l’unicité slave d’un passé païen antérieur aux divisions nationales (K. Vandenborre). Devenue une supère héroïne russe (#russiansuperhero), elle possède même un compte Instagram officiel et déambule dans les rues de Moscou, faisant rire aux éclats les passants à défaut de les faire hurler de peur.

Affiche du film Morozko de Alexandre Ro’ou (1964), avec Georgy Millyar interprétant une Baba Yaga magistrale
SOURCES :
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  • Collectif; Forrester, Sibelan. Baba Yaga : The Wild Witch od the East in Russian Fairy Tales, University of Mississippi Press, USA, 2013
  • Conte, Francis. « La Russie, les pauvres, la mort », Ethnologie française, vol. vol. 37, no. HS, 2007, pp. 61-64.
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  • Ferent, Simona. « Baba Cloantza, la Yaga édentée du folklore roumain », Revue Sciences/Lettres, n°4, 2016
  • Gruel-Apert, Lise. De la paysanne à la tsarine : La Russie traditionnelle côté femme, Imago, Paris, 2007
  • Gruel-Apert, Lise. « La Baba Yaga et les autres personnages surnaturels du conte merveilleux. Forment-ils un système ? », Revue Sciences/Lettres, n°4, 2016
  • Gruel-Apert, Lise. Le monde mythologique russe, Imago, Paris, 2014
  • Guister, Marina. « Les études sur le conte merveilleux en Russie », Féeries, n°6, 2009
  • Hubbs, Joanna. Mother Russia : the Feminine Myth in Russian Culture, Indiana Univ. Press, Bloomington, Ind., 1988
  • Jaubert, Ernest. Contes populaires russes, coll. Contes et légendes de tous les pays, Fernand Nathan éditeur, Paris, 1957
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  • Kabakova, Galina. Aux origines du monde : Contes et légendes d’Ukraine, Paris, Flies France, 2009
  • Kabakova, Galina. Aux origines du monde : Contes et légendes de Russie, Paris, Flies France, 2005
  • Kabakova, Galina. « Baba Yaga dans les louboks« , Revue Sciences/Lettres, n°4, 2016
  • Kabakova, Galina. « Le projet du Dictionnaire de motifs et de contes types étiologiques chez les slaves orientaux », Revue des études slaves, LXXXIX 1-2, 2018, pp. 155-168
  • Kabakova, Galina. « Les contes vus par le cinéma soviétique (années 1930-1950) », ILCEA, n°20, 2014
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  • Propp, Vladimir Jakovlevič. Morphologie du conte suivi de Les Transformations des contes merveilleux et de l’Étude structurale et typologique du conte, Seuil, Paris, 1973
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  • Shpolberg, Masha. « Baba Yaga sur l’écran soviétique », Revue Sciences/Lettres, n°4, 2016
  • Sinnett-Smith, Jane. « Une consommation marchandée : le cannibalisme comme dispositif d’échange et de transformation chez Baba Yaga », Revue Sciences/Lettres, n°4, 2016
  • Vandenborre, Katia. « Portrait d’une Baba Yaga polonaise », Revue Sciences/Lettres, n°4, 2016
  • Zochios, Stamatis. « Baba Yaga, les sorcières et les démons ambigus de l’Europe orientale », Revue Sciences/Lettres, n°4, 2016

Chen Jiatong – La Quête du Renard Blanc : La Pierre mystérieuse

Humanité animale

Chen Jiatong 陈佳同 est né en 1987 dans la province du Shandong 山东省 / 山東省, à l’est de la Chine. Diplômé en 2012 d’une maîtrise en ingénierie à l’Université d’Aéronautique et d’Astronautique de Pékin dite Beihang 北航大學, il occupe depuis un poste dans le commerce international. Passionné par la littérature occidentale, c’est un lecteur fervent de Harry Potter de J.K. Rowling, Les 13 1⁄2 Vies du Captiaine Bluebear du dessinateur allemand Walter Moers, Momo de Michael Ende, La Toile de Charlotte de l’américain E.B. White, et Le Vent dans les Saules du britannique Kenneth Graeme.

C’est à l’université qu’il commence à écrire une première ébauche de Dilah le Renard Blanc et la Pierre de Lune (Báihú dí lā yǔ yuèliàng shí 白狐迪拉与月亮石). Six ans plus tard, il propose son livre à Wang Ruiquin, le rédacteur chinois de Harry Potter à la Maison d’édition de la Littérature Populaire. Le premier tome de la série de Dilah le Renard Blanc (Báihú dí lā xìliè 白狐迪拉系列, White Fox) est publiée en 2014 et rencontre un grand succès populaire. Il est nommé Meilleur Livre pour enfant de 2019 par le Financial Times 金融时报.

De gauche à droite : Couvertures de l’édition chinoise, américaine et française

Dilah est un petit renard polaire qui vit seul avec ses parents, entouré de leur amour exclusif, loin de toute autre présence. Chaque soir, le jeune renardeau s’endort, bercé par la voix de sa mère qui lui conte les légendes millénaires des animaux. Mais Dilah a un secret : il rêve de vivre parmi les humains, ces créatures fascinantes, et de partager leur vie si passionnante, car « les hommes sont les maîtres de l’univers. Ils n’ont peur de rien. » Or une nuit fatidique, il retrouve sa mère mourante, blessée par le fusil d’un chasseur. Son père lui non plus ne reviendra pas. Dans un soupir, elle lui confie un précieux souvenir : un objet mystérieux pouvant le conduire au trésor d’Ulla. Une Pierre de Lune capable de le changer en humain. Armé de son courage et de sa détermination, Dilah entame une longue quête semée d’embûches, poursuivit par les féroces renards bleus.

La saga de Dilah, fut inspirée par une « expérience merveilleuse«  vécue par son auteur, à l’âge de cinq ans : « Je me rappelle m’être réveillé, une nuit de pleine lune, et avoir aperçu une forme blanche devant la fenêtre de ma chambre. La silhouette était humaine, avec des oreilles pointues de renard, et elle émettait un rayonnement argenté. » Cette vision spectrale qui évoque les femmes-renardes de la mythologie chinoise a marqué l’enfance de Chen Jiatong. Après s’être beaucoup interrogé sur l’origine d’une telle apparition, visite d’un esprit ? émanation d’une vie antérieure ?, cette rencontre onirique lui a donné l’impulsion de créer une histoire fantastique sur un petit renard rêvant de devenir humain.

Les éditions Casterman ont fait le choix de retranscrire la version anglaise, elle-même traduite du texte original chinois par Jennifer Feeley. On lui doit des expressions originales comme l’animalien classique (classical animalese). Certains noms ont aussi dû être transposés dans une phonétique occidentale comme la ville fictive de Labuer 拉布尔 devenue Lapula ; ou des prénoms comme Jens (金斯 Jinsi) ou Ulla (乌拉 Wula). La traductrice française Nathalie Serval s’est elle aussi confrontée aux difficultés des jeux de mots et s’est appuyée sur la version anglaise pour nommer le phoque Colbert dit joyeux Coco, qui en version originale se nomme Daniel (丹尼尔 Danni’er) et dont l’une des syllabes est l’homonyme de ‘œuf’ (蛋 Dan), rebaptisé Egbert (Egg ‘œuf’) par Jennifer Feeley. Ce roman pour enfants à la particularité d’être une traduction dérivée du chinois, une langue complexe et d’une grande ambiguïté. Les maisons d’éditions semblent avoir fait le choix de simplifier l’écriture originale afin de la rendre plus accessible pour le jeune public occidental. Il semble donc que les modifications du livre ait été réalisées en accord avec l’auteur.

« Tout au nord, près du pôle, la nuit est paisible et silencieuse. Soudain, une lueur bleutée surgit à l’horizon et se déploie tel un voile chatoyant sur le velours noir du ciel piqué d’étoile. »

De gauche à droite : Couvertures de l’édition anglaise, tome 1 et 2 illustrés par Viola Wang

Bestiaire fabuleux

Chen Jiatong fait intervenir une multitude d’espèces dans son récit et la présence des animaux chez un auteur d’origine chinoise laisse sous-entendre de multiples interprétations. Les animaux (de dòngwù 的动物), littéralement ‘chose qui bouge’, imprègnent tout les aspects de la vie chinoise. Les récits historiques mythiques évoquent la présence de divinités mi-humaines, mi-animales, issues d’une époque où le territoire chinois était occupé par des tribus diverses, identifiées par des totems bestiaux (J. Pimpaneau). De nombreuses divinités possèdent des attributs composites comme des ailes, des dents de tigres, une queue, un corps de serpent … Les animaux ont été employés comme métaphores, symboles, doubles des humains. Ils sont même présents dans le calendrier, car toute personne naît sous le patronage d’un des douze signes du zodiaque.

Les Chinois, peuple d’observateurs avisés, ont mis au point un système complexe de comptage du temps sous le règne de L’Empereur Jaune Huang Ti (v. 2637 av. J-C). Les années ont été regroupées en cycle chronologique de soixante ans, et chaque année du cycle est nommée avec l’un des dix caractères des Tiges Célestes (Tiāngān 天干, dix soleils) auquel s’ajoute les caractères des Douze Branches Terrestres (Dìzhī 地支, douze lunes), portant le nom des douze signes du zodiaque. Ces signes forment des constellations qui fixent la position du soleil chaque mois. Ces étoiles génèrent des influences plus ou moins bénéfiques pour les affaires de l’humanité tant et si bien que l’almanach officiel les liste avec attention et, selon les recommandations des devins, établit les dates des rites, fonctions ou plaisirs (J. Pimpaneau).

Les bêtes shòu 獸 sont divisés en cinq classes, dont chacune est représentée par une créature : les animaux à plumes sont incarnés par le phénix, celles à fourrure par la licorne-cerf Qilin, les créatures à écailles par le dragon, celles possédant une carapace par la tortue, et les êtres à peau nue sont assimilés aux humains. Les chinois distinguent six espèces d’animaux domestiques et comestibles : cheval, bœuf, mouton, porc, chien et poulet. Certains animaux sont nocifs comme les serpents, centipèdes, scorpions, lézards ou geckos, ainsi que les crapauds. Le 5e jour du 5e mois lunaire, des méthodes magiques étaient invoquées afin de se débarrasser de ces créatures nuisibles, en invoquant le dieu Zhong-kui secondé par le coq (D. Cao).

Au cours du récit, Dilah voyage à travers le monde, faisant défiler une grande galerie de paysages : banquise, forêt de conifères, toundra, plaine ou champ agricole. Les animaux qu’il croisent sur son chemin semblent symboliser à la fois leur environnement et un élément : l’eau pour la banquise et les créatures marines, l’air pour la toundra et l’aigle, la terre et le bois pour les lapins et les fouines vivant dans des terriers, le feu pouvant être associé au fougueux cheval sauvage galopant dans la plaine aride ; quand au métal, il est forgé par les hommes pour créer des fers, des armes, voir même leur propre cœur.

Le paradoxe du renard

Le héros du récit, Dilah (Dila 迪拉), est un renardeau polaire (Báihú 白狐 ‘Arctic fox’) à la blancheur immaculée qui évoque la pureté. Bien que Dilah soit un renard arctique Vulpes lagopus, il est assimilé à son cousin le renard roux Vulpes vulpes. D’ailleurs, Chen Jiatong distingue son héros de ses homologues les renards bleus alors qu’ils font tous partie de la même espèce, le renard polaire ou Isatis, dit aussi Renard Bleu. Pour les peuples de Sibérie (Nenets, Tchouktches et Evenki), les renards comme les loups, les ours ou les rennes, sont des êtres spirituels dotés d’une âme et protégés par un gardien divin (G. Ksenofontov).

Le fait d’avoir choisit un renard pour incarner le héros de son histoire n’est pas anodin pour Chen Jiatong. Car le renard 狐狸 húlí n’est pas considéré comme un animal ordinaire en Chine. C’est un être marginal, sauvage et impossible à domestiquer, qui se nourrit de volailles, tout en faisant preuve d’une grande intelligence. Sa position liminaire et son étrangeté ont nourri l’imaginaire. Il s’agit d’un esprit familier de la mythologie est-asiatique possédant des pouvoirs magiques, adepte de mauvais tours et de métamorphoses. Il existe sous la forme de Kitsune 狐 / キツネ au Japon, de hồ ly tinh au Vietnam, ou encore de gumiho 구미호 en Corée. Dans les pays du sud-est asiatique subtropical, le renard est remplacé par des viverridés et mustélidés (belettes, putois, fouines, civette) (Nguyên Du).

Selon l’illustre lettré Ji Yun 紀昀 (1724-1805), les renards se situent « à mi-chemin des hommes et des bêtes, des morts et des vivants, des immortels et des démons. » (R.Huntington). Il n’y a pas de distinction claire entre l’animal réel et son homologue surnaturel dans l’imagination populaire. On retrouve la présence d’esprits-renards sous les Six Dynasties jusqu’à l’époque impériale dans des récits en langues classiques comme les Notes de l’étrange (zhiguai 志怪) ou les nouvelles (chuanqi 傳奇) ; avant que les histoires surnaturelles ne soient perçues comme des superstitions (míxìn 迷信) à oublier (X. Kang).

Ces récits mettent en scène des Huxian (胡仙 / 狐仙 ‘immortels vulpins’, ‘fée-renarde’, ‘génie-renard’) aussi nommé Húshén (胡神 / 狐神 ‘Dieu Renard’) ou Húwáng (胡王 / 狐王 ‘Renard Souverain’) dotés de pouvoirs divins. Ces entités bénéfiques perçues comme de vénérables xian (仙 ‘immortel’, ‘perfectionné’, ‘transcendant’) sont souvent en quête d’immortalité et tentent d’acquérir la condition humaine. Ces esprits-renards (xianjia à Pékin) étaient à l’origine des divinités respectées dont on rendait hommage au temples pour s’assurer santé et félicité (X. Kang ; A. Alex).

Le renard possède une signification morale. Lorsqu’il meurt, il oriente sa tête vers sa tanière, signe qu’il n’oublie pas ses origines. Cet acte est interprété comme un modèle d’humanité selon le Livre des Rites (Liji 禮記), l’un des treize ouvrages confucéens : l’animal enseigne aux hommes à respecter les rites perçus comme le foyer spirituel. Les neuf queues du renard sont aussi le symbole de la postérité royale, à l’image des neuf concubines impériales qui enfantent la descendance nécessaire à l’harmonie de la dynastie.

À l’origine, la présence d’un culte du renard était intrinsèque au nord de la Chine et il était rare d’en apercevoir au sud du fleuve Yangzi. Le culte de l’esprit-renard au Nord était similaire à celui du Wutong 五 通 (démons unijambistes) au Sud. C’est notamment aux XIXe et XXe siècles que la figure du renard s’est popularisée dans le pays, favorisant son apparition dans la littérature et les œuvres audio-visuelles (X. Kang). Dispensateur de richesse ou de prophétie, l’esprit-renard communique par l’intermédiaire de médiums, souvent des femmes issues des classes populaires et méprisées par les classes lettrées masculines. Être liminaire, il est donc associé aux individus marginaux comme les chamanes, les médiums, les magiciens, les bouffons, issus des classes sociales les plus basses mais détenteurs d’un pouvoir rituel à même de renverser les structures sociales et d’exprimer l’opposition des faibles (X. Kang).

En tant qu’être marginal, le renard est donc caractérisé par sa dualité. Animal contradictoire et insaisissable, il possède aussi une face sombre, comme celle des yao 妖, les émanations incontrôlées des pires vices humains. Le renard fait partie de ces animaux-esprits qui traversent les frontières afin d’assurer l’ordre social et moral (Mary Douglas). De part leur position ambiguë et liminaire, ils personnifient le danger impur qui menace la structure sociale dominante. Ils sont perçus comme des divinités capricieuses liés au Yin 阴 / 陰 et donc illicite, excessif, licencieux, impropre, par les élites officielles qui ont tenté de contrôler l’importance du culte vulpin sans y parvenir. Ainsi le renard symbolise la mort, l’invisible, l’obscurité, la sauvagerie, les éclipses ou la bisexualité ; tous ce que l’ordre ne contrôle pas (Victor Turner).

Le Classique des Montagnes et des Mers (Shan Hai Jing 山海经, débuté vers le IVe siècle av. J-C. puis étoffé sous les Han) est une compilation de la géographie et du bestiaire mythique de son temps. Il cite la présence de renards à neuf queues (jiǔwěihú 九尾狐), créatures pouvant être bienveillantes (de bon augure) ou malveillantes (mangeuses d’homme). Les esprits-renards (húlijīng 狐狸精 ‘fox essence’) peuvent ainsi prendre la forme d’une beauté fatale menant ses amants humains à leur perte. Incarnant le pouvoir destructeur de la luxure, la renarde lubrique à longtemps été associée aux femmes dangereuses, aux grandes amantes de l’histoire comme Daji 妲己, la séduisante favorite du roi Zhou, qui aurait provoqué la ruine de la dynastie Shang dans les textes littéraires. À l’inverse, la forme féminine de La Dame Renarde Immortelle (Húxiān Niángniáng 狐仙娘娘 Fox Immortal Lady) est une importante divinité associée à la Reine Mère de l’Ouest (Xīwángmǔ 西 王母 ) puissante déesse de vie et d’immortalité dans la mythologie chinoise.

Comme Dilah, le renard est le protagoniste de très nombreuses légendes, à la fois être divin vénéré et esprit démoniaque à exorciser. Des histoires horribles et sanglantes de maladie, de possession, de folie et de mort ; et des fables où le renard fait preuve de bonté et de sagesse, accordant richesse et prospérité comme le ferait un ancêtre respecté. On distingue aussi des récits de romances vulpines, notamment chez Pu Songling 蒲松龄 (1640-1715), où l’amoureuse animale n’est pas toujours néfaste et qui s’achèvent souvent par la fuite mélancolique de la fiancée à fourrure.

« Des yeux noirs perçants, des oreilles rondes, une longue queue touffues, une fourrure d’un blanc si pur qu’elle se confond presque avec la neige : on dirait une créature surnaturelle tout droit sortie du paysage. » 

De gauche à droite : Dame renarde, Fox lady, artiste et date inconnus ; Kawanabe Kyōsai 河鍋 暁斎 (1831-1889), Renard à neuf queues possédant Daji, seconde moitié du XIXe siècle ; Fang Chuxiong 方楚雄 (1950-), Renardeau et sa mère, v. 2010

Le monde de la mer, l’amitié et la connaissance

Après avoir échappé à la horde des renards bleus, Dilah se retrouve sur la banquise glacée. Dans cet univers marin, il rencontre « une étrange créature trapue, au pelage velouté, aux grands yeux humides : un phoque! » Colbert dit Coco est un farceur à la bonne humeur communicative. Le phoque (Hǎibào 海豹) n’apparaît pas fréquemment dans les légendes chinoises. C’est dans les mythes venus d’Écosse, d’Islande ou des îles Féroé qu’on le retrouve sous la forme d’un selkie (litt. ‘phoque gris’). Les selkies sont des entités marines capables de changer de peau et de prendre forme humaine (A. Jon). De nombreux contes évoquent les mariages contraints de femmes-phoques avec des hommes ayant volé leur peau, les privant de leur accès à l’océan (J. Simpson). De l’union avec ces êtres changeant naissent des enfants aux mains palmées, le cœur tourné vers la mer. Dans la mythologie inuit, les phoques et autres créatures marines sont issues du corps mutilé de Sedna (ᓴᓐᓇ Sanna) la déesse de la mer. Fille géante du dieu créateur Anguta, elle est jetée à l’eau lors d’une querelle avec son père et, tentant de s’accrocher au rebords du kayak, se voit couper les doigts qui se changent alors en animaux, phoques, morses et baleines. Depuis la noyée devenue divinité règne sur le monde souterrain des profondeurs Adlivun où se rendent les âmes des défunts.

Dilah est ensuite guidé par Coco qui le mène auprès de Grand-Père Tortue, un vieux baroudeur, curieux et polyglotte qui « a un peu fréquenté les hommes. » La vieille tortue de plus de 200 ans collectionne les objets du monde entier et marchande avec les autres animaux de la banquise pour obtenir de nouvelles pièces. Cette passion l’obsède et il n’hésite pas à employer des ruses pour obtenir ce qu’il convoite. C’est un lettré avisé, vraie « encyclopédie vivante », qui connaît les anciennes écritures animales ; le sage à qui les plus jeunes demandent conseil. En Chine, la tortue 龜 Guī est un animal sacré qui incarne la longévité, la santé, la sagesse et l’endurance (J. Tresiddr). Selon les mythes fondateurs chinois, la tortue de mer géante Ao 鰲 aida l’entité initiale Pangu 盤古 a créer le monde : ses pattes furent coupées pour soutenir le Ciel au dessus de la Terre. À chaque mouvement de l’animal porteur, la terre tremble et provoque des séismes. La tortue symbolise donc l’univers par sa carapace figurant la terre plate et le ciel voûté (S. Allan).

De plus, la tortue associée au serpent est aussi l’un des Quatre Animaux Fabuleux de la cosmologie asiatique. C’est la Tortue Noire du Nord ou Guerrier Noir (Běifāng Xuánwǔ 北方玄武) aussi nommée Gembu 玄武 au Japon, Huyền Vũ au Vietnam et Hyeonmu 현무 en Corée. Elle est associée au nord, à l’eau, au noir et à l’hiver. Elle est membre du quatuor légendaire que forment Les Quatre Symboles sì xiàng 四象 (Quatre Bêtes 四獸 sì shòu, ou Quatre Esprits 四靈 sì líng), les animaux gardiens des quatre directions cardinales. On compte ainsi la Tortue Noire, le Dragon Azur (Qīnglóng 青龍) lié à l’est, au bois, au vert et au printemps), l’Oiseau Vermillon ou Phénix (Zhūquè 朱雀) associé au sud, au feu, au rouge et à l’été, et le Tigre Blanc (Báihǔ 白虎) attaché à l’ouest, au métal, au blanc et à l’automne. À ces quatre bêtes de bon augure s’ajoute une cinquième, le Dragon Jaune (Huánglóng 黄龙 / 黃龍) ou Qilin 麒麟, incarnation de l’empereur (qui représente le milieu, la terre, le jaune et la mi-été) selon La Théorie des Cinq Principes ou Wuxing 五行 (Dr Zai ; J.Bredon).

Fait singulier, la carapace de Grand-Père Tortue « apparaît gravée de lignes sinueuses qui se croisent, traçant une sorte de labyrinthe, et une dentelle de symboles encercle la base. » Ces étranges caractères évoquent les textes divinatoires gravés sur les os (gǔ 骨) ou les carapaces de tortues (jiǎ 甲) qui restent à ce jour la plus ancienne forme d’une écriture chinoise connue (L.Vandermeersch). L’écriture ossécaille ou l’écriture des os oraculaires (jiǎgǔwén 甲骨文, ‘oracle bones script’) prend la forme de signes pictographiques simplifiées dont descendent certains idéogrammes chinois modernes. Des fouilles archéologiques ont mis à jours des vestiges datant de la dynastie des Shang 商朝 ou dynastie des Yin 殷代 qui vivait vers 1600 av J-C. – 1046 av J-C (R. Djamouri). Cette civilisation installée au abords du fleuve Jaune avait mis au point un système complexe de divination pyromantique (utilisation du feu) et serait à l’origine de ce système d’écriture si méconnu (S.Allan). Selon une légende, Cang Jie, un ministre de l’Empereur Jaune, aurait inventé les caractères en s’inspirant des empreintes animales sur le sol (J. Pimpaneau).

De gauche à droite : Teevee (Inuit,1960-), Diving Sedna, 2010 ; Fragment d’une carapace de tortue couverte d’inscription en écriture ossécaille (jiǎgǔwén 甲骨文) ; Qi Baishi 齐白石 (1864-1957), Image d’une vie de tortue 龟寿图, 2012

Le souffle de la sagesse

Dans un chapitre intitulé ‘Un éclair de sagesse‘, Dilah blessé s’effondre de fatigue sur une rivière gelée. Emporté par une douce torpeur, « il sombre dans un demi-sommeil » quand une voix venue des cieux l’interpelle. Un aigle le motive à poursuivre son voyage, le guidant et gonflant son cœur d’espoir : « Tant que tu garderas la foi, aucun obstacle ne t’arrêtera. » Ce bienfaiteur providentiel permet au renardeau de survivre jusqu’à sa prochaine étape.

L’aigle (yīng 鹰) est un oiseau-tutélaire, initiateur et psychopompe (notamment dans les mythes amérindiens). Pour les Chinois, les oiseaux 鳥 niǎo sont les messagers du Ciel car ils sont les moins soumis à la contingence (Javary). Selon Confucius, ils sont des maîtres pour les hommes car ils savent toujours où se poser spontanément, conscients de l’agencement exact des choses ; ils peuvent saisir le ‘flux qui passe’ (peng yun qi 碰运气) (Javary). Ainsi, les oiseaux personnifient la dignité humaine, ils semblent comprendre l’arithmétique complexe du monde, c’est pourquoi les devins observaient avec attention la trajectoire de leur vol avant d’en tirer des interprétations divinatoires.

L’oiseau est un guide qui indique la bonne direction, mais c’est aussi un protecteur. Une légende raconte que des oiseaux bienveillants préservent la tombe de l’empereur Yu ; dans une autre, ils couvrent de leur plumes le corps des hommes pieux. Les oiseaux à tête blanche annoncent un grand âge à venir et représentés couplés sur une pivoine, ils apportent richesse et honneur. Les Chinois aiment aussi à entendre le chant mélodieux des oiseaux, synonyme de raffinement. Les volatiles, enfermés dans des cages finement décorées, sont des animaux de compagnie très appréciés dont on écoute les mélopées éprises de liberté.

De gauche à droite : Zhao Guojing 赵国经 (1950-) souvent en collaboration avec Wang MeiFang 王美芳 (1949-), Femme et perroquet, peinture sur soie dans le style Gong Bi 工笔 (issu de la tradition académique impériale) ; Chen Zhifo 陈之佛 (1896-1962), Magnolia and Parrot ; Fang Chuxiong (1950-), Héros de l’Indépendance 英雄独立 镜片 设色纸本, v. 2010

Le compagnon rusé

Dans une forêt, Dilah rencontre un petit animal à la fourrure brune qui traîne un sac de pommes (píngguǒ 蘋果, souvent offertes en cadeau comme symbole de paix), « deux yeux noirs, de minuscules oreilles, un ventre blanc et une longue queue touffue : une fouine ! » Ankel (Anke 安可) vit avec une mère protectrice qui se méfie du renard, ennemi naturel des fouines mais leur amitié transcende les frontières. Ankel la fouine est un petit animal carnivore à l’esprit affûté. Aussi agile qu’intelligent, sa ruse viendra souvent au secours de ses amis. Il n’hésite d’ailleurs pas à s’introduire dans les maisons des humains, chasseur compris, pour leur voler de délicieuses victuailles dont il est friand.

Parce qu’elles creusent des tanières dans les entrailles de la terre – là où reposent les morts – les fouines (yòu shǔ 鼬鼠), comme les hermines ou les renards, ont été associées au culte des fantômes. Le folklore populaire les considère comme des esprits errants (liúlàng de jīngshén 流浪的精神), les âmes transmigrées des défunts, à même de voler et de remplacer l’âme des vivants (E.T.C. Werner). Vivant dans des terriers, ces animaux limitrophes sont à la fois proches et lointains du monde des hommes. En Chine, tuer une fouine est de mauvaise augure, un acte qui porte malchance et peu entraîner la mort du coupable ainsi que celle de sa famille.

Le feu du cheval fougueux

Les deux compères traversent alors une steppe brûlée par le soleil et découvrent une jument en pleurs, Kassel. « Sa robe est blanche et sa crinière nacrée », la couleur immaculée et pure des chevaux dits ‘dragon’ (lóng 龙). Sa harde a été attaquée par des hommes qui l’on capturée, elle et un autre cheval, trop vieux et fatigué, qui a fini par être tué et mangé. La jument appartient au fier clan des chevaux sauvages qui méprisent la servitude des chevaux domestiques, perçus comme faibles et soumis, et non forts et indépendants. Ses sabots nouvellement ferrés marquent son asservissement et la condamne au rejet de ses pairs et à la solitude car « un cheval ferré a perdu son âme. Rien ne peut effacer cette marque de honte. »

Le cheval 马 / 馬 est le septième animal du zodiaque chinois, associé au feu, au sud et au Yang 阳 / 陽. Les femmes qui naissent sous le signe du cheval de feu ont la triste réputation d’entraîner la ruine de leur conjoint et de provoquer leur décès précoce. On observe donc tous les soixante ans une forte baisse de la natalité des filles, car les Chinois tentent d’éviter ces naissances néfastes (modifications de l’année de naissance, avortements voir infanticides) (N. Biraben).

Pourtant les chevaux sont favorablement perçus comme des animaux rapides, nobles et puissants (C. Forgerit). Le cheval Ferghana (dàyuānmǎ / yuānmǎ 大 宛馬 / 宛馬) importé d’Asie Centrale était réputé pour sa beauté et sa force, engendrant un important commerce avec l’ancien royaume Dayuan 大宛. Mais un conflit diplomatique a envenimé des relations déjà complexes entre les deux nations, mettant fin à tout échange. Les Han menèrent plusieurs compagnes militaires au cours de la Guerre des chevaux célestes (Tiānmǎ zhī Zhàn 天馬 之 戰, 104 – 102 av. J-C) qui les opposa aux Dayuan dans la vallée de Ferghana, à l’est de l’Ouzbékistan. Les Dayuan vaincus, les Han purent se procurer suffisamment de chevaux pour constituer une puissante cavalerie militaire. Durant la Chine ancienne, certains chevaux étaient enterrés, notamment sous l’ancienne dynastie des Shang. Les archéologues chinois ont découvert un tombeau appartenant au Duc Jung de Gi (547-490 av. J-C.) qui contenait une fosse avec les restes de plus de 600 équidés (M.K. Spring ; C. Johns).

Dans la mythologie chinoise, les équidés sont souvent des créatures hybrides merveilleuses : le cheval céleste Tianma 天馬 capable de voler et de transpirer du sang ; le Longma 龍馬, cheval ailé aux écailles de dragon dont l’apparition est le présage d’un souverain sage et juste ; ou le Qianlima 千里馬 ou Chollima (‘cheval de mille Li’), un étalon mythique indomptable, d’une rapidité inégalée et capable de parcourir chaque jour une distance de mille li (env. 400km). La nomination chollima est employée pour qualifier les personnes extraordinaires, comme des monarques réputés pour leur grande sagesse (A. Forbes).

Sortie printanière de Lady Guoguo, Copie par l’empereur Huizong d’un tableau du VIIIe siècle de Zhuang Xuan, 虢国夫人游春图 原作 唐 张萱 宋代摹本

Le lapin lunaire

Le dernier membre du groupe est une « boule de poils gris », un petit lapin à la « tête ronde et joufflue, de longues incisives qui dépassent de sa bouche, des oreilles entaillées à plusieurs endroits. » Petit-Pois (Douding 豆丁, Little Bean) vient au secours de la fouine Ankel souffrant d’un empoissonnement mortel et parvient à la sauver en utilisant sa connaissance de la science médicinale. Sa générosité sera bien mal récompensée cependant car il va malgré lui enfreindre plusieurs lois claniques.

En effet les membres du clan des lapins doivent tous assister à la cérémonie en l’honneur de leur sainte patronne, Buona, la lapine de jade, organisée lors de la pleine lune la plus brillante de l’année. À cette occasion, les rongeurs prient et rendent grâce à la divinité via l’offrande d’une carotte issue de leur récolte annuelle. Par son acte de compassion, Petit-Pois se rend coupable de sacrilège : il a manqué la cérémonie sacrée et a divulgué les secrets médicaux à des étrangers. De tels crimes sont passibles de bannissement voir de châtiment par l’eau (noyade). Son procès est tenu devant une Haute Cour de Justice présidée par un conseil de cinq lapins. Le pauvre lapereau a bien du mal à assurer sa défense mais la ruse de ses nouveau amis lui permet de garder la vie sauve.

Buona, la Sainte Patronne des lapins, fait référence au ‘lièvre de jade’ (yù tù 玉兔) ou ‘lièvre d’or’ (jīn tù 金 兔) issu de la mythologie chinoise, dont la silhouette se dessine dans le dessin formé par les ombres de la lune, via un processus de paréidolie (illusion d’optique qui donne à des formes indistinctes un dessin reconnaissable). Le lièvre de jade est le compagnon de la déesse lunaire Chang’e 嫦娥 qui réside dans le palais de jade de la Vaste froidure (guǎnghángōng 廣寒宮). Le conte populaire Chang’e s’envole dans la lune (Chángé bēnyuè 嫦娥奔月), raconte comment la jeune femme, curieuse et un peu voleuse, aurait ingéré un élixir d’immortalité destiné à son mari, et se serait ensuite élevée dans les airs jusqu’à l’astre lunaire. Selon certaines versions, son exil sur la lune serait une punition divine du Grand Roi des Dieux Huangdi.

Le huitième jour du huitième mois lunaire, à lieu le Festival de la Lune (Zhōngqiū Jié 中秋节 / 中秋節). Cette fête est célébrée dans la plupart des pays asiatiques afin de contempler en famille la lune la plus ronde et brillante de l’année. C’est l’occasion de remercier les Cieux de leurs bienfaits, de former des unions harmonieuses et des faire des vœux sous la bénédiction céleste. Ce festival très ancien est la deuxième plus grande fête de l’année après le Nouvel An. On la retrouve au Japon sous le nom de Tsukimi 月見 ‘Observation de la Lune’, Chuseok 추석 / 秋夕 ‘Action de Grâces’ / ‘Soirée d’Automne’ en Corée, Tết Trung Thu ‘Festival de la Mi-Automne’ au Vietnam, ou encore Bon Om Touk បុណ្យអុំទូក ‘Festival de l’eau’ au Cambodge. Fête des Moissons, elle rend grâce à la prospérité et l’abondance de la nature, ainsi qu’à la fertilité (Li Xing).

La lune est donc associée au lièvre qui martèle les herbes médicinales pour fabriquer les pilules d’immortalité avec un mortier et un pilon. À l’image de cet être divin qui fabrique l’élixir de longue vie, les lapins terrestres (tùzǐ 兔子) sont associés à l’art de la médecine. Apothicaires émérites, ils connaissent les secrets des plantes et des remèdes, comme le lapereau Petit-Pois qui a étudié l’art millénaire de la guérison auprès d’un maître-médecin. La déesse de la lune (tàiyínxīngjǖn 太陰星君) est aussi accompagnée d’un crapaud (chán 蟾) dont la mue, associée à la régénération et la renaissance, explique les phases ascendantes et descendantes de l’astre lumineux.

De gauche à droite : Ren Shuai Ying 任率英 (1911-1989), Chang’e s’envolant vers la lune, 1955 ; Déesse de la Lune Chang’e 嫦娥, artiste inconnu, après Tang Yin (1470–1524), Ming dynasty (1368–1644), New York : The Metropolitan Museum of Art ; Fang Chuxiong (1950-), 玉兔呈祥 Yutu Chengxiang, 2011

Civilisation animale

Chen Jiatong procède à un anthropomorphisme ou personnification des animaux qui se comportent comme des humains. Ils pratiquent le commerce, tiennent des tribunaux, célèbrent des cultes et mènent des guerres. Comme leur homologues humains, ils possèdent des noms, une histoire, des rites. Chen Jiatong imagine toute une civilisation animale (dòngwù wénmíng 动物文明) qui fait écho à celle des hommes. L’écriture millénaire des animaux, l’animalien classique, composée de dessins et de « signes bizarres », évoque l’écriture osécaille et les inscriptions immémoriales des temps préhistoriques. Dans le récit, les derniers vestiges de cette langue retrouvés par des humains ont été ironiquement attribués à leurs lointains ancêtres, voir à des extraterrestres. Cette écriture animale s’est perdue au profit d’une langue orale parlée par tous les animaux, l’animalien moderne.

Chaque espèce détient ses propres légendes et ses ‘Saints Patrons’ (shǒuhù shén 守护神) ou ‘Dieux Originels’ (běnshén 本神). Les renards polaires vénèrent ainsi la sainte-patronne Ulla et descendent de Merla, une reine renarde qui régnait il y a mille ans : « On prétend qu’elle avait une fourrure d’un roux ardent, ce qui est très rare pour une renarde polaire. » L’auteur souhaitait une version féminine de Merlin, réinventé en Meilei 梅勒. Les espèces animales forment des clans dominés par un patriarche, qui détient le pouvoir décisionnel. Dans la société chinoise, l’unité de base n’est pas l’individu mais la famille au sens large, comprenant les grands-parents, les parents, les enfants, voir un clan tout entier (J. Pimpaneau).

Unité communautaire et religieuse, ses membres partagent le même domicile, lois et culte des ancêtres. La famille étant une entité soudée, elle est liée au destin, faste ou funeste, de chacun de ses membres : une faute individuelle engendre une punition collective et une gloire personnelle apporte prestige à toute la maisonnée. Chaque famille ou clan est dirigé par la figure de l’aîné jiazhang 家长 / 家長 (‘parent’), qui incarne l’ordre et l’autorité familiale ainsi que la continué de la lignée des ancêtres (J. Pimpaneau). C’est le plus âgé du groupe qui occupe cette fonction ; à sa mort, son cadet lui succède. Les descendants doivent obéir aux règles du groupe et ne pas imposer leur volonté individuelle face au décisions de la communauté. Le bannissement équivaut donc à un exil, voir à la mort : seul, le rejeté est à la merci du monde et ne possède plus aucun protection.

Leurs bonnes mœurs n’échappent pas au vice. Les petits héros se confrontent vite à l’absurdité du monde des adultes. Les animaux condamnent bien aisément et suivent aveuglément une justice parfois extrême. Car les animaux sont aussi querelleurs que les humains et mènent des luttes acharnées de territoires. De nombreuses légendes racontent les conflits sanglants entre armées rivales : celles des lapins et des loups, ou celle des renards polaires. Chen Jiantong emploie un champ lexical militaire (« guerriers », « offensive », « bataille finale », « combattant ») pour décrire ces luttes sanglantes. Chacune de ces guerres a vu l’émergence de héros qui peuplent les fables racontées aux petits animaux. La civilisation animale, déjà fragilisée par des affrontements incessants, s’est lentement dissoute sous l’action des humains qui, « en pillant les ressources naturelles, en tuant et en asservissant les animaux, […] ont accéléré [son] déclin au profit de la leur. »

L’histoire évoque ainsi un passé mystérieux et mythique qui remonte à un millénaire (ce qui pour un animal doit représenter une éternité) où se serait déroulée une guerre sainte sur les terres glacées du nord. Un conflit meurtrier qui aurait opposé le clan des lapins géants Volkerin à l’oppresseur loup, qui exigeait l’envoi de tribus réguliers. Une héroïne providentielle est venue au secours du clan déchu, une inconnue d’une intelligence rare qui a enseigné aux lapins l’art de creuser des terriers pour y vivre : « Buona n’était pas une lapine ordinaire: sa fourrure était d’un blanc aussi pur que la lune. » Elle parvint à défaire l’ennemi en se jetant dans une rivière, entraînant avec elle la meute de loup enragée. Son sacrifice ému la déesse de la Lune qui éleva son âme jusqu’à elle.

Des animaux guerriers sont présents dans la littérature classique chinoise, comme le Roi des Singes Sun Wukong (孫悟空 / 孙悟空 Monkey King), un des héros du Voyage en Occident (Xī Yóu Jì 西遊記), publié sous la dynastie Ming au XVIe siècle. Ce roman d’aventure est l’un des quatre romans classiques de la littérature chinoise. Il met en scène le pèlerinage légendaire du moine bouddhiste Xuanzang 玄奘 qui est à la recherche de textes religieux. Cet homme saint est accompagné de trois protecteurs mi-hommes, mi-bêtes. Sun Wukong est plus connu sous le nom japonais de Son Gokū 孫悟空, personnage principal du populaire manga Dragon Ball ドラゴンボール de Akira Toriyama.

Liu Jiyou 刘继卣 (1918-1983), Le Roi Singe Sun Wukong 孫悟空, Une agitation au paradis (1956) basé sur le roman chinois classique du XVIe siècle, Le voyage vers l’ouest

Une quête d’humanité

La quête de Dilah fait référence au motif de la thérianthropie, du grec theríon θηρίον ‘animal sauvage’ ou ‘bête’ et anthrōpos ἄνθρωπος ‘être humain’ : la capacité à se transformer en animal ou l’inverse. Le motif d’un métamorphe humanoïde est très courant en littérature. Nombres de légendes parlent d’animaux capables de prendre forme humaine sous le coup d’un sortilège ou à dessein. Comme la célèbre Légende du Serpent Blanc ou Madame Serpent Blanc (Báishé chuán 白蛇傳), une romance entre un esprit serpent et un jeune homme, considérée comme l’un des quatre grands contes populaires de Chine et qui connaît un nombre impressionnant d’adaptations (opéras, films ou séries télévisées).

Selon la mythologie chinoise, les entités sont capables d’acquérir des formes humaines, des pouvoirs magiques et l’immortalité lorsqu’elles accumulent suffisamment d’énergie, sous la forme d’un souffle de vie humain ou de l’essence des astres comme la lune et le soleil. Les animaux possèdent une puissance magique latente qui se révèlent avec le temps. Plus un animal est vieux, plus il devient puissant. Selon l’alchimiste Ge Hong 葛洪 (283-343), les esprits vieux de plus de mille ans blanchissent et peuvent prendre forme humaine comme les singes, les tigres ou les loups. Dans le Shanhaijing 山海经, Guo Pu 郭璞 (276–324) explique ainsi qu’un renard vieux de cinquante ans peut se changer en femme ; à cent ans, en une beauté, un médium ou un homme capable d’avoir des relations sexuelles, d’empoisonner et d’ensorceler à loisir. Âgé de mille ans, il monte au ciel et devient un renard céleste. Sous les Tang, ce sont dans des cimetières déserts que les renards se transformaient en couvrant leur corps de feuilles et en posant un crâne adéquat sur leur tête tout en adorant la Grande Ourse (X. Kang).

Le Trésor d’Ulla (Wūlā de mìbǎo 乌拉的秘宝) permettrait de se transformer en humain (Biàn shēn wéirén 变身为人), ambition suprême pour les animaux. Dans l’œuvre de Chen Jiatong, les voies d’accès à l’humanité sont multiples. On parle d’élixir secret, de trois magies anciennes (Yuǎngǔ sān dà mófǎ 远古三大魔法). La Pierre de Lune guide Dilah vers un lieu secret, la « Forêt Enchantée » (Mófǎ sēnlín 魔法森林), un « endroit magnifique, où cohabitent quantité d’espèces animales et végétales rares. On y trouve aussi les plantes médicinales les plus précieuses au monde. » Dans ce bois magique, existent « neuf sources enchantées qui donnent grandeur et longévité, aux propriétés magiques », ainsi qu’une dixième secrète « au pouvoir issu de la Voie lactée » dont on dit que « tout animal qui s’y baigne se réincarne en homme. » Ce lieu merveilleux évoque les lieux légendaires de la mythologie chinoise comme les monts Kunlun 昆仑 dit ‘Palais du Ciel’, ou l’île du mont Penglai 蓬萊 仙島 où vivent les Immortels.

Dilah, le jeune renard polaire souhaite devenir humain, il doit pour cela entamer une longue quette qui le voit grandir et accumuler de l’expérience et de la maturité comme ses homologues légendaires qui deviennent plus puissant en prenant de l’âge. De plus, Dilah est un renard polaire, le seul canidé capable de dimorphisme saisonnier : sa fourrure change de couleur, passant du blanc en hiver, au bleu puis au brun en été. La transformation semble être inscrite en lui. En surmontant les différentes épreuves qui parsèment sa route, Dilah acquière une précieuse expérience et obtient les « cinq attributs humains » (Rénlèi wǔ zhǒng shǔxìng 人类五种属性) : la foi (xìnniàn 信念), la sagesse (zhìhuì 智慧), la gentillesse (shànliáng 善良), le courage (yǒngqì 勇气), et l’amour (ài 爱).

Pour Chen Jiatong, « tous les animaux rêvent d’être des hommes », et chacun des petits compagnons à fourrure a une bonne raison de devenir humain. Le gourmand Ankel aime la nourriture des hommes et envie leur vie confortable, à l’abri du froid et de la faim : « Ils n’ont pas peur de se faire dévorer. Au contraire, les bêtes sauvages les fuient ! Mais ce qui me rend le plus jaloux ce sont leurs livres et leurs connaissances. » La fouine rusée souhaite devenir savante et rendre fière sa mère. Car Ankel a suivit l’enseignement de son grand-père qui lui a transmis sa connaissance de l’animalien classique. Le lapin Petit-Pois qui a étudié la médecine au sein de son clan, désir être un guérisseur ; quant à Dilah, son amour pour les humains se confond avec celui qu’il voue à ses parents : accomplir sa quête, c’est aussi vivre en leur mémoire.

« Il y a un moyen de changer ton destin. La légende prétend qu’Ulla, le saint patron des renards polaires, aurait crée un trésor unique, imprégné de magie si puissante qu’elle peut transformer les animaux en hommes. »

De gauche à droite : Affiche de la série télévisée chinoise La Légende du Serpent Blanc 新白娘子传奇, 2018 ; Ohara Koson 小原古邨 (1877-1945), Renard dansant おどる きつね, v.1910 ; Qiu Ying 仇英 dit aussi Shifu 实父 ou Shizhou 十洲 (v. 1494 ou 1510-v. 1551 ou 1552), Pavillons dans la Montagne des Immortels, Paysage shanshui 山水 dans le style Gongbi, XVIe siècle, National Palace Museum, Taipei, Taiwan

La Pierre de Lune

Dilah se voit transmettre un héritage précieux : une pierre étrange avec « un minuscule croissant doré au centre » brillant « d’un éclat chatoyant qui rappelle les rayons bleus et verts d’une aurore boréale. » Une inscription se lit sur sa surface lisse : « Je n’appartiens pas à ce monde. » Cette gemme est décorée d’un dessin représentant « deux renards aux yeux bordés de longs cils, assis côte à côte. Leurs queues déployées en panache forment une arche sous laquelle est écrite un poème. » La mystérieuse Pierre de Lune (Wù yuèliàng shí 物月亮石) cache un secret. Un message énigmatique est inscrit dans la langue ancienne de l’animalien classique : « Si tu t’égares, laisse le ciel te guider. » Sous la lumière de l’astre lunaire, « le minuscule croissant au cœur du cristal bleu s’illumine », puis se met à tourbillonner avant d’émettre « faisceau palpitant » qui indique une direction.

Cette boussole minérale fait écho aux mythes des gemmes lumineuses, souvent associées à la lune qui ressemble à une perle phosphorescente. Dans les classiques chinois de la dynastie Zhou de l’Est (770-256 av. J-C.), on évoque des perles brillantes comme la ‘perle de lune lumineuse’ (míngyuèzhū 明月 珠), la ‘perle lumineuse de nuit’ (yèmíngzhū 夜明珠), ou la ‘perle brillante de nuit’ (yèguāngzhū 夜光 珠). L’iconographie chinoise regorge de motifs représentant le dragon divin (shenlong 神龙 / 神龍) tenant la ‘perle de tonnerre’ (leizhu 雷 珠) dans sa gueule ou entre ses pattes (Laufer :1912). Une autre légende parle d’un joyau inestimable, le Jade de M. H. ou Heshibi 和 氏 璧 du nom de Bian He (卞 和) qui découvrit une gemme non taillée et la présenta au roi qui, incapable de percevoir la valeur de l’objet, le renvoya vertement, faisant preuve d’un grand manque de discernement. Le disque de jade ( 璧) sculpté avec un trou au centre est un artefact assimilé à la royauté.

L’alchimie chinoise a ainsi prêté aux pierres précieuses des vertus magiques. Elles entraient dans la composition d’un remède ô combien recherché : l’Élixir de Vie (Chángshēng bùlǎo yào 长生不老药) offrant la jeunesse, la longévité, ou encore capable de guérir toutes les maladies. La quête d’un élixir de longévité fait partie de l’alchimie externe (waidan 外丹), apparue sous la dynastie Han (206-220 av. J-C.), qui se focalisait sur la création d’un élixir avec des matériaux naturels. Elle fut complétée sous les Tang (618-907) par l’alchimie intérieure (neidan 內丹), qui se caractérisait par des pratiques physiques, mentales et spirituelles taoïstes (O.B. Johnson).

Des minéraux précieux comme la jade, le cinabre, l’hématite ou encore l’or avaient la réputation d’allonger la vie. Certaines recettes ajoutaient du mercure ou de l’arsenic, entraînant des empoisonnements bien éloignés des effets désirés. Nombreux sont les empereurs chinois ayant ainsi tenté d’accéder à l’immortalité, parfois au prix de leur vie. Certains sont morts empoisonnés comme Qin Shi Hang (259-210 av. J-C.), fondateur de la dynastie Qin ou Yonggzheng (1678-1735) de la dynastie Qing ; d’autre sont devenus fous tel les empereurs Tang, Xianzong (778-820) et Wuzong (814-846). La quête obsessionnelle pour l’immortalité finit par s’épuiser lentement sous les Ming (1368-1644). D’autres ingrédients légendaires étaient ardemment recherchés pour leurs bienfaits incroyables : des plantes rares aux vertus magiques qui poussent dans des lieux inaccessibles comme les champignons de l’immortalité Lingzhi 灵芝, l’herbe curative de Yao 瑶草, les pèches d’immortalité (xiāntáo 仙桃), ou encore les pousses de jaspe et de jade des jardins célestes.

« Née au pôle, j’apporte l’espoir et guide le voyageur. Je contiens la lune et le grand ciel du Nord. On m’a tiré du sol par une nuit fatidique, il y a plus de mille ans. En me touchant de sa patte, Ulla m’a rendue maîtresse de la vie et de la mort. Que vienne mon nouveau maître, et je le suivrai afin de retrouver ma partie manquante. »

De gauche à droite : Chen Rong 陈容 (dates inconnues, XIIIe), La peinture des Neuf Dragons 九龙图, Song Dynastie, 1244, Boston Museum of Art ; Madame White Snake 白蛇传 vole le champignon magique Ling Zhi sur la montagne EMei 峨眉山 pour ressusciter son mari Xu Xian 许仙 (artiste et date inconnus) ; Impératrice douairière Cixi 慈禧太后 (1835–1908), Pêches d’immortalité 瑞霭仙桃, XIXe siècle

Un message écologique

Si le roman a des allures de conte de fée, il n’hésite pourtant pas à dénoncer la menace que représentent les hommes pour le monde sauvage. La scène terrible du double-meurtre du garde-forestier et de sa femme par des voleurs motivés par la cupidité choque autant le lecteur que le renardeau par sa violence aveugle. La triste réalité de la traite impitoyable des chevaux sauvages ou la présence mortelle d’une rivière empoisonnée par les rejets des usines sont autant d’exemples de l’impact destructeur de l’humanité sur la nature. Sans compter la méfiance et la méchanceté de certains humains qui n’hésitent pas à chasser, battre et maltraiter les animaux.

La cruauté animale en Chine est tristement banalisée, faisant partie de la vie quotidienne, et la globalisation mondiale a accentué ce phénomène. Toutes les races et les espèces sont utilisées comme des ressources à exploiter, perçues comme des objets ou de la nourriture. Là où elle demeurait locale, liée à une communauté, une industrie ou un pays, la souffrance des animaux s’est aujourd’hui mondialisée. On peut citer l’existence des laboratoires qui testent sur les animaux au bénéfice des humains, engendrant un commerce de primates, élevés et vendus comme ressources pour les expériences. La Chine pourvoit une grande part de l’exportation animale, ironiquement considérée comme un avancement scientifique et une opportunité économique (D. Cao). Autres exemples : le commerce de fourrures dont la Chine domine le marché ou celui du trafic d’animaux sauvages qui traversent les frontières pour fournir les collectionneurs ou étals de médecine traditionnelle en ivoire et corne de rhinocéros. L’exploitation des animaux est une pratique très ancienne, car ils sont des matériaux existentiels pour la confection de médicaments, de toniques et de remèdes traditionnels. Et de nombreuses techniques de torture et de violence se sont ajoutées à l’acte de tuer (ex : élevage de bile d’ours).

Chen Jiatong, à travers les mots de la mère renarde, témoigne de ce triste constat : les hommes et les animaux sont loin d’être égaux : « les premiers sont les maîtres du monde. Ils agissent à leur guise et jouissent d’immenses privilèges. Les seconds, en revanche, endurent toutes sortes de maux. Dans la nature, les plus faibles se font dévorer par plus fort, plus cruel et plus dangereux qu’eux. Nous vivons dans la peur et notre sort dépend des hommes. » Dilah, témoin direct de leurs actions et en dépit de son attrait pour eux, s’interroge régulièrement sur ses motivations réelles à l’idée d’accomplir sa quête : « Comment les hommes peuvent-ils êtres si cruels avec leurs semblables ? Pour la première fois, le renardeau se demande s’il a vraiment envie d’en devenir un. » Le petit renard est face à un terrible dilemme : comment éviter de faire du mal aux bêtes si la civilisation humaine repose sur leur exploitation ? Dilah souhaite devenir un homme capable de protéger les plus faibles, un être bon, qui ne fera de mal à personne.

Cette réalité contraste fortement avec la philosophie traditionnelle chinoise qui ne fait pas de distinction claire entre humain et animal. Le concept de ziran 自然 ‘soi-même’, ‘tel qu’il est’ signifie aussi ‘milieu naturel’. Ziran décrit le processus auto-régénérant de la vie, la dynamique de changement constant qui inclut toutes les modalités d’énergie-matière (montagne, fleuves, rochers, arbres, animaux, humains). Ces entités sont organiquement interconnectées au sein d’un cosmos où domine la notion d’équilibre. L’être humain est un élément participant de cette harmonie et non un prédateur externe (D. Cao).

Dans la cosmogonie chinoise, toute chose jaillit du Chaos originel initial. Ce Chaos fut divisé en deux polarités, le Yang et le Yin. Et selon le concept de Wuxing 五行 ou ‘Cinq Phases’ conçu sous les Royaumes Combattants (Ve-IIIe siècle av. J-C.), ces polarités ont engendré cinq formes élémentaires liées aux éléments répondant à cinq dynamiques cycliques : le bois 木 et la croissance, le feu 火 huǒ et la destruction, la terre 土 et la fusion, le métal 金 jīn et l’agglomération, et l’eau 水 shuǐ et l’infiltration. Ces formes s’animent pour produire une nouvelle phase : celle des cinq goûts (acide, amer, sucré, aigre, salé).

Les classes pentanaires ordonnent les phénomènes naturels et humains au sein d’un système de correspondances dynamiques complexe. On observe donc cinq saisons (printemps, été, mi-été, automne et hiver), cinq directions (est, sud, centre, ouest, nord), cinq couleurs (cyan, rouge, jaune, blanc et noir), de cinq organes (rate, cœur, foie, poumons et reins), etc. Cette organisation savante symbolise l’agencement de l’univers, régit par la notion d’équilibre et d’harmonie entre l’homme et le Ciel (rén yǔ tiān diào 人与天调). Elle domine la pensée chinoise et influence tout les aspects de la vie (médecine traditionnelle, numérologie, physionomie, divination, architecture, structure de la langue) (R. Sterckx).

Zhuangzi 莊子 dit aussi Tchouang-tseu (v. 369-288 av. J.-C.), penseur et fondateur du Taoïsme, concevait le monde comme un tout dont l’homme ne devait se détacher par des tentatives de contrôle aussi égoïstes qu’illusoires. La vraie sagesse consistait dans le ‘non-agir’ (wuwei 無為), une philosophie du détachement inscrite dans le concept du Dao 道, le mouvement de la Voie qui suit le cours naturel et spontané des choses. Il est inutile de vouloir agir et imposer sa volonté dans un monde s’organisant de lui-même. De cette abnégation résulte l’harmonie entre l’humain et la nature (tian ren he yi 天人合一) car : « Toutes choses ne font qu’un avec moi » (Wànwù yǔ wǒ wéi yī 万物与我为一).

« Mon projet initial était d’explorer les différences et les relations entre l’homme et l’animal, de redécouvrir le premier du point de vue du second, et de décrire les conséquences des activités humaines sur le monde naturel. »

Chen Jiatong

Un conte de fée chinois

Chen Jiatong dépeint un monde imaginaire et familier qui prend place dans le grand Nord polaire, quelque part entre la Finlande et la Laponie, mais le récit semble s’affranchir des distances car le petit renard parcoure une chemin immense sans précision exacte sur son emplacement. Comme dans tout conte de fée, l’espace et le temps sont flous, ainsi on ne s’étonnera pas de rencontrer une tortue marine sur la banquise ou des lapins capables de maîtriser le feu.

Sa boussole magique le guide vers le sud-est jusqu’à une Forêt Magique dissimulée sous la brume. Dans le volume deux de la saga, intitulé Le Col verticillé (Lún shēng xiàngquān 轮生项圈), le petit groupe d’amis fait ainsi la connaissance de Tailong 泰龙 le panda (Xióngmāo 熊猫) au cœur d’une canopée de bambou, bien loin des monts neigeux du Nord. Dans la suite de la série, le récit s’étoffe et prend de l’ampleur. Il fait intervenir de nouveaux animaux dans des aventures toujours plus grandioses. Chen Jiantong a confié s’être nourrit de légendes du monde entier pour créer son univers qui foisonne d’éléments magiques et merveilleux.

L’épopée de Dilah est un roman d’apprentissage qui propose un enseignement au jeune lecteur à travers la quête initiatique d’un renardeau qui apprend à devenir un adulte en s’unissant à des alliés fidèles. Le lecteur s’identifie à la solitude du renardeau qui surmonte les difficultés et se constitue une nouvelle famille. Tous les petits héros de l’histoire sont d’ailleurs des outsiders : Dilah est orphelin et fuit son propre clan, Ankel le chapardeur souhaite s’émanciper du giron maternel, et le timide Petit-Pois souffre du rejet de ses pairs qui l’ont banni sans sommation.

Les sites de vente en ligne chinois comme Dangdang vantent le message positif du récit qui pousse les humains à respecter et à prendre soin de la faune et de la flore (dòng zhíwù 动植物), pour créer un ‘monde plus harmonieux’ (Gèng héxié de dà shìjiè 更和谐的大世界). La série du Renard Blanc participe à la diffusion de messages positifs aux jeunes générations en mettant l’accent sur la recherche d’harmonie, idéal philosophique très important dans la pensée chinoise. Dilah tente de réconcilier les forces naturelles et de rétablir un équilibre perdu. Il fait la jonction entre deux mondes celui des animaux lié au surnaturel et celui des humains ancré dans la réalité.

Dilah et la Pierre de Lune a ainsi été recommandé par l’Administration d’État de la radio, du cinéma et de la télévision aux jeunes enfants, ainsi que par le Bureau de la Presse et des Publications de Shanghai et la Commission d’Éducation Municipale. L’ouvrage participe à l’éducation littéraire et devient un exemple d’impulsion vers l’écriture. Au cours d’une intervention scolaire au Musée de Littérature Chinoise Moderne de Beijing le 11 août 2015, l’auteur a décrit sa propre expérience de lecture et l’influence des livres sur sa vie. Un article web du journal Opinion People (Rénmín rìbào 人民日报) salue le succès de la série à l’international, vantant la « contre-attaque » de l’industrie chinoise du livre pour enfant sur le marché et lui permettant de renforcer la confiance culturelle du pays. La diffusion d’un livre pour enfant d’origine chinoise est une source de fierté.

L’épopée de Dilah aborde surtout la question de la poursuite de ses rêves, du courage et de l’amitié. Sous les traits d’un petit renard, l’enfant s’ouvre au monde animal, à la beauté de la nature et prend conscience de sa fragilité. Il découvre un univers magique vaste et complexe aux multiples trésors cachés qui nourrissent l’imaginaire. L’influence asiatique se devine dans des détails discrets qui insuffle au récit une intrigante originalité. Ainsi, bien que le style d’écriture et l’intrigue paraissent parfois un peu simples, La Quête du Renard Blanc détient une symbolique profonde qui se lit entre les lignes. Dilah poursuit ses aventures en « semant des empreintes en formes de trèfles. »

De gauche à droite : Hua Sanchuan 华三川 (1930–2004), Mountain Ghost, date inconnue ; Su Hanchen (v.1101-1161) peintre sous le règne de Song Huizong 宋徽宗, Enfants qui jouent 冬日嬰戲圖, v.1149 ; Zhang l’Immortel 張仙 tirant un arc de caillou sur un Chien Céleste taigou 天狗 (capable de manger le soleil ou la lune et de provoquer les éclipses), artiste inconnu, Fin de la dynastie Qing (fin XIXe siècle)
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