Jung Jaehan – Carnets d’enquête d’un Beau Gosse nécromant

La réinvention du chamanisme coréen

Ce roman atypique décrit comme une comédie policière est le fruit d’une jeune web-autrice, Jung Jaehan 정재한, qui incarne la nouvelle génération littéraire coréenne. Publié sur internet sous la forme d’un roman-feuilleton, son récit a remporté le prix Kakao du roman en ligne en 2018. Un prix issu de l’application mobile KakaoTalk 카카오페이지 모바일, équivalent du Snapchat occidental, aux icônes cultes et employée par la quasi-totalité des coréens. En France, le roman a été publié aux éditions Matin Calme en 2020. Jung Jaehan avait commencé sa carrière d’écrivain numérique en 2016 avec une romance historique Yeonhwajeon 연화전 (adapté aussi en webtoon 웹툰), suivit du thriller Le mystère de Mangwon-dong 망원동 미스터리 en 2017.

De gauche à droite : Couvertures de The Minamdang en vo et vf, Yeonhwajeon et sa version webtoon, Le mystère de Mangwon-dong

Les Carnets d’enquête d’un Beau Gosse nécromant ou 미남당 사건수첩 minamdang sageonsucheob / The Minamdang Case Note en vo, se réapproprie avec une ironie mordante la figure traditionnelle du chamane, modernisée sous les traits d’un bellâtre rusé, prétentieux et mystificateur : Nam Han-jun 남한준. Un excellent orateur ayant un goût prononcé pour le luxe, le costumes italiens faits sur-mesure, les restaurants chics et l’exagération. Il est secondée par sa sœur cadette Nam Hye-jun 남혜준, génie précoce du hacking, engagée par les bureaux du FBI après avoir réussit à leur pirater des fichiers confidentiels mais virée tout aussi vite pour avoir entrainé ses coéquipiers dans le jeu professionnel ; et par le débonnaire Su-cheol 수철, colosse amateur d’armes à feu factices et de blockbusters dont il aime à citer les répliques cultes. Tandis que la redoutable informaticienne effectue le travail de recherche pour dénicher toute infos utiles sur les activités des clients désœuvrés (relevé de compte, conversation téléphonique, réseaux sociaux et autres), l’homme d’action Su-cheol met à profit son entreprise de détectives privés pour fouiller dans l’intimité secrète de leurs richissimes cibles.

Les trois acolytes forment ainsi une fine équipe d’escrocs (sagikkun 사기꾼), toujours partants pour arnaquer les grands de ce monde à coup de talismans, de transes et d’insultes bien senties. Or les ennuis commencent lorsqu’une fidèle cliente se plaint d’être hantée par un fantôme. Un fantôme inexistant qui les mènent vers un cadavre bien réel et une succession d’aventures rocambolesques. Car la morte se révèle être la victime d’un trafic scabreux où trempent des personnalités importantes, le tout orchestré par une mystérieuse et machiavélique chamane nommée Tante Im 임 고모. Le trio va se retrouver mêlé à des complots toujours plus complexes, au coude à coude avec la brigade criminelle du commissariat local et son inspectrice, l’opiniâtre Han Ye-eun 한예은, si discrète et intuitive que ses collègues la surnomme Han Fantômette / Han Gwi 한귀 (dérivé du mot gwishin 귀신 ‘fantôme’).

Les trois compères et le fameux Sanctuaire du Beau Gosse, source

Le récit s’ouvre sur un prologue tonitruant, voyez plutôt :

Lorsque vous arrivez au 777-17, quartier Yeonnam, arrondissement de Mapo, Séoul, vous vous trouvez devant une grande maison fermée par un portail écarlate. Cette couleur flamboyante n’est d’ailleurs pas moins tape-à-l’œil que l’enseigne fixée à la porte annonçant fièrement « Sanctuaire du Beau Gosse », avec ses coordonnées. De fait, le seuil est usé jusqu’à la corde par une cohue de clients déchaînés qui se succèdent à toute heure du jour. Le carnet de réservation est plein à craquer et il est fréquent de devoir attendre plus d’un mois avant d’avoir la chance d’obtenir un rendez-vous, ce qui n’empêche pas les gens de se bousculer pour essayer d’entrer, voir ça au moins une fois dans leur vie. On se demande bien ce qui peut susciter un tel engouement, surtout quand on sait qu’à peine vous avez fait glisser la porte coulissante, deureureuk, et posé un pied dans le cabinet de consultation :

– Eh alors, mon salopard ! T’es pas un peu culotté d’oser venir trimballer toutes tes forces maléfiques chez moi ?

C’est ainsi que vous faites connaissance avec celui qui vous hurle dessus à vous vriller les tympans, et qui va continuer à vous engueuler sans vous laisser en placer une, ni le temps de souffler. Il faut dire que ce qu’il vous balance, c’est du lourd !

서울시 마포구 7770-17번지에는 빨간 대문 집이 하나 있다. 요사스런 기운을 풍기는 대문 색깔만큼이나 `미남당`이라고 쓰인 간판과 주소지 역시 요상하기는 매한가지다. 그럼에도 불구하고 연일 찾아오는 이들로 인해 문지방이 닳아 없어질 정도로 분주하고 시끌벅적하다. 매일같이 예약이 미어터져 자신의 순번이 돌아오기까지 한 달이 넘는 일도 부지기수이지만, 사람들은 어떻게든 한 번이라도 이곳을 찾아오려고 아우성이다. 그 이유가 무엇인고 하니, 창호지가 덧발라진 장지문을 드르륵 열고 방 안에 들어오는 순간.

– 네 이놈, 어딜 감히 부정을 달고 와!

라고 귀청이 떨어져라 고함을 지르는 이가 있는데, 다짜고짜 욕 들어먹은 당신이 항의할 틈도 없이 일갈이 이어질 것이다. 헌데 그 내용이 기가 막히다.

Musok, mudang et sin

Le chamanisme coréen (한국무속신앙 hanguk musok sinang) est un système de pensée animiste dont les racines, très anciennes, semblent de mêler aux pratiques chamaniques sibériennes d’Asie Centrale mais aussi chinoises (Perrin : 2001; Lewis : 1977). Bien qu’il existe de plusieurs appellations, c’est le terme musok 무속 / 巫俗 qui est communément employé ; issu du sino-coréen 무 mu, en chinois 巫 wu (‘chamane’, ‘sorcier’, ‘medium’). Le musok se repose sur un mode d’ordonnancement du monde où les humains cohabitent avec des entités invisibles (divinités, esprits, fantômes 신 /神 sin, mais aussi ancêtres 조상 josang).

Le rôle du chamane est donc de permettre la communication entre ces deux mondes afin d’en préserver l’équilibre (Kendall : 1998; Guillemoz : 2010). En Corée, les chamanes femmes (les plus nombreuses) sont souvent appelées mudang 무당 / 巫堂 ou encore manshin 만신, tandis que leur homologues masculins sont désignés comme gyok mudang 격무당 ou paksu mudang 박수무당 (Kendall : 1991). Il existe différents types de chamanes dont les héréditaires (sesup mu 세습무, qui forment des lignages) ou les charismatiques (kangshin mu 강신무, qui travaillent de façon indépendante – ce sont les plus représentatifs).

Se jouant allègrement des clichés, notre Beau Gosse Nam Han-jun, se fait passer pour un paksu mudang 박수무당 et demande à être appelé “Maître” (sansengnim 선생님 ‘professeur’) par ses clients. La version française le qualifie de « nécromant » ou jeomjaengi 점쟁이 ‘diseur de bonne aventure’. Imitant le comportement des chamanes charismatiques, il mime des possessions d’esprits, s’invente le patronage d’un esprit tutélaire (momju 몸주) au sein de son sanctuaire (shindang 신당 / 神堂), possède son propre réseau de clientèle et fait passer ses associés pour ses successeurs, ses enfants spirituels.

Un nécromant à la langue bien pendue qui n’hésite pas à houspiller ses clients fortunés. Il possède ainsi toutes les caractéristiques du chamane et n’hésite pas à utiliser le vocabulaire et les pratiques de la profession. Ainsi, en lieu et place du hanbok 한복 de cérémonie (mubok 무복 / 巫服), il porte des costards Armani, brandit des sonnailles faites de grelots scintillants (bangul 방울) dont le son métallique attire les bons esprits, et propose des oracles et talismans hors de prix. L’autrice s’est habilement inspirée de la dimension performative du chamane, qui se met littéralement en scène par des chants rituels (muga 무가 / 巫歌, que l’escroc remplace par des paroles de rap ou de pansori), des exclamations pleines d’émotion, des sauts et des danses menant à la transe.

Bon, allez, un talisman, et tu t’en vas.

거, 부적 한 장 쓰고 가봐.

Mais comment un tel bonimenteur arrive-t-il à maintenir la supercherie? S’il possède cette incroyable faculté de lire dans l’âme des gens, ce n’est pas grâce à ses pouvoirs spirituels mais à son expérience d’ancien profileur (peulopailleo 프로파일러) et surtout aux renseignements précieux apportés par sa petite équipe. En bon manipulateur, il emploie avec brio les données accumulées pour servir des divinations hallucinées et des possessions factices mais spectaculaires : « Alors Han-jun en transe se met à déblatérer une suite de mots incompréhensibles sans cesser de secouer ses grelots puis soudain s’arrête net. L’assistance stupéfaite retient son souffle. »

Han-jun commence à secouer la sonnaille. Les grelots tintent, ttallang ttallang ttallang, ils tintinnabulent… Tous ces petits chocs métalliques résonnent dans la pénombre. Ses pupilles contractés lui confèrent une allure redoutable. Le gamin se plaque contre la palissade avec un cri.

– L’Esprit est là, il vient, il vient…

Han-jun fait le coup des yeux révulsés. L’autre terrorisé à la vue de ces yeux blancs qui clignent violemment, se cramponne à la rambarde.

Han-jun, le Beau Gosse nécromant dans toute sa splendeur, source

Des morts et des vivants

Dans le chamanisme coréen, il est avant tout question de communication avec l’autre monde, un lieu lointain d’où proviennent les âmes des proches disparus mais aussi d’entités malveillantes et néfastes pour les vivants. Endossant un rôle de conciliateur et d’intercesseur auprès des divinités, le chamane apporte des réponses à ce qui est difficilement explicable. Il permet de communiquer avec l’âme des défunts et de participer au processus de guérison et de deuil. Ainsi, lors d’une cérémonie chamanique (gut 굿), l’esprit du proche disparu pourra descendre sur terre et exprimer ses regrets à sa famille ; il sera aussi possible de calmer l’âme d’un esprit courroucé pour qu’il puisse enfin trouver le repos et cesser de tourmenter ses proches. Les malheurs sont ainsi rationalisés par la parole du chamane qui offrira sa propre interprétation aux maux des ses patients.

Même Han-jun, aussi factice soit-il est capable d’apaiser par ses mots les difficultés de ses clients. Il parvient ainsi à persuader un adolescent de ne pas se suicider et sa mère de faire plus attention à son fils. En cela, il diffère singulièrement de sa rivale, la puissante mais mauvaise Tante Im, qui préfère user de son influence pour manipuler et corrompre les gens plutôt que de les aider à améliorer leur vie.

Normalement, les événements néfastes frappent comme la foudre, alors que les fastes murmurent. Si tu sais regarder autour de toi, tu verras que le monde te chuchote à l’oreille.

Ainsi qui dit chamane dit nécessairement esprits, et notamment esprits des morts. Le roman de Jung Jaehan est un polar humoristique qui se focalise sur une enquête criminelle et la dissolution d’un réseau pervers tentaculaire. S’il n’y a pas de fantôme, il y a des cadavres, des victimes qui demandent justice. Le funèbre et le chamanisme sont d’ailleurs intrinsèquement liés. Le cinéma ne s’y est pas trompé et nombres d’œuvres policières, horrifiques ou fantastiques emploient les figures du chamane et du fantôme, comme pour insister sur le rapport intime que nous entretenons avec les morts.

Ainsi, le drama Possessed 빙의 (2019) de la chaîne OCN met en scène une jeune chamane et un enquêteur luttant contre un mauvais esprit capable de posséder et de tuer les humains. Le thriller familial The Village: Achiara’s Secret  마을 – 아치아라의 비밀 (2015) ne cesse d’évoquer la disparition d’une morte. C’est sans compter la multitude de séries mettant en scène des héros capables de voir les fantômes, aptitude fréquemment associée aux pouvoirs des chamanes, comme The Great Shaman Ga Doo Shim 우수무당 가두심 (2021), Bring It On, Ghost 싸우자귀신아 (2016), Oh My Ghost 오 나의 귀신님 (2015), The Girl’s Ghost Story 소녀괴담 (2014), The Master’s Sun  주군의 태양 (2013) … La présence du surnaturel associé au chamanisme dans les œuvres audio-visuelles témoigne de l’attrait du public et de la survivance des chamanes dans la Corée contemporaine.

De gauche à droite : Affiches des dramas Possessed, The Village : Achiara’ s Secret, Bring It On, Ghost, The Girl’s Ghost Story, The Master’s Sun

Le beau gosse aux grelots semble d’ailleurs avoir séduit les producteurs, car une adaptation télévisée devrait voir le jour en 2022 avec les acteurs Seo In Guk 서인국 (Reply 1997, The Smile Has Left Your Eyes, Doom at Your Service) et Oh Yeon Seo 오연서 (My Sassy Girl, A Korean Odyssey, Mad for Each Other). Car, taillé pour le cinéma, le roman de Jung Jaehan prend des allures de scénario. Les descriptions sont ultras visuelles et s’imaginent comme des scènes filmées. L’utilisation massive d’onomatopées parsème le récit et lui donne une dimension sonore. L’écriture est vive et sans ambages, offrant un rythme soutenu et un dynamisme vibrant. Quand aux dialogues, ils sont écrits comme des répliques de films, ancrés dans une oralité familière voir outrancière. Les personnages s’insultent copieusement et se bastonnent avec ce goût pour le grotesque propre aux polars sud-coréens.

« Il essaie d’ouvrir les yeux. Y parvient à peine. Il a dû s’en prendre des sévères dans cette région. Ses lèvres écorchées le brûlent, il les essuie d’un revers de la main. Qu’elles tachent de sang.

– Merde, mon gagne-pain.

[…] Su-cheol est étendu à côté de lui. Il n’a pas pu suivre le déroulement des évènements mais manifestement celui-ci s’en est pris dix fois plus que lui dans la tronche. Han-jun entreprend de le réveiller en lui flanquant quelques baffes, sans qu’aucun résultat s’ensuive. « 

Bande annonce du roman

Divination, entre succès et polémique

Les pratiques magiques ayant trait au surnaturel ont toujours été teintées d’ambivalence. Simples croyances, mensonges illusoires ou véritables esprits invisibles? Difficile d’avoir un avis clair sur la question. Si rien n’affirme la véracité des pouvoirs spirituels, rien de démontre leur inefficacité. Dans une société où les individus se cherchent continuellement, tentent de vivre au mieux malgré des angoisses toujours plus présentes, le chamanisme, comme tout autre système de pensée, offre une voie de rationalisation, un soutien et un semblant de réponse.

La divinisation n’est pas nouvelle en Corée et fait partie du quotidien. Il est coutume pour les entreprises de faire appel à des chamanes pour connaître les meilleurs emplacements grâce à la géomancie ou de fixer les dates propices à l’organisation de mariages, funérailles, évènements ou autre. Se placer sous l’apanage des divinités, c’est surtout se garantir la présence de bons auspices pour le futur: « Vous ne devez pas en parler à la légère. Sans rituel de la chance, il est plus que probable que notre avenir soit pestiféré. Rien de ce qu’on entreprend ne marche », déclare ainsi une actrice à un PDG malchanceux qui va s’empresser de prendre rdv avec Han-jun.

En parallèle du chamanisme coréen qui protège des mauvais esprits, éloigne la malchance ou soigne les âmes, il est possible de rencontrer des diseurs de bonne aventures utilisant le saju (사주/四柱), des devins ou des astrologues adeptes de chiromancie ou de tarot. La lecture du destin est un business qui séduit une jeune génération en quête de sens et on observe une résurgence des pratiques divinatoires, mêlée de nouvelles technologies au sein de cafés de voyance branchés qui cohabitent avec les tentes érigées à la va-vite dans la rue. Très proches des séances de voyance occidentales, ces consultations rapides et bon marché permettent notamment de connaître sa compatibilité amoureuse.

Le pouvoir que vous avez utilisé pour jeter des malédictions, il va se retourner contre vous. Car la vie est un miroir. 

자신의 힘을 저주에 썼으니, 그대로 돌아올 겁니다. 인생은 거울이니까.

Mais toute pratique possède ses dérives, et le chamanisme n’a pas acquis sa mauvaise renommée sans raison. Outre le lent travail de dépréciation orchestrée par le pouvoir au cours de la dynastie Joseon par des lettrés néo-confucéens bien décidés à garder le monopole du pouvoir religieux, l’époque moderne et les différents gouvernements se sont appliqués à faire disparaitre des ‘superstitions arriérées’ (mishin 미신 / 迷信) (Walraven : 1993). Ajouté à cette histoire mouvementée, les chamanes ont acquis la réputation peu flatteuse d’arnaqueurs abusant de la crédulité de leur clients en monnayant des pratiques à des tarifs exorbitants.

Le sanctuaire du Beau Gosse ferme à 18 heures. La raison officielle s’énonce ainsi : « Si je vous fais une divination la nuit, les forces lunaires sont telles que vous, simple client, risquez de vous retrouver englué par un esprit », quant à la vraie raison, c’est qu’ « un dîner gastronomique, c’est le luxe en soi », devise autoproclamée de Han-jun.

Il suffit de voir le portrait peu reluisant que certains dramas offrent à ces personnages, notamment féminins, pour constater combien cette image négative est devenue archétypale. Dans la série historique Hometown Legends 전설의 고향 (2008), la chamane prend des allures de sorcière adepte de magie noire et lanceuse de macabres malédictions, tout comme dans Mirror of the Witch 마녀보감 (2016) ou The Moon Embracing the Sun 해를 품은 달 (2012). Dans sa version contemporaine, elle prend la forme d’une femme d’âge mûr, outrageusement maquillée, vêtue de vêtements bariolés, le regard acéré et la gouaille agile, toujours prompte à faire payer au prix fort ses prestations de devineresse.

De gauche à droite puis de haut en bas : Les multiples versions de la mudang à la télévision (Hometown Legends; Moon That Embraces The Sun, The Village, Mirