Jung Jaehan – Carnets d’enquête d’un Beau Gosse nécromant

La réinvention du chamanisme coréen

Ce roman atypique décrit comme une comédie policière est le fruit d’une jeune web-autrice, Jung Jaehan 정재한, qui incarne la nouvelle génération littéraire coréenne. Publié sur internet sous la forme d’un roman-feuilleton, son récit a remporté le prix Kakao du roman en ligne en 2018. Un prix issu de l’application mobile KakaoTalk 카카오페이지 모바일, équivalent du Snapchat occidental, aux icônes cultes et employée par la quasi-totalité des coréens. En France, le roman a été publié aux éditions Matin Calme en 2020. Jung Jaehan avait commencé sa carrière d’écrivain numérique en 2016 avec une romance historique Yeonhwajeon 연화전 (adapté aussi en webtoon 웹툰), suivit du thriller Le mystère de Mangwon-dong 망원동 미스터리 en 2017.

De gauche à droite : Couvertures de The Minamdang en vo et vf, Yeonhwajeon et sa version webtoon, Le mystère de Mangwon-dong

Les Carnets d’enquête d’un Beau Gosse nécromant ou 미남당 사건수첩 minamdang sageonsucheob / The Minamdang Case Note en vo, se réapproprie avec une ironie mordante la figure traditionnelle du chamane, modernisée sous les traits d’un bellâtre rusé, prétentieux et mystificateur : Nam Han-jun 남한준. Un excellent orateur ayant un goût prononcé pour le luxe, le costumes italiens faits sur-mesure, les restaurants chics et l’exagération. Il est secondée par sa sœur cadette Nam Hye-jun 남혜준, génie précoce du hacking, engagée par les bureaux du FBI après avoir réussit à leur pirater des fichiers confidentiels mais virée tout aussi vite pour avoir entrainé ses coéquipiers dans le jeu professionnel ; et par le débonnaire Su-cheol 수철, colosse amateur d’armes à feu factices et de blockbusters dont il aime à citer les répliques cultes. Tandis que la redoutable informaticienne effectue le travail de recherche pour dénicher toute infos utiles sur les activités des clients désœuvrés (relevé de compte, conversation téléphonique, réseaux sociaux et autres), l’homme d’action Su-cheol met à profit son entreprise de détectives privés pour fouiller dans l’intimité secrète de leurs richissimes cibles.

Les trois acolytes forment ainsi une fine équipe d’escrocs (sagikkun 사기꾼), toujours partants pour arnaquer les grands de ce monde à coup de talismans, de transes et d’insultes bien senties. Or les ennuis commencent lorsqu’une fidèle cliente se plaint d’être hantée par un fantôme. Un fantôme inexistant qui les mènent vers un cadavre bien réel et une succession d’aventures rocambolesques. Car la morte se révèle être la victime d’un trafic scabreux où trempent des personnalités importantes, le tout orchestré par une mystérieuse et machiavélique chamane nommée Tante Im 임 고모. Le trio va se retrouver mêlé à des complots toujours plus complexes, au coude à coude avec la brigade criminelle du commissariat local et son inspectrice, l’opiniâtre Han Ye-eun 한예은, si discrète et intuitive que ses collègues la surnomme Han Fantômette / Han Gwi 한귀 (dérivé du mot gwishin 귀신 ‘fantôme’).

Les trois compères et le fameux Sanctuaire du Beau Gosse, source

Le récit s’ouvre sur un prologue tonitruant, voyez plutôt :

Lorsque vous arrivez au 777-17, quartier Yeonnam, arrondissement de Mapo, Séoul, vous vous trouvez devant une grande maison fermée par un portail écarlate. Cette couleur flamboyante n’est d’ailleurs pas moins tape-à-l’œil que l’enseigne fixée à la porte annonçant fièrement « Sanctuaire du Beau Gosse », avec ses coordonnées. De fait, le seuil est usé jusqu’à la corde par une cohue de clients déchaînés qui se succèdent à toute heure du jour. Le carnet de réservation est plein à craquer et il est fréquent de devoir attendre plus d’un mois avant d’avoir la chance d’obtenir un rendez-vous, ce qui n’empêche pas les gens de se bousculer pour essayer d’entrer, voir ça au moins une fois dans leur vie. On se demande bien ce qui peut susciter un tel engouement, surtout quand on sait qu’à peine vous avez fait glisser la porte coulissante, deureureuk, et posé un pied dans le cabinet de consultation :

– Eh alors, mon salopard ! T’es pas un peu culotté d’oser venir trimballer toutes tes forces maléfiques chez moi ?

C’est ainsi que vous faites connaissance avec celui qui vous hurle dessus à vous vriller les tympans, et qui va continuer à vous engueuler sans vous laisser en placer une, ni le temps de souffler. Il faut dire que ce qu’il vous balance, c’est du lourd !

서울시 마포구 7770-17번지에는 빨간 대문 집이 하나 있다. 요사스런 기운을 풍기는 대문 색깔만큼이나 `미남당`이라고 쓰인 간판과 주소지 역시 요상하기는 매한가지다. 그럼에도 불구하고 연일 찾아오는 이들로 인해 문지방이 닳아 없어질 정도로 분주하고 시끌벅적하다. 매일같이 예약이 미어터져 자신의 순번이 돌아오기까지 한 달이 넘는 일도 부지기수이지만, 사람들은 어떻게든 한 번이라도 이곳을 찾아오려고 아우성이다. 그 이유가 무엇인고 하니, 창호지가 덧발라진 장지문을 드르륵 열고 방 안에 들어오는 순간.

– 네 이놈, 어딜 감히 부정을 달고 와!

라고 귀청이 떨어져라 고함을 지르는 이가 있는데, 다짜고짜 욕 들어먹은 당신이 항의할 틈도 없이 일갈이 이어질 것이다. 헌데 그 내용이 기가 막히다.

Musok, mudang et sin

Le chamanisme coréen (한국무속신앙 hanguk musok sinang) est un système de pensée animiste dont les racines, très anciennes, semblent de mêler aux pratiques chamaniques sibériennes d’Asie Centrale mais aussi chinoises (Perrin : 2001; Lewis : 1977). Bien qu’il existe de plusieurs appellations, c’est le terme musok 무속 / 巫俗 qui est communément employé ; issu du sino-coréen 무 mu, en chinois 巫 wu (‘chamane’, ‘sorcier’, ‘medium’). Le musok se repose sur un mode d’ordonnancement du monde où les humains cohabitent avec des entités invisibles (divinités, esprits, fantômes 신 /神 sin, mais aussi ancêtres 조상 josang).

Le rôle du chamane est donc de permettre la communication entre ces deux mondes afin d’en préserver l’équilibre (Kendall : 1998; Guillemoz : 2010). En Corée, les chamanes femmes (les plus nombreuses) sont souvent appelées mudang 무당 / 巫堂 ou encore manshin 만신, tandis que leur homologues masculins sont désignés comme gyok mudang 격무당 ou paksu mudang 박수무당 (Kendall : 1991). Il existe différents types de chamanes dont les héréditaires (sesup mu 세습무, qui forment des lignages) ou les charismatiques (kangshin mu 강신무, qui travaillent de façon indépendante – ce sont les plus représentatifs).

Se jouant allègrement des clichés, notre Beau Gosse Nam Han-jun, se fait passer pour un paksu mudang 박수무당 et demande à être appelé “Maître” (sansengnim 선생님 ‘professeur’) par ses clients. La version française le qualifie de « nécromant » ou jeomjaengi 점쟁이 ‘diseur de bonne aventure’. Imitant le comportement des chamanes charismatiques, il mime des possessions d’esprits, s’invente le patronage d’un esprit tutélaire (momju 몸주) au sein de son sanctuaire (shindang 신당 / 神堂), possède son propre réseau de clientèle et fait passer ses associés pour ses successeurs, ses enfants spirituels.

Un nécromant à la langue bien pendue qui n’hésite pas à houspiller ses clients fortunés. Il possède ainsi toutes les caractéristiques du chamane et n’hésite pas à utiliser le vocabulaire et les pratiques de la profession. Ainsi, en lieu et place du hanbok 한복 de cérémonie (mubok 무복 / 巫服), il porte des costards Armani, brandit des sonnailles faites de grelots scintillants (bangul 방울) dont le son métallique attire les bons esprits, et propose des oracles et talismans hors de prix. L’autrice s’est habilement inspirée de la dimension performative du chamane, qui se met littéralement en scène par des chants rituels (muga 무가 / 巫歌, que l’escroc remplace par des paroles de rap ou de pansori), des exclamations pleines d’émotion, des sauts et des danses menant à la transe.

Bon, allez, un talisman, et tu t’en vas.

거, 부적 한 장 쓰고 가봐.

Mais comment un tel bonimenteur arrive-t-il à maintenir la supercherie? S’il possède cette incroyable faculté de lire dans l’âme des gens, ce n’est pas grâce à ses pouvoirs spirituels mais à son expérience d’ancien profileur (peulopailleo 프로파일러) et surtout aux renseignements précieux apportés par sa petite équipe. En bon manipulateur, il emploie avec brio les données accumulées pour servir des divinations hallucinées et des possessions factices mais spectaculaires : « Alors Han-jun en transe se met à déblatérer une suite de mots incompréhensibles sans cesser de secouer ses grelots puis soudain s’arrête net. L’assistance stupéfaite retient son souffle. »

Han-jun commence à secouer la sonnaille. Les grelots tintent, ttallang ttallang ttallang, ils tintinnabulent… Tous ces petits chocs métalliques résonnent dans la pénombre. Ses pupilles contractés lui confèrent une allure redoutable. Le gamin se plaque contre la palissade avec un cri.

– L’Esprit est là, il vient, il vient…

Han-jun fait le coup des yeux révulsés. L’autre terrorisé à la vue de ces yeux blancs qui clignent violemment, se cramponne à la rambarde.

Han-jun, le Beau Gosse nécromant dans toute sa splendeur, source

Des morts et des vivants

Dans le chamanisme coréen, il est avant tout question de communication avec l’autre monde, un lieu lointain d’où proviennent les âmes des proches disparus mais aussi d’entités malveillantes et néfastes pour les vivants. Endossant un rôle de conciliateur et d’intercesseur auprès des divinités, le chamane apporte des réponses à ce qui est difficilement explicable. Il permet de communiquer avec l’âme des défunts et de participer au processus de guérison et de deuil. Ainsi, lors d’une cérémonie chamanique (gut 굿), l’esprit du proche disparu pourra descendre sur terre et exprimer ses regrets à sa famille ; il sera aussi possible de calmer l’âme d’un esprit courroucé pour qu’il puisse enfin trouver le repos et cesser de tourmenter ses proches. Les malheurs sont ainsi rationalisés par la parole du chamane qui offrira sa propre interprétation aux maux des ses patients.

Même Han-jun, aussi factice soit-il est capable d’apaiser par ses mots les difficultés de ses clients. Il parvient ainsi à persuader un adolescent de ne pas se suicider et sa mère de faire plus attention à son fils. En cela, il diffère singulièrement de sa rivale, la puissante mais mauvaise Tante Im, qui préfère user de son influence pour manipuler et corrompre les gens plutôt que de les aider à améliorer leur vie.

Normalement, les événements néfastes frappent comme la foudre, alors que les fastes murmurent. Si tu sais regarder autour de toi, tu verras que le monde te chuchote à l’oreille.

Ainsi qui dit chamane dit nécessairement esprits, et notamment esprits des morts. Le roman de Jung Jaehan est un polar humoristique qui se focalise sur une enquête criminelle et la dissolution d’un réseau pervers tentaculaire. S’il n’y a pas de fantôme, il y a des cadavres, des victimes qui demandent justice. Le funèbre et le chamanisme sont d’ailleurs intrinsèquement liés. Le cinéma ne s’y est pas trompé et nombres d’œuvres policières, horrifiques ou fantastiques emploient les figures du chamane et du fantôme, comme pour insister sur le rapport intime que nous entretenons avec les morts.

Ainsi, le drama Possessed 빙의 (2019) de la chaîne OCN met en scène une jeune chamane et un enquêteur luttant contre un mauvais esprit capable de posséder et de tuer les humains. Le thriller familial The Village: Achiara’s Secret  마을 – 아치아라의 비밀 (2015) ne cesse d’évoquer la disparition d’une morte. C’est sans compter la multitude de séries mettant en scène des héros capables de voir les fantômes, aptitude fréquemment associée aux pouvoirs des chamanes, comme The Great Shaman Ga Doo Shim 우수무당 가두심 (2021), Bring It On, Ghost 싸우자귀신아 (2016), Oh My Ghost 오 나의 귀신님 (2015), The Girl’s Ghost Story 소녀괴담 (2014), The Master’s Sun  주군의 태양 (2013) … La présence du surnaturel associé au chamanisme dans les œuvres audio-visuelles témoigne de l’attrait du public et de la survivance des chamanes dans la Corée contemporaine.

De gauche à droite : Affiches des dramas Possessed, The Village : Achiara’ s Secret, Bring It On, Ghost, The Girl’s Ghost Story, The Master’s Sun

Le beau gosse aux grelots semble d’ailleurs avoir séduit les producteurs, car une adaptation télévisée devrait voir le jour en 2022 avec les acteurs Seo In Guk 서인국 (Reply 1997, The Smile Has Left Your Eyes, Doom at Your Service) et Oh Yeon Seo 오연서 (My Sassy Girl, A Korean Odyssey, Mad for Each Other). Car, taillé pour le cinéma, le roman de Jung Jaehan prend des allures de scénario. Les descriptions sont ultras visuelles et s’imaginent comme des scènes filmées. L’utilisation massive d’onomatopées parsème le récit et lui donne une dimension sonore. L’écriture est vive et sans ambages, offrant un rythme soutenu et un dynamisme vibrant. Quand aux dialogues, ils sont écrits comme des répliques de films, ancrés dans une oralité familière voir outrancière. Les personnages s’insultent copieusement et se bastonnent avec ce goût pour le grotesque propre aux polars sud-coréens.

« Il essaie d’ouvrir les yeux. Y parvient à peine. Il a dû s’en prendre des sévères dans cette région. Ses lèvres écorchées le brûlent, il les essuie d’un revers de la main. Qu’elles tachent de sang.

– Merde, mon gagne-pain.

[…] Su-cheol est étendu à côté de lui. Il n’a pas pu suivre le déroulement des évènements mais manifestement celui-ci s’en est pris dix fois plus que lui dans la tronche. Han-jun entreprend de le réveiller en lui flanquant quelques baffes, sans qu’aucun résultat s’ensuive. « 

Bande annonce du roman

Divination, entre succès et polémique

Les pratiques magiques ayant trait au surnaturel ont toujours été teintées d’ambivalence. Simples croyances, mensonges illusoires ou véritables esprits invisibles? Difficile d’avoir un avis clair sur la question. Si rien n’affirme la véracité des pouvoirs spirituels, rien de démontre leur inefficacité. Dans une société où les individus se cherchent continuellement, tentent de vivre au mieux malgré des angoisses toujours plus présentes, le chamanisme, comme tout autre système de pensée, offre une voie de rationalisation, un soutien et un semblant de réponse.

La divinisation n’est pas nouvelle en Corée et fait partie du quotidien. Il est coutume pour les entreprises de faire appel à des chamanes pour connaître les meilleurs emplacements grâce à la géomancie ou de fixer les dates propices à l’organisation de mariages, funérailles, évènements ou autre. Se placer sous l’apanage des divinités, c’est surtout se garantir la présence de bons auspices pour le futur: « Vous ne devez pas en parler à la légère. Sans rituel de la chance, il est plus que probable que notre avenir soit pestiféré. Rien de ce qu’on entreprend ne marche », déclare ainsi une actrice à un PDG malchanceux qui va s’empresser de prendre rdv avec Han-jun.

En parallèle du chamanisme coréen qui protège des mauvais esprits, éloigne la malchance ou soigne les âmes, il est possible de rencontrer des diseurs de bonne aventures utilisant le saju (사주/四柱), des devins ou des astrologues adeptes de chiromancie ou de tarot. La lecture du destin est un business qui séduit une jeune génération en quête de sens et on observe une résurgence des pratiques divinatoires, mêlée de nouvelles technologies au sein de cafés de voyance branchés qui cohabitent avec les tentes érigées à la va-vite dans la rue. Très proches des séances de voyance occidentales, ces consultations rapides et bon marché permettent notamment de connaître sa compatibilité amoureuse.

Le pouvoir que vous avez utilisé pour jeter des malédictions, il va se retourner contre vous. Car la vie est un miroir. 

자신의 힘을 저주에 썼으니, 그대로 돌아올 겁니다. 인생은 거울이니까.

Mais toute pratique possède ses dérives, et le chamanisme n’a pas acquis sa mauvaise renommée sans raison. Outre le lent travail de dépréciation orchestrée par le pouvoir au cours de la dynastie Joseon par des lettrés néo-confucéens bien décidés à garder le monopole du pouvoir religieux, l’époque moderne et les différents gouvernements se sont appliqués à faire disparaitre des ‘superstitions arriérées’ (mishin 미신 / 迷信) (Walraven : 1993). Ajouté à cette histoire mouvementée, les chamanes ont acquis la réputation peu flatteuse d’arnaqueurs abusant de la crédulité de leur clients en monnayant des pratiques à des tarifs exorbitants.

Le sanctuaire du Beau Gosse ferme à 18 heures. La raison officielle s’énonce ainsi : « Si je vous fais une divination la nuit, les forces lunaires sont telles que vous, simple client, risquez de vous retrouver englué par un esprit », quant à la vraie raison, c’est qu’ « un dîner gastronomique, c’est le luxe en soi », devise autoproclamée de Han-jun.

Il suffit de voir le portrait peu reluisant que certains dramas offrent à ces personnages, notamment féminins, pour constater combien cette image négative est devenue archétypale. Dans la série historique Hometown Legends 전설의 고향 (2008), la chamane prend des allures de sorcière adepte de magie noire et lanceuse de macabres malédictions, tout comme dans Mirror of the Witch 마녀보감 (2016) ou The Moon Embracing the Sun 해를 품은 달 (2012). Dans sa version contemporaine, elle prend la forme d’une femme d’âge mûr, outrageusement maquillée, vêtue de vêtements bariolés, le regard acéré et la gouaille agile, toujours prompte à faire payer au prix fort ses prestations de devineresse.

De gauche à droite puis de haut en bas : Les multiples versions de la mudang à la télévision (Hometown Legends; Moon That Embraces The Sun, The Village, Mirror of the Witch, Possessed) et un exemple de paksu mudang (Possessed)

A ce titre, le roman semble s’inspirer du scandale politico-religieux Choi Soon-sil 박근혜-최순실 게이트 ayant eu lieu en 2016 et qui a conduit à la destitution de la présidente Park Geun-hye 박근혜. Une sombre affaire d’influence entre la fille d’un prédicateur mi chamane mi évangéliste d’une « Église de la vie éternelle » Choi Soon-sil, et la fille du général Park Chung-hee 박정희 (à la tête du régime autoritaire en 1962-1979). Corruption, abus de pouvoir, falsification… des magouilles dans lesquelles nombres de puissants étaient impliqués et qui ont grandement choqué l’opinion publique. Cette question de l’influence des chamanes dans la sphère politique a d’ailleurs été abordée en 2020 dans le drama The Cursed 방법 où la jeune mudang Jung Ji So 정지소 (Parasite), aidée de Uhm Ji Won 엄지원 (The Silenced), s’oppose au pouvoir destructeur de la puissante gourou Jo Min Soo 조민수 (Pieta).

Fort heureusement, la figure jadis si méprisée des chamanes tend à reconquérir ses lettres de noblesse. Outre le travail de préservation mis en place par le gouvernement pour protéger ce patrimoine immatériel vivant, l’attrait de la jeune génération pour les pratiques ésotériques donne un nouveau souffle à la profession. Les dramas les plus récents offrent une vision bien plus positive de ce surnaturel de l’ordinaire comme en témoigne les séries fantastiques : Sell Your Haunted House 대박부동산 (2021), The Witch’s Diner 마녀식당으로 오세요 (2021), The Great Shaman Ga Doo Shim 우수무당 가두심 (2021), The Uncanny Counter 경이로운 소문 (2021) , Hotel del Luna 호텔 델루나 (2019), The Ghost Detective 오늘의 탐정 (2018), The Guest 손 (2018).

De gauche à droite : Affiches des dramas Sell Your Haunted House, The Witch’s Diner, The Great Shaman Ga Doo Shin, The Uncanny Counter, Hotel del Luna
SOURCES :

NB : Ceci n’est qu’un minuscule aperçu de la richesse incroyable du chamanisme coréen. J’ai puisé allègrement dans mon ancien mémoire de recherche (dont je me refuse à vous donner le lien tant il comporte de lacunes. Comme quoi, relire son travail des années après permet de prendre du recul). Je ne vais donc pas m’étendre sur le sujet (que j’affectionne particulièrement) car j’ai bien l’intention de revenir dessus plus tard tant il y a de choses à dire. Je vous propose quand même quelques sources bibliographiques pour les plus curieux d’entre vous :

  • BIDET, Eric (trad.) ; COLLECTIF. Traditions, rituels, croyances, anthropologie coréenne. Paris : Les Indes savantes, coll. « Monde coréen », 2005
  • COLLECTIF. Korean Shamanism, Revivals, survivals, and charge. Séoul : The Royal Asiatic Society Korea Branch, 1998
  • GUILLEMOZ, Alexandre. La Chamane à l’éventail, Récit de vie d’une mudang coréenne suivi de La chamane et l’ethnologue. Paris : Imago, 2010
  • KIM Keum-Hwa. Partageons le bonheur, dénouons la rancœur. Récit de la chamane aux dix mille esprits. Paris : Imago, 2015
  • SETH, Michael J. Une histoire de la Corée, de l’Antiquité à nos jours, An History of Korea, From Antiquity to the Present. Lanham (Maryland) : Rowman & Littlefield, 2011, XI-573p.

Chen Jiatong – La Quête du Renard Blanc : La Pierre mystérieuse

Humanité animale

Chen Jiatong 陈佳同 est né en 1987 dans la province du Shandong 山东省 / 山東省, à l’est de la Chine. Diplômé en 2012 d’une maîtrise en ingénierie à l’Université d’Aéronautique et d’Astronautique de Pékin dite Beihang 北航大學, il occupe depuis un poste dans le commerce international. Passionné par la littérature occidentale, c’est un lecteur fervent de Harry Potter de J.K. Rowling, Les 13 1⁄2 Vies du Captiaine Bluebear du dessinateur allemand Walter Moers, Momo de Michael Ende, La Toile de Charlotte de l’américain E.B. White, et Le Vent dans les Saules du britannique Kenneth Graeme.

C’est à l’université qu’il commence à écrire une première ébauche de Dilah le Renard Blanc et la Pierre de Lune (Báihú dí lā yǔ yuèliàng shí 白狐迪拉与月亮石). Six ans plus tard, il propose son livre à Wang Ruiquin, le rédacteur chinois de Harry Potter à la Maison d’édition de la Littérature Populaire. Le premier tome de la série de Dilah le Renard Blanc (Báihú dí lā xìliè 白狐迪拉系列, White Fox) est publiée en 2014 et rencontre un grand succès populaire. Il est nommé Meilleur Livre pour enfant de 2019 par le Financial Times 金融时报.

De gauche à droite : Couvertures de l’édition chinoise, américaine et française

Dilah est un petit renard polaire qui vit seul avec ses parents, entouré de leur amour exclusif, loin de toute autre présence. Chaque soir, le jeune renardeau s’endort, bercé par la voix de sa mère qui lui conte les légendes millénaires des animaux. Mais Dilah a un secret : il rêve de vivre parmi les humains, ces créatures fascinantes, et de partager leur vie si passionnante, car « les hommes sont les maîtres de l’univers. Ils n’ont peur de rien. » Or une nuit fatidique, il retrouve sa mère mourante, blessée par le fusil d’un chasseur. Son père lui non plus ne reviendra pas. Dans un soupir, elle lui confie un précieux souvenir : un objet mystérieux pouvant le conduire au trésor d’Ulla. Une Pierre de Lune capable de le changer en humain. Armé de son courage et de sa détermination, Dilah entame une longue quête semée d’embûches, poursuivit par les féroces renards bleus.

La saga de Dilah, fut inspirée par une « expérience merveilleuse«  vécue par son auteur, à l’âge de cinq ans : « Je me rappelle m’être réveillé, une nuit de pleine lune, et avoir aperçu une forme blanche devant la fenêtre de ma chambre. La silhouette était humaine, avec des oreilles pointues de renard, et elle émettait un rayonnement argenté. » Cette vision spectrale qui évoque les femmes-renardes de la mythologie chinoise a marqué l’enfance de Chen Jiatong. Après s’être beaucoup interrogé sur l’origine d’une telle apparition, visite d’un esprit ? émanation d’une vie antérieure ?, cette rencontre onirique lui a donné l’impulsion de créer une histoire fantastique sur un petit renard rêvant de devenir humain.

Les éditions Casterman ont fait le choix de retranscrire la version anglaise, elle-même traduite du texte original chinois par Jennifer Feeley. On lui doit des expressions originales comme l’animalien classique (classical animalese). Certains noms ont aussi dû être transposés dans une phonétique occidentale comme la ville fictive de Labuer 拉布尔 devenue Lapula ; ou des prénoms comme Jens (金斯 Jinsi) ou Ulla (乌拉 Wula). La traductrice française Nathalie Serval s’est elle aussi confrontée aux difficultés des jeux de mots et s’est appuyée sur la version anglaise pour nommer le phoque Colbert dit joyeux Coco, qui en version originale se nomme Daniel (丹尼尔 Danni’er) et dont l’une des syllabes est l’homonyme de ‘œuf’ (蛋 Dan), rebaptisé Egbert (Egg ‘œuf’) par Jennifer Feeley. Ce roman pour enfants à la particularité d’être une traduction dérivée du chinois, une langue complexe et d’une grande ambiguïté. Les maisons d’éditions semblent avoir fait le choix de simplifier l’écriture originale afin de la rendre plus accessible pour le jeune public occidental. Il semble donc que les modifications du livre ait été réalisées en accord avec l’auteur.

« Tout au nord, près du pôle, la nuit est paisible et silencieuse. Soudain, une lueur bleutée surgit à l’horizon et se déploie tel un voile chatoyant sur le velours noir du ciel piqué d’étoile. »

De gauche à droite : Couvertures de l’édition anglaise, tome 1 et 2 illustrés par Viola Wang

Bestiaire fabuleux

Chen Jiatong fait intervenir une multitude d’espèces dans son récit et la présence des animaux chez un auteur d’origine chinoise laisse sous-entendre de multiples interprétations. Les animaux (de dòngwù 的动物), littéralement ‘chose qui bouge’, imprègnent tout les aspects de la vie chinoise. Les récits historiques mythiques évoquent la présence de divinités mi-humaines, mi-animales, issues d’une époque où le territoire chinois était occupé par des tribus diverses, identifiées par des totems bestiaux (J. Pimpaneau). De nombreuses divinités possèdent des attributs composites comme des ailes, des dents de tigres, une queue, un corps de serpent … Les animaux ont été employés comme métaphores, symboles, doubles des humains. Ils sont même présents dans le calendrier, car toute personne naît sous le patronage d’un des douze signes du zodiaque.

Les Chinois, peuple d’observateurs avisés, ont mis au point un système complexe de comptage du temps sous le règne de L’Empereur Jaune Huang Ti (v. 2637 av. J-C). Les années ont été regroupées en cycle chronologique de soixante ans, et chaque année du cycle est nommée avec l’un des dix caractères des Tiges Célestes (Tiāngān 天干, dix soleils) auquel s’ajoute les caractères des Douze Branches Terrestres (Dìzhī 地支, douze lunes), portant le nom des douze signes du zodiaque. Ces signes forment des constellations qui fixent la position du soleil chaque mois. Ces étoiles génèrent des influences plus ou moins bénéfiques pour les affaires de l’humanité tant et si bien que l’almanach officiel les liste avec attention et, selon les recommandations des devins, établit les dates des rites, fonctions ou plaisirs (J. Pimpaneau).

Les bêtes shòu 獸 sont divisés en cinq classes, dont chacune est représentée par une créature : les animaux à plumes sont incarnés par le phénix, celles à fourrure par la licorne-cerf Qilin, les créatures à écailles par le dragon, celles possédant une carapace par la tortue, et les êtres à peau nue sont assimilés aux humains. Les chinois distinguent six espèces d’animaux domestiques et comestibles : cheval, bœuf, mouton, porc, chien et poulet. Certains animaux sont nocifs comme les serpents, centipèdes, scorpions, lézards ou geckos, ainsi que les crapauds. Le 5e jour du 5e mois lunaire, des méthodes magiques étaient invoquées afin de se débarrasser de ces créatures nuisibles, en invoquant le dieu Zhong-kui secondé par le coq (D. Cao).

Au cours du récit, Dilah voyage à travers le monde, faisant défiler une grande galerie de paysages : banquise, forêt de conifères, toundra, plaine ou champ agricole. Les animaux qu’il croisent sur son chemin semblent symboliser à la fois leur environnement et un élément : l’eau pour la banquise et les créatures marines, l’air pour la toundra et l’aigle, la terre et le bois pour les lapins et les fouines vivant dans des terriers, le feu pouvant être associé au fougueux cheval sauvage galopant dans la plaine aride ; quand au métal, il est forgé par les hommes pour créer des fers, des armes, voir même leur propre cœur.

Le paradoxe du renard

Le héros du récit, Dilah (Dila 迪拉), est un renardeau polaire (Báihú 白狐 ‘Arctic fox’) à la blancheur immaculée qui évoque la pureté. Bien que Dilah soit un renard arctique Vulpes lagopus, il est assimilé à son cousin le renard roux Vulpes vulpes. D’ailleurs, Chen Jiatong distingue son héros de ses homologues les renards bleus alors qu’ils font tous partie de la même espèce, le renard polaire ou Isatis, dit aussi Renard Bleu. Pour les peuples de Sibérie (Nenets, Tchouktches et Evenki), les renards comme les loups, les ours ou les rennes, sont des êtres spirituels dotés d’une âme et protégés par un gardien divin (G. Ksenofontov).

Le fait d’avoir choisit un renard pour incarner le héros de son histoire n’est pas anodin pour Chen Jiatong. Car le renard 狐狸 húlí n’est pas considéré comme un animal ordinaire en Chine. C’est un être marginal, sauvage et impossible à domestiquer, qui se nourrit de volailles, tout en faisant preuve d’une grande intelligence. Sa position liminaire et son étrangeté ont nourri l’imaginaire. Il s’agit d’un esprit familier de la mythologie est-asiatique possédant des pouvoirs magiques, adepte de mauvais tours et de métamorphoses. Il existe sous la forme de Kitsune 狐 / キツネ au Japon, de hồ ly tinh au Vietnam, ou encore de gumiho 구미호 en Corée. Dans les pays du sud-est asiatique subtropical, le renard est remplacé par des viverridés et mustélidés (belettes, putois, fouines, civette) (Nguyên Du).

Selon l’illustre lettré Ji Yun 紀昀 (1724-1805), les renards se situent « à mi-chemin des hommes et des bêtes, des morts et des vivants, des immortels et des démons. » (R.Huntington). Il n’y a pas de distinction claire entre l’animal réel et son homologue surnaturel dans l’imagination populaire. On retrouve la présence d’esprits-renards sous les Six Dynasties jusqu’à l’époque impériale dans des récits en langues classiques comme les Notes de l’étrange (zhiguai 志怪) ou les nouvelles (chuanqi 傳奇) ; avant que les histoires surnaturelles ne soient perçues comme des superstitions (míxìn 迷信) à oublier (X. Kang).

Ces récits mettent en scène des Huxian (胡仙 / 狐仙 ‘immortels vulpins’, ‘fée-renarde’, ‘génie-renard’) aussi nommé Húshén (胡神 / 狐神 ‘Dieu Renard’) ou Húwáng (胡王 / 狐王 ‘Renard Souverain’) dotés de pouvoirs divins. Ces entités bénéfiques perçues comme de vénérables xian (仙 ‘immortel’, ‘perfectionné’, ‘transcendant’) sont souvent en quête d’immortalité et tentent d’acquérir la condition humaine. Ces esprits-renards (xianjia à Pékin) étaient à l’origine des divinités respectées dont on rendait hommage au temples pour s’assurer santé et félicité (X. Kang ; A. Alex).

Le renard possède une signification morale. Lorsqu’il meurt, il oriente sa tête vers sa tanière, signe qu’il n’oublie pas ses origines. Cet acte est interprété comme un modèle d’humanité selon le Livre des Rites (Liji 禮記), l’un des treize ouvrages confucéens : l’animal enseigne aux hommes à respecter les rites perçus comme le foyer spirituel. Les neuf queues du renard sont aussi le symbole de la postérité royale, à l’image des neuf concubines impériales qui enfantent la descendance nécessaire à l’harmonie de la dynastie.

À l’origine, la présence d’un culte du renard était intrinsèque au nord de la Chine et il était rare d’en apercevoir au sud du fleuve Yangzi. Le culte de l’esprit-renard au Nord était similaire à celui du Wutong 五 通 (démons unijambistes) au Sud. C’est notamment aux XIXe et XXe siècles que la figure du renard s’est popularisée dans le pays, favorisant son apparition dans la littérature et les œuvres audio-visuelles (X. Kang). Dispensateur de richesse ou de prophétie, l’esprit-renard communique par l’intermédiaire de médiums, souvent des femmes issues des classes populaires et méprisées par les classes lettrées masculines. Être liminaire, il est donc associé aux individus marginaux comme les chamanes, les médiums, les magiciens, les bouffons, issus des classes sociales les plus basses mais détenteurs d’un pouvoir rituel à même de renverser les structures sociales et d’exprimer l’opposition des faibles (X. Kang).

En tant qu’être marginal, le renard est donc caractérisé par sa dualité. Animal contradictoire et insaisissable, il possède aussi une face sombre, comme celle des yao 妖, les émanations incontrôlées des pires vices humains. Le renard fait partie de ces animaux-esprits qui traversent les frontières afin d’assurer l’ordre social et moral (Mary Douglas). De part leur position ambiguë et liminaire, ils personnifient le danger impur qui menace la structure sociale dominante. Ils sont perçus comme des divinités capricieuses liés au Yin 阴 / 陰 et donc illicite, excessif, licencieux, impropre, par les élites officielles qui ont tenté de contrôler l’importance du culte vulpin sans y parvenir. Ainsi le renard symbolise la mort, l’invisible, l’obscurité, la sauvagerie, les éclipses ou la bisexualité ; tous ce que l’ordre ne contrôle pas (Victor Turner).

Le Classique des Montagnes et des Mers (Shan Hai Jing 山海经, débuté vers le IVe siècle av. J-C. puis étoffé sous les Han) est une compilation de la géographie et du bestiaire mythique de son temps. Il cite la présence de renards à neuf queues (jiǔwěihú 九尾狐), créatures pouvant être bienveillantes (de bon augure) ou malveillantes (mangeuses d’homme). Les esprits-renards (húlijīng 狐狸精 ‘fox essence’) peuvent ainsi prendre la forme d’une beauté fatale menant ses amants humains à leur perte. Incarnant le pouvoir destructeur de la luxure, la renarde lubrique à longtemps été associée aux femmes dangereuses, aux grandes amantes de l’histoire comme Daji 妲己, la séduisante favorite du roi Zhou, qui aurait provoqué la ruine de la dynastie Shang dans les textes littéraires. À l’inverse, la forme féminine de La Dame Renarde Immortelle (Húxiān Niángniáng 狐仙娘娘 Fox Immortal Lady) est une importante divinité associée à la Reine Mère de l’Ouest (Xīwángmǔ 西 王母 ) puissante déesse de vie et d’immortalité dans la mythologie chinoise.

Comme Dilah, le renard est le protagoniste de très nombreuses légendes, à la fois être divin vénéré et esprit démoniaque à exorciser. Des histoires horribles et sanglantes de maladie, de possession, de folie et de mort ; et des fables où le renard fait preuve de bonté et de sagesse, accordant richesse et prospérité comme le ferait un ancêtre respecté. On distingue aussi des récits de romances vulpines, notamment chez Pu Songling 蒲松龄 (1640-1715), où l’amoureuse animale n’est pas toujours néfaste et qui s’achèvent souvent par la fuite mélancolique de la fiancée à fourrure.

« Des yeux noirs perçants, des oreilles rondes, une longue queue touffues, une fourrure d’un blanc si pur qu’elle se confond presque avec la neige : on dirait une créature surnaturelle tout droit sortie du paysage. » 

De gauche à droite : Dame renarde, Fox lady, artiste et date inconnus ; Kawanabe Kyōsai 河鍋 暁斎 (1831-1889), Renard à neuf queues possédant Daji, seconde moitié du XIXe siècle ; Fang Chuxiong 方楚雄 (1950-), Renardeau et sa mère, v. 2010

Le monde de la mer, l’amitié et la connaissance

Après avoir échappé à la horde des renards bleus, Dilah se retrouve sur la banquise glacée. Dans cet univers marin, il rencontre « une étrange créature trapue, au pelage velouté, aux grands yeux humides : un phoque! » Colbert dit Coco est un farceur à la bonne humeur communicative. Le phoque (Hǎibào 海豹) n’apparaît pas fréquemment dans les légendes chinoises. C’est dans les mythes venus d’Écosse, d’Islande ou des îles Féroé qu’on le retrouve sous la forme d’un selkie (litt. ‘phoque gris’). Les selkies sont des entités marines capables de changer de peau et de prendre forme humaine (A. Jon). De nombreux contes évoquent les mariages contraints de femmes-phoques avec des hommes ayant volé leur peau, les privant de leur accès à l’océan (J. Simpson). De l’union avec ces êtres changeant naissent des enfants aux mains palmées, le cœur tourné vers la mer. Dans la mythologie inuit, les phoques et autres créatures marines sont issues du corps mutilé de Sedna (ᓴᓐᓇ Sanna) la déesse de la mer. Fille géante du dieu créateur Anguta, elle est jetée à l’eau lors d’une querelle avec son père et, tentant de s’accrocher au rebords du kayak, se voit couper les doigts qui se changent alors en animaux, phoques, morses et baleines. Depuis la noyée devenue divinité règne sur le monde souterrain des profondeurs Adlivun où se rendent les âmes des défunts.

Dilah est ensuite guidé par Coco qui le mène auprès de Grand-Père Tortue, un vieux baroudeur, curieux et polyglotte qui « a un peu fréquenté les hommes. » La vieille tortue de plus de 200 ans collectionne les objets du monde entier et marchande avec les autres animaux de la banquise pour obtenir de nouvelles pièces. Cette passion l’obsède et il n’hésite pas à employer des ruses pour obtenir ce qu’il convoite. C’est un lettré avisé, vraie « encyclopédie vivante », qui connaît les anciennes écritures animales ; le sage à qui les plus jeunes demandent conseil. En Chine, la tortue 龜 Guī est un animal sacré qui incarne la longévité, la santé, la sagesse et l’endurance (J. Tresiddr). Selon les mythes fondateurs chinois, la tortue de mer géante Ao 鰲 aida l’entité initiale Pangu 盤古 a créer le monde : ses pattes furent coupées pour soutenir le Ciel au dessus de la Terre. À chaque mouvement de l’animal porteur, la terre tremble et provoque des séismes. La tortue symbolise donc l’univers par sa carapace figurant la terre plate et le ciel voûté (S. Allan).

De plus, la tortue associée au serpent est aussi l’un des Quatre Animaux Fabuleux de la cosmologie asiatique. C’est la Tortue Noire du Nord ou Guerrier Noir (Běifāng Xuánwǔ 北方玄武) aussi nommée Gembu 玄武 au Japon, Huyền Vũ au Vietnam et Hyeonmu 현무 en Corée. Elle est associée au nord, à l’eau, au noir et à l’hiver. Elle est membre du quatuor légendaire que forment Les Quatre Symboles sì xiàng 四象 (Quatre Bêtes 四獸 sì shòu, ou Quatre Esprits 四靈 sì líng), les animaux gardiens des quatre directions cardinales. On compte ainsi la Tortue Noire, le Dragon Azur (Qīnglóng 青龍) lié à l’est, au bois, au vert et au printemps), l’Oiseau Vermillon ou Phénix (Zhūquè 朱雀) associé au sud, au feu, au rouge et à l’été, et le Tigre Blanc (Báihǔ 白虎) attaché à l’ouest, au métal, au blanc et à l’automne. À ces quatre bêtes de bon augure s’ajoute une cinquième, le Dragon Jaune (Huánglóng 黄龙 / 黃龍) ou Qilin 麒麟, incarnation de l’empereur (qui représente le milieu, la terre, le jaune et la mi-été) selon La Théorie des Cinq Principes ou Wuxing 五行 (Dr Zai ; J.Bredon).

Fait singulier, la carapace de Grand-Père Tortue « apparaît gravée de lignes sinueuses qui se croisent, traçant une sorte de labyrinthe, et une dentelle de symboles encercle la base. » Ces étranges caractères évoquent les textes divinatoires gravés sur les os (gǔ 骨) ou les carapaces de tortues (jiǎ 甲) qui restent à ce jour la plus ancienne forme d’une écriture chinoise connue (L.Vandermeersch). L’écriture ossécaille ou l’écriture des os oraculaires (jiǎgǔwén 甲骨文, ‘oracle bones script’) prend la forme de signes pictographiques simplifiées dont descendent certains idéogrammes chinois modernes. Des fouilles archéologiques ont mis à jours des vestiges datant de la dynastie des Shang 商朝 ou dynastie des Yin 殷代 qui vivait vers 1600 av J-C. – 1046 av J-C (R. Djamouri). Cette civilisation installée au abords du fleuve Jaune avait mis au point un système complexe de divination pyromantique (utilisation du feu) et serait à l’origine de ce système d’écriture si méconnu (S.Allan). Selon une légende, Cang Jie, un ministre de l’Empereur Jaune, aurait inventé les caractères en s’inspirant des empreintes animales sur le sol (J. Pimpaneau).

De gauche à droite : Teevee (Inuit,1960-), Diving Sedna, 2010 ; Fragment d’une carapace de tortue couverte d’inscription en écriture ossécaille (jiǎgǔwén 甲骨文) ; Qi Baishi 齐白石 (1864-1957), Image d’une vie de tortue 龟寿图, 2012

Le souffle de la sagesse

Dans un chapitre intitulé ‘Un éclair de sagesse‘, Dilah blessé s’effondre de fatigue sur une rivière gelée. Emporté par une douce torpeur, « il sombre dans un demi-sommeil » quand une voix venue des cieux l’interpelle. Un aigle le motive à poursuivre son voyage, le guidant et gonflant son cœur d’espoir : « Tant que tu garderas la foi, aucun obstacle ne t’arrêtera. » Ce bienfaiteur providentiel permet au renardeau de survivre jusqu’à sa prochaine étape.

L’aigle (yīng 鹰) est un oiseau-tutélaire, initiateur et psychopompe (notamment dans les mythes amérindiens). Pour les Chinois, les oiseaux 鳥 niǎo sont les messagers du Ciel car ils sont les moins soumis à la contingence (Javary). Selon Confucius, ils sont des maîtres pour les hommes car ils savent toujours où se poser spontanément, conscients de l’agencement exact des choses ; ils peuvent saisir le ‘flux qui passe’ (peng yun qi 碰运气) (Javary). Ainsi, les oiseaux personnifient la dignité humaine, ils semblent comprendre l’arithmétique complexe du monde, c’est pourquoi les devins observaient avec attention la trajectoire de leur vol avant d’en tirer des interprétations divinatoires.

L’oiseau est un guide qui indique la bonne direction, mais c’est aussi un protecteur. Une légende raconte que des oiseaux bienveillants préservent la tombe de l’empereur Yu ; dans une autre, ils couvrent de leur plumes le corps des hommes pieux. Les oiseaux à tête blanche annoncent un grand âge à venir et représentés couplés sur une pivoine, ils apportent richesse et honneur. Les Chinois aiment aussi à entendre le chant mélodieux des oiseaux, synonyme de raffinement. Les volatiles, enfermés dans des cages finement décorées, sont des animaux de compagnie très appréciés dont on écoute les mélopées éprises de liberté.

De gauche à droite : Zhao Guojing 赵国经 (1950-) souvent en collaboration avec Wang MeiFang 王美芳 (1949-), Femme et perroquet, peinture sur soie dans le style Gong Bi 工笔 (issu de la tradition académique impériale) ; Chen Zhifo 陈之佛 (1896-1962), Magnolia and Parrot ; Fang Chuxiong (1950-), Héros de l’Indépendance 英雄独立 镜片 设色纸本, v. 2010

Le compagnon rusé

Dans une forêt, Dilah rencontre un petit animal à la fourrure brune qui traîne un sac de pommes (píngguǒ 蘋果, souvent offertes en cadeau comme symbole de paix), « deux yeux noirs, de minuscules oreilles, un ventre blanc et une longue queue touffue : une fouine ! » Ankel (Anke 安可) vit avec une mère protectrice qui se méfie du renard, ennemi naturel des fouines mais leur amitié transcende les frontières. Ankel la fouine est un petit animal carnivore à l’esprit affûté. Aussi agile qu’intelligent, sa ruse viendra souvent au secours de ses amis. Il n’hésite d’ailleurs pas à s’introduire dans les maisons des humains, chasseur compris, pour leur voler de délicieuses victuailles dont il est friand.

Parce qu’elles creusent des tanières dans les entrailles de la terre – là où reposent les morts – les fouines (yòu shǔ 鼬鼠), comme les hermines ou les renards, ont été associées au culte des fantômes. Le folklore populaire les considère comme des esprits errants (liúlàng de jīngshén 流浪的精神), les âmes transmigrées des défunts, à même de voler et de remplacer l’âme des vivants (E.T.C. Werner). Vivant dans des terriers, ces animaux limitrophes sont à la fois proches et lointains du monde des hommes. En Chine, tuer une fouine est de mauvaise augure, un acte qui porte malchance et peu entraîner la mort du coupable ainsi que celle de sa famille.

Le feu du cheval fougueux

Les deux compères traversent alors une steppe brûlée par le soleil et découvrent une jument en pleurs, Kassel. « Sa robe est blanche et sa crinière nacrée », la couleur immaculée et pure des chevaux dits ‘dragon’ (lóng 龙). Sa harde a été attaquée par des hommes qui l’on capturée, elle et un autre cheval, trop vieux et fatigué, qui a fini par être tué et mangé. La jument appartient au fier clan des chevaux sauvages qui méprisent la servitude des chevaux domestiques, perçus comme faibles et soumis, et non forts et indépendants. Ses sabots nouvellement ferrés marquent son asservissement et la condamne au rejet de ses pairs et à la solitude car « un cheval ferré a perdu son âme. Rien ne peut effacer cette marque de honte. »

Le cheval 马 / 馬 est le septième animal du zodiaque chinois, associé au feu, au sud et au Yang 阳 / 陽. Les femmes qui naissent sous le signe du cheval de feu ont la triste réputation d’entraîner la ruine de leur conjoint et de provoquer leur décès précoce. On observe donc tous les soixante ans une forte baisse de la natalité des filles, car les Chinois tentent d’éviter ces naissances néfastes (modifications de l’année de naissance, avortements voir infanticides) (N. Biraben).

Pourtant les chevaux sont favorablement perçus comme des animaux rapides, nobles et puissants (C. Forgerit). Le cheval Ferghana (dàyuānmǎ / yuānmǎ 大 宛馬 / 宛馬) importé d’Asie Centrale était réputé pour sa beauté et sa force, engendrant un important commerce avec l’ancien royaume Dayuan 大宛. Mais un conflit diplomatique a envenimé des relations déjà complexes entre les deux nations, mettant fin à tout échange. Les Han menèrent plusieurs compagnes militaires au cours de la Guerre des chevaux célestes (Tiānmǎ zhī Zhàn 天馬 之 戰, 104 – 102 av. J-C) qui les opposa aux Dayuan dans la vallée de Ferghana, à l’est de l’Ouzbékistan. Les Dayuan vaincus, les Han purent se procurer suffisamment de chevaux pour constituer une puissante cavalerie militaire. Durant la Chine ancienne, certains chevaux étaient enterrés, notamment sous l’ancienne dynastie des Shang. Les archéologues chinois ont découvert un tombeau appartenant au Duc Jung de Gi (547-490 av. J-C.) qui contenait une fosse avec les restes de plus de 600 équidés (M.K. Spring ; C. Johns).

Dans la mythologie chinoise, les équidés sont souvent des créatures hybrides merveilleuses : le cheval céleste Tianma 天馬 capable de voler et de transpirer du sang ; le Longma 龍馬, cheval ailé aux écailles de dragon dont l’apparition est le présage d’un souverain sage et juste ; ou le Qianlima 千里馬 ou Chollima (‘cheval de mille Li’), un étalon mythique indomptable, d’une rapidité inégalée et capable de parcourir chaque jour une distance de mille li (env. 400km). La nomination chollima est employée pour qualifier les personnes extraordinaires, comme des monarques réputés pour leur grande sagesse (A. Forbes).

Sortie printanière de Lady Guoguo, Copie par l’empereur Huizong d’un tableau du VIIIe siècle de Zhuang Xuan, 虢国夫人游春图 原作 唐 张萱 宋代摹本

Le lapin lunaire

Le dernier membre du groupe est une « boule de poils gris », un petit lapin à la « tête ronde et joufflue, de longues incisives qui dépassent de sa bouche, des oreilles entaillées à plusieurs endroits. » Petit-Pois (Douding 豆丁, Little Bean) vient au secours de la fouine Ankel souffrant d’un empoissonnement mortel et parvient à la sauver en utilisant sa connaissance de la science médicinale. Sa générosité sera bien mal récompensée cependant car il va malgré lui enfreindre plusieurs lois claniques.

En effet les membres du clan des lapins doivent tous assister à la cérémonie en l’honneur de leur sainte patronne, Buona, la lapine de jade, organisée lors de la pleine lune la plus brillante de l’année. À cette occasion, les rongeurs prient et rendent grâce à la divinité via l’offrande d’une carotte issue de leur récolte annuelle. Par son acte de compassion, Petit-Pois se rend coupable de sacrilège : il a manqué la cérémonie sacrée et a divulgué les secrets médicaux à des étrangers. De tels crimes sont passibles de bannissement voir de châtiment par l’eau (noyade). Son procès est tenu devant une Haute Cour de Justice présidée par un conseil de cinq lapins. Le pauvre lapereau a bien du mal à assurer sa défense mais la ruse de ses nouveau amis lui permet de garder la vie sauve.

Buona, la Sainte Patronne des lapins, fait référence au ‘lièvre de jade’ (yù tù 玉兔) ou ‘lièvre d’or’ (jīn tù 金 兔) issu de la mythologie chinoise, dont la silhouette se dessine dans le dessin formé par les ombres de la lune, via un processus de paréidolie (illusion d’optique qui donne à des formes indistinctes un dessin reconnaissable). Le lièvre de jade est le compagnon de la déesse lunaire Chang’e 嫦娥 qui réside dans le palais de jade de la Vaste froidure (guǎnghángōng 廣寒宮). Le conte populaire Chang’e s’envole dans la lune (Chángé bēnyuè 嫦娥奔月), raconte comment la jeune femme, curieuse et un peu voleuse, aurait ingéré un élixir d’immortalité destiné à son mari, et se serait ensuite élevée dans les airs jusqu’à l’astre lunaire. Selon certaines versions, son exil sur la lune serait une punition divine du Grand Roi des Dieux Huangdi.

Le huitième jour du huitième mois lunaire, à lieu le Festival de la Lune (Zhōngqiū Jié 中秋节 / 中秋節). Cette fête est célébrée dans la plupart des pays asiatiques afin de contempler en famille la lune la plus ronde et brillante de l’année. C’est l’occasion de remercier les Cieux de leurs bienfaits, de former des unions harmonieuses et des faire des vœux sous la bénédiction céleste. Ce festival très ancien est la deuxième plus grande fête de l’année après le Nouvel An. On la retrouve au Japon sous le nom de Tsukimi 月見 ‘Observation de la Lune’, Chuseok 추석 / 秋夕 ‘Action de Grâces’ / ‘Soirée d’Automne’ en Corée, Tết Trung Thu ‘Festival de la Mi-Automne’ au Vietnam, ou encore Bon Om Touk បុណ្យអុំទូក ‘Festival de l’eau’ au Cambodge. Fête des Moissons, elle rend grâce à la prospérité et l’abondance de la nature, ainsi qu’à la fertilité (Li Xing).

La lune est donc associée au lièvre qui martèle les herbes médicinales pour fabriquer les pilules d’immortalité avec un mortier et un pilon. À l’image de cet être divin qui fabrique l’élixir de longue vie, les lapins terrestres (tùzǐ 兔子) sont associés à l’art de la médecine. Apothicaires émérites, ils connaissent les secrets des plantes et des remèdes, comme le lapereau Petit-Pois qui a étudié l’art millénaire de la guérison auprès d’un maître-médecin. La déesse de la lune (tàiyínxīngjǖn 太陰星君) est aussi accompagnée d’un crapaud (chán 蟾) dont la mue, associée à la régénération et la renaissance, explique les phases ascendantes et descendantes de l’astre lumineux.

De gauche à droite : Ren Shuai Ying 任率英 (1911-1989), Chang’e s’envolant vers la lune, 1955 ; Déesse de la Lune Chang’e 嫦娥, artiste inconnu, après Tang Yin (1470–1524), Ming dynasty (1368–1644), New York : The Metropolitan Museum of Art ; Fang Chuxiong (1950-), 玉兔呈祥 Yutu Chengxiang, 2011

Civilisation animale

Chen Jiatong procède à un anthropomorphisme ou personnification des animaux qui se comportent comme des humains. Ils pratiquent le commerce, tiennent des tribunaux, célèbrent des cultes et mènent des guerres. Comme leur homologues humains, ils possèdent des noms, une histoire, des rites. Chen Jiatong imagine toute une civilisation animale (dòngwù wénmíng 动物文明) qui fait écho à celle des hommes. L’écriture millénaire des animaux, l’animalien classique, composée de dessins et de « signes bizarres », évoque l’écriture osécaille et les inscriptions immémoriales des temps préhistoriques. Dans le récit, les derniers vestiges de cette langue retrouvés par des humains ont été ironiquement attribués à leurs lointains ancêtres, voir à des extraterrestres. Cette écriture animale s’est perdue au profit d’une langue orale parlée par tous les animaux, l’animalien moderne.

Chaque espèce détient ses propres légendes et ses ‘Saints Patrons’ (shǒuhù shén 守护神) ou ‘Dieux Originels’ (běnshén 本神). Les renards polaires vénèrent ainsi la sainte-patronne Ulla et descendent de Merla, une reine renarde qui régnait il y a mille ans : « On prétend qu’elle avait une fourrure d’un roux ardent, ce qui est très rare pour une renarde polaire. » L’auteur souhaitait une version féminine de Merlin, réinventé en Meilei 梅勒. Les espèces animales forment des clans dominés par un patriarche, qui détient le pouvoir décisionnel. Dans la société chinoise, l’unité de base n’est pas l’individu mais la famille au sens large, comprenant les grands-parents, les parents, les enfants, voir un clan tout entier (J. Pimpaneau).

Unité communautaire et religieuse, ses membres partagent le même domicile, lois et culte des ancêtres. La famille étant une entité soudée, elle est liée au destin, faste ou funeste, de chacun de ses membres : une faute individuelle engendre une punition collective et une gloire personnelle apporte prestige à toute la maisonnée. Chaque famille ou clan est dirigé par la figure de l’aîné jiazhang 家长 / 家長 (‘parent’), qui incarne l’ordre et l’autorité familiale ainsi que la continué de la lignée des ancêtres (J. Pimpaneau). C’est le plus âgé du groupe qui occupe cette fonction ; à sa mort, son cadet lui succède. Les descendants doivent obéir aux règles du groupe et ne pas imposer leur volonté individuelle face au décisions de la communauté. Le bannissement équivaut donc à un exil, voir à la mort : seul, le rejeté est à la merci du monde et ne possède plus aucun protection.

Leurs bonnes mœurs n’échappent pas au vice. Les petits héros se confrontent vite à l’absurdité du monde des adultes. Les animaux condamnent bien aisément et suivent aveuglément une justice parfois extrême. Car les animaux sont aussi querelleurs que les humains et mènent des luttes acharnées de territoires. De nombreuses légendes racontent les conflits sanglants entre armées rivales : celles des lapins et des loups, ou celle des renards polaires. Chen Jiantong emploie un champ lexical militaire (« guerriers », « offensive », « bataille finale », « combattant ») pour décrire ces luttes sanglantes. Chacune de ces guerres a vu l’émergence de héros qui peuplent les fables racontées aux petits animaux. La civilisation animale, déjà fragilisée par des affrontements incessants, s’est lentement dissoute sous l’action des humains qui, « en pillant les ressources naturelles, en tuant et en asservissant les animaux, […] ont accéléré [son] déclin au profit de la leur. »

L’histoire évoque ainsi un passé mystérieux et mythique qui remonte à un millénaire (ce qui pour un animal doit représenter une éternité) où se serait déroulée une guerre sainte sur les terres glacées du nord. Un conflit meurtrier qui aurait opposé le clan des lapins géants Volkerin à l’oppresseur loup, qui exigeait l’envoi de tribus réguliers. Une héroïne providentielle est venue au secours du clan déchu, une inconnue d’une intelligence rare qui a enseigné aux lapins l’art de creuser des terriers pour y vivre : « Buona n’était pas une lapine ordinaire: sa fourrure était d’un blanc aussi pur que la lune. » Elle parvint à défaire l’ennemi en se jetant dans une rivière, entraînant avec elle la meute de loup enragée. Son sacrifice ému la déesse de la Lune qui éleva son âme jusqu’à elle.

Des animaux guerriers sont présents dans la littérature classique chinoise, comme le Roi des Singes Sun Wukong (孫悟空 / 孙悟空 Monkey King), un des héros du Voyage en Occident (Xī Yóu Jì 西遊記), publié sous la dynastie Ming au XVIe siècle. Ce roman d’aventure est l’un des quatre romans classiques de la littérature chinoise. Il met en scène le pèlerinage légendaire du moine bouddhiste Xuanzang 玄奘 qui est à la recherche de textes religieux. Cet homme saint est accompagné de trois protecteurs mi-hommes, mi-bêtes. Sun Wukong est plus connu sous le nom japonais de Son Gokū 孫悟空, personnage principal du populaire manga Dragon Ball ドラゴンボール de Akira Toriyama.

Liu Jiyou 刘继卣 (1918-1983), Le Roi Singe Sun Wukong 孫悟空, Une agitation au paradis (1956) basé sur le roman chinois classique du XVIe siècle, Le voyage vers l’ouest

Une quête d’humanité

La quête de Dilah fait référence au motif de la thérianthropie, du grec theríon θηρίον ‘animal sauvage’ ou ‘bête’ et anthrōpos ἄνθρωπος ‘être humain’ : la capacité à se transformer en animal ou l’inverse. Le motif d’un métamorphe humanoïde est très courant en littérature. Nombres de légendes parlent d’animaux capables de prendre forme humaine sous le coup d’un sortilège ou à dessein. Comme la célèbre Légende du Serpent Blanc ou Madame Serpent Blanc (Báishé chuán 白蛇傳), une romance entre un esprit serpent et un jeune homme, considérée comme l’un des quatre grands contes populaires de Chine et qui connaît un nombre impressionnant d’adaptations (opéras, films ou séries télévisées).

Selon la mythologie chinoise, les entités sont capables d’acquérir des formes humaines, des pouvoirs magiques et l’immortalité lorsqu’elles accumulent suffisamment d’énergie, sous la forme d’un souffle de vie humain ou de l’essence des astres comme la lune et le soleil. Les animaux possèdent une puissance magique latente qui se révèlent avec le temps. Plus un animal est vieux, plus il devient puissant. Selon l’alchimiste Ge Hong 葛洪 (283-343), les esprits vieux de plus de mille ans blanchissent et peuvent prendre forme humaine comme les singes, les tigres ou les loups. Dans le Shanhaijing 山海经, Guo Pu 郭璞 (276–324) explique ainsi qu’un renard vieux de cinquante ans peut se changer en femme ; à cent ans, en une beauté, un médium ou un homme capable d’avoir des relations sexuelles, d’empoisonner et d’ensorceler à loisir. Âgé de mille ans, il monte au ciel et devient un renard céleste. Sous les Tang, ce sont dans des cimetières déserts que les renards se transformaient en couvrant leur corps de feuilles et en posant un crâne adéquat sur leur tête tout en adorant la Grande Ourse (X. Kang).

Le Trésor d’Ulla (Wūlā de mìbǎo 乌拉的秘宝) permettrait de se transformer en humain (Biàn shēn wéirén 变身为人), ambition suprême pour les animaux. Dans l’œuvre de Chen Jiatong, les voies d’accès à l’humanité sont multiples. On parle d’élixir secret, de trois magies anciennes (Yuǎngǔ sān dà mófǎ 远古三大魔法). La Pierre de Lune guide Dilah vers un lieu secret, la « Forêt Enchantée » (Mófǎ sēnlín 魔法森林), un « endroit magnifique, où cohabitent quantité d’espèces animales et végétales rares. On y trouve aussi les plantes médicinales les plus précieuses au monde. » Dans ce bois magique, existent « neuf sources enchantées qui donnent grandeur et longévité, aux propriétés magiques », ainsi qu’une dixième secrète « au pouvoir issu de la Voie lactée » dont on dit que « tout animal qui s’y baigne se réincarne en homme. » Ce lieu merveilleux évoque les lieux légendaires de la mythologie chinoise comme les monts Kunlun 昆仑 dit ‘Palais du Ciel’, ou l’île du mont Penglai 蓬萊 仙島 où vivent les Immortels.

Dilah, le jeune renard polaire souhaite devenir humain, il doit pour cela entamer une longue quette qui le voit grandir et accumuler de l’expérience et de la maturité comme ses homologues légendaires qui deviennent plus puissant en prenant de l’âge. De plus, Dilah est un renard polaire, le seul canidé capable de dimorphisme saisonnier : sa fourrure change de couleur, passant du blanc en hiver, au bleu puis au brun en été. La transformation semble être inscrite en lui. En surmontant les différentes épreuves qui parsèment sa route, Dilah acquière une précieuse expérience et obtient les « cinq attributs humains » (Rénlèi wǔ zhǒng shǔxìng 人类五种属性) : la foi (xìnniàn 信念), la sagesse (zhìhuì 智慧), la gentillesse (shànliáng 善良), le courage (yǒngqì 勇气), et l’amour (ài 爱).

Pour Chen Jiatong, « tous les animaux rêvent d’être des hommes », et chacun des petits compagnons à fourrure a une bonne raison de devenir humain. Le gourmand Ankel aime la nourriture des hommes et envie leur vie confortable, à l’abri du froid et de la faim : « Ils n’ont pas peur de se faire dévorer. Au contraire, les bêtes sauvages les fuient ! Mais ce qui me rend le plus jaloux ce sont leurs livres et leurs connaissances. » La fouine rusée souhaite devenir savante et rendre fière sa mère. Car Ankel a suivit l’enseignement de son grand-père qui lui a transmis sa connaissance de l’animalien classique. Le lapin Petit-Pois qui a étudié la médecine au sein de son clan, désir être un guérisseur ; quant à Dilah, son amour pour les humains se confond avec celui qu’il voue à ses parents : accomplir sa quête, c’est aussi vivre en leur mémoire.

« Il y a un moyen de changer ton destin. La légende prétend qu’Ulla, le saint patron des renards polaires, aurait crée un trésor unique, imprégné de magie si puissante qu’elle peut transformer les animaux en hommes. »

De gauche à droite : Affiche de la série télévisée chinoise La Légende du Serpent Blanc 新白娘子传奇, 2018 ; Ohara Koson 小原古邨 (1877-1945), Renard dansant おどる きつね, v.1910 ; Qiu Ying 仇英 dit aussi Shifu 实父 ou Shizhou 十洲 (v. 1494 ou 1510-v. 1551 ou 1552), Pavillons dans la Montagne des Immortels, Paysage shanshui 山水 dans le style Gongbi, XVIe siècle, National Palace Museum, Taipei, Taiwan

La Pierre de Lune

Dilah se voit transmettre un héritage précieux : une pierre étrange avec « un minuscule croissant doré au centre » brillant « d’un éclat chatoyant qui rappelle les rayons bleus et verts d’une aurore boréale. » Une inscription se lit sur sa surface lisse : « Je n’appartiens pas à ce monde. » Cette gemme est décorée d’un dessin représentant « deux renards aux yeux bordés de longs cils, assis côte à côte. Leurs queues déployées en panache forment une arche sous laquelle est écrite un poème. » La mystérieuse Pierre de Lune (Wù yuèliàng shí 物月亮石) cache un secret. Un message énigmatique est inscrit dans la langue ancienne de l’animalien classique : « Si tu t’égares, laisse le ciel te guider. » Sous la lumière de l’astre lunaire, « le minuscule croissant au cœur du cristal bleu s’illumine », puis se met à tourbillonner avant d’émettre « faisceau palpitant » qui indique une direction.

Cette boussole minérale fait écho aux mythes des gemmes lumineuses, souvent associées à la lune qui ressemble à une perle phosphorescente. Dans les classiques chinois de la dynastie Zhou de l’Est (770-256 av. J-C.), on évoque des perles brillantes comme la ‘perle de lune lumineuse’ (míngyuèzhū 明月 珠), la ‘perle lumineuse de nuit’ (yèmíngzhū 夜明珠), ou la ‘perle brillante de nuit’ (yèguāngzhū 夜光 珠). L’iconographie chinoise regorge de motifs représentant le dragon divin (shenlong 神龙 / 神龍) tenant la ‘perle de tonnerre’ (leizhu 雷 珠) dans sa gueule ou entre ses pattes (Laufer :1912). Une autre légende parle d’un joyau inestimable, le Jade de M. H. ou Heshibi 和 氏 璧 du nom de Bian He (卞 和) qui découvrit une gemme non taillée et la présenta au roi qui, incapable de percevoir la valeur de l’objet, le renvoya vertement, faisant preuve d’un grand manque de discernement. Le disque de jade ( 璧) sculpté avec un trou au centre est un artefact assimilé à la royauté.

L’alchimie chinoise a ainsi prêté aux pierres précieuses des vertus magiques. Elles entraient dans la composition d’un remède ô combien recherché : l’Élixir de Vie (Chángshēng bùlǎo yào 长生不老药) offrant la jeunesse, la longévité, ou encore capable de guérir toutes les maladies. La quête d’un élixir de longévité fait partie de l’alchimie externe (waidan 外丹), apparue sous la dynastie Han (206-220 av. J-C.), qui se focalisait sur la création d’un élixir avec des matériaux naturels. Elle fut complétée sous les Tang (618-907) par l’alchimie intérieure (neidan 內丹), qui se caractérisait par des pratiques physiques, mentales et spirituelles taoïstes (O.B. Johnson).

Des minéraux précieux comme la jade, le cinabre, l’hématite ou encore l’or avaient la réputation d’allonger la vie. Certaines recettes ajoutaient du mercure ou de l’arsenic, entraînant des empoisonnements bien éloignés des effets désirés. Nombreux sont les empereurs chinois ayant ainsi tenté d’accéder à l’immortalité, parfois au prix de leur vie. Certains sont morts empoisonnés comme Qin Shi Hang (259-210 av. J-C.), fondateur de la dynastie Qin ou Yonggzheng (1678-1735) de la dynastie Qing ; d’autre sont devenus fous tel les empereurs Tang, Xianzong (778-820) et Wuzong (814-846). La quête obsessionnelle pour l’immortalité finit par s’épuiser lentement sous les Ming (1368-1644). D’autres ingrédients légendaires étaient ardemment recherchés pour leurs bienfaits incroyables : des plantes rares aux vertus magiques qui poussent dans des lieux inaccessibles comme les champignons de l’immortalité Lingzhi 灵芝, l’herbe curative de Yao 瑶草, les pèches d’immortalité (xiāntáo 仙桃), ou encore les pousses de jaspe et de jade des jardins célestes.

« Née au pôle, j’apporte l’espoir et guide le voyageur. Je contiens la lune et le grand ciel du Nord. On m’a tiré du sol par une nuit fatidique, il y a plus de mille ans. En me touchant de sa patte, Ulla m’a rendue maîtresse de la vie et de la mort. Que vienne mon nouveau maître, et je le suivrai afin de retrouver ma partie manquante. »

De gauche à droite : Chen Rong 陈容 (dates inconnues, XIIIe), La peinture des Neuf Dragons 九龙图, Song Dynastie, 1244, Boston Museum of Art ; Madame White Snake 白蛇传 vole le champignon magique Ling Zhi sur la montagne EMei 峨眉山 pour ressusciter son mari Xu Xian 许仙 (artiste et date inconnus) ; Impératrice douairière Cixi 慈禧太后 (1835–1908), Pêches d’immortalité 瑞霭仙桃, XIXe siècle

Un message écologique

Si le roman a des allures de conte de fée, il n’hésite pourtant pas à dénoncer la menace que représentent les hommes pour le monde sauvage. La scène terrible du double-meurtre du garde-forestier et de sa femme par des voleurs motivés par la cupidité choque autant le lecteur que le renardeau par sa violence aveugle. La triste réalité de la traite impitoyable des chevaux sauvages ou la présence mortelle d’une rivière empoisonnée par les rejets des usines sont autant d’exemples de l’impact destructeur de l’humanité sur la nature. Sans compter la méfiance et la méchanceté de certains humains qui n’hésitent pas à chasser, battre et maltraiter les animaux.

La cruauté animale en Chine est tristement banalisée, faisant partie de la vie quotidienne, et la globalisation mondiale a accentué ce phénomène. Toutes les races et les espèces sont utilisées comme des ressources à exploiter, perçues comme des objets ou de la nourriture. Là où elle demeurait locale, liée à une communauté, une industrie ou un pays, la souffrance des animaux s’est aujourd’hui mondialisée. On peut citer l’existence des laboratoires qui testent sur les animaux au bénéfice des humains, engendrant un commerce de primates, élevés et vendus comme ressources pour les expériences. La Chine pourvoit une grande part de l’exportation animale, ironiquement considérée comme un avancement scientifique et une opportunité économique (D. Cao). Autres exemples : le commerce de fourrures dont la Chine domine le marché ou celui du trafic d’animaux sauvages qui traversent les frontières pour fournir les collectionneurs ou étals de médecine traditionnelle en ivoire et corne de rhinocéros. L’exploitation des animaux est une pratique très ancienne, car ils sont des matériaux existentiels pour la confection de médicaments, de toniques et de remèdes traditionnels. Et de nombreuses techniques de torture et de violence se sont ajoutées à l’acte de tuer (ex : élevage de bile d’ours).

Chen Jiatong, à travers les mots de la mère renarde, témoigne de ce triste constat : les hommes et les animaux sont loin d’être égaux : « les premiers sont les maîtres du monde. Ils agissent à leur guise et jouissent d’immenses privilèges. Les seconds, en revanche, endurent toutes sortes de maux. Dans la nature, les plus faibles se font dévorer par plus fort, plus cruel et plus dangereux qu’eux. Nous vivons dans la peur et notre sort dépend des hommes. » Dilah, témoin direct de leurs actions et en dépit de son attrait pour eux, s’interroge régulièrement sur ses motivations réelles à l’idée d’accomplir sa quête : « Comment les hommes peuvent-ils êtres si cruels avec leurs semblables ? Pour la première fois, le renardeau se demande s’il a vraiment envie d’en devenir un. » Le petit renard est face à un terrible dilemme : comment éviter de faire du mal aux bêtes si la civilisation humaine repose sur leur exploitation ? Dilah souhaite devenir un homme capable de protéger les plus faibles, un être bon, qui ne fera de mal à personne.

Cette réalité contraste fortement avec la philosophie traditionnelle chinoise qui ne fait pas de distinction claire entre humain et animal. Le concept de ziran 自然 ‘soi-même’, ‘tel qu’il est’ signifie aussi ‘milieu naturel’. Ziran décrit le processus auto-régénérant de la vie, la dynamique de changement constant qui inclut toutes les modalités d’énergie-matière (montagne, fleuves, rochers, arbres, animaux, humains). Ces entités sont organiquement interconnectées au sein d’un cosmos où domine la notion d’équilibre. L’être humain est un élément participant de cette harmonie et non un prédateur externe (D. Cao).

Dans la cosmogonie chinoise, toute chose jaillit du Chaos originel initial. Ce Chaos fut divisé en deux polarités, le Yang et le Yin. Et selon le concept de Wuxing 五行 ou ‘Cinq Phases’ conçu sous les Royaumes Combattants (Ve-IIIe siècle av. J-C.), ces polarités ont engendré cinq formes élémentaires liées aux éléments répondant à cinq dynamiques cycliques : le bois 木 et la croissance, le feu 火 huǒ et la destruction, la terre 土 et la fusion, le métal 金 jīn et l’agglomération, et l’eau 水 shuǐ et l’infiltration. Ces formes s’animent pour produire une nouvelle phase : celle des cinq goûts (acide, amer, sucré, aigre, salé).

Les classes pentanaires ordonnent les phénomènes naturels et humains au sein d’un système de correspondances dynamiques complexe. On observe donc cinq saisons (printemps, été, mi-été, automne et hiver), cinq directions (est, sud, centre, ouest, nord), cinq couleurs (cyan, rouge, jaune, blanc et noir), de cinq organes (rate, cœur, foie, poumons et reins), etc. Cette organisation savante symbolise l’agencement de l’univers, régit par la notion d’équilibre et d’harmonie entre l’homme et le Ciel (rén yǔ tiān diào 人与天调). Elle domine la pensée chinoise et influence tout les aspects de la vie (médecine traditionnelle, numérologie, physionomie, divination, architecture, structure de la langue) (R. Sterckx).

Zhuangzi 莊子 dit aussi Tchouang-tseu (v. 369-288 av. J.-C.), penseur et fondateur du Taoïsme, concevait le monde comme un tout dont l’homme ne devait se détacher par des tentatives de contrôle aussi égoïstes qu’illusoires. La vraie sagesse consistait dans le ‘non-agir’ (wuwei 無為), une philosophie du détachement inscrite dans le concept du Dao 道, le mouvement de la Voie qui suit le cours naturel et spontané des choses. Il est inutile de vouloir agir et imposer sa volonté dans un monde s’organisant de lui-même. De cette abnégation résulte l’harmonie entre l’humain et la nature (tian ren he yi 天人合一) car : « Toutes choses ne font qu’un avec moi » (Wànwù yǔ wǒ wéi yī 万物与我为一).

« Mon projet initial était d’explorer les différences et les relations entre l’homme et l’animal, de redécouvrir le premier du point de vue du second, et de décrire les conséquences des activités humaines sur le monde naturel. »

Chen Jiatong

Un conte de fée chinois

Chen Jiatong dépeint un monde imaginaire et familier qui prend place dans le grand Nord polaire, quelque part entre la Finlande et la Laponie, mais le récit semble s’affranchir des distances car le petit renard parcoure une chemin immense sans précision exacte sur son emplacement. Comme dans tout conte de fée, l’espace et le temps sont flous, ainsi on ne s’étonnera pas de rencontrer une tortue marine sur la banquise ou des lapins capables de maîtriser le feu.

Sa boussole magique le guide vers le sud-est jusqu’à une Forêt Magique dissimulée sous la brume. Dans le volume deux de la saga, intitulé Le Col verticillé (Lún shēng xiàngquān 轮生项圈), le petit groupe d’amis fait ainsi la connaissance de Tailong 泰龙 le panda (Xióngmāo 熊猫) au cœur d’une canopée de bambou, bien loin des monts neigeux du Nord. Dans la suite de la série, le récit s’étoffe et prend de l’ampleur. Il fait intervenir de nouveaux animaux dans des aventures toujours plus grandioses. Chen Jiantong a confié s’être nourrit de légendes du monde entier pour créer son univers qui foisonne d’éléments magiques et merveilleux.

L’épopée de Dilah est un roman d’apprentissage qui propose un enseignement au jeune lecteur à travers la quête initiatique d’un renardeau qui apprend à devenir un adulte en s’unissant à des alliés fidèles. Le lecteur s’identifie à la solitude du renardeau qui surmonte les difficultés et se constitue une nouvelle famille. Tous les petits héros de l’histoire sont d’ailleurs des outsiders : Dilah est orphelin et fuit son propre clan, Ankel le chapardeur souhaite s’émanciper du giron maternel, et le timide Petit-Pois souffre du rejet de ses pairs qui l’ont banni sans sommation.

Les sites de vente en ligne chinois comme Dangdang vantent le message positif du récit qui pousse les humains à respecter et à prendre soin de la faune et de la flore (dòng zhíwù 动植物), pour créer un ‘monde plus harmonieux’ (Gèng héxié de dà shìjiè 更和谐的大世界). La série du Renard Blanc participe à la diffusion de messages positifs aux jeunes générations en mettant l’accent sur la recherche d’harmonie, idéal philosophique très important dans la pensée chinoise. Dilah tente de réconcilier les forces naturelles et de rétablir un équilibre perdu. Il fait la jonction entre deux mondes celui des animaux lié au surnaturel et celui des humains ancré dans la réalité.

Dilah et la Pierre de Lune a ainsi été recommandé par l’Administration d’État de la radio, du cinéma et de la télévision aux jeunes enfants, ainsi que par le Bureau de la Presse et des Publications de Shanghai et la Commission d’Éducation Municipale. L’ouvrage participe à l’éducation littéraire et devient un exemple d’impulsion vers l’écriture. Au cours d’une intervention scolaire au Musée de Littérature Chinoise Moderne de Beijing le 11 août 2015, l’auteur a décrit sa propre expérience de lecture et l’influence des livres sur sa vie. Un article web du journal Opinion People (Rénmín rìbào 人民日报) salue le succès de la série à l’international, vantant la « contre-attaque » de l’industrie chinoise du livre pour enfant sur le marché et lui permettant de renforcer la confiance culturelle du pays. La diffusion d’un livre pour enfant d’origine chinoise est une source de fierté.

L’épopée de Dilah aborde surtout la question de la poursuite de ses rêves, du courage et de l’amitié. Sous les traits d’un petit renard, l’enfant s’ouvre au monde animal, à la beauté de la nature et prend conscience de sa fragilité. Il découvre un univers magique vaste et complexe aux multiples trésors cachés qui nourrissent l’imaginaire. L’influence asiatique se devine dans des détails discrets qui insuffle au récit une intrigante originalité. Ainsi, bien que le style d’écriture et l’intrigue paraissent parfois un peu simples, La Quête du Renard Blanc détient une symbolique profonde qui se lit entre les lignes. Dilah poursuit ses aventures en « semant des empreintes en formes de trèfles. »

De gauche à droite : Hua Sanchuan 华三川 (1930–2004), Mountain Ghost, date inconnue ; Su Hanchen (v.1101-1161) peintre sous le règne de Song Huizong 宋徽宗, Enfants qui jouent 冬日嬰戲圖, v.1149 ; Zhang l’Immortel 張仙 tirant un arc de caillou sur un Chien Céleste taigou 天狗 (capable de manger le soleil ou la lune et de provoquer les éclipses), artiste inconnu, Fin de la dynastie Qing (fin XIXe siècle)
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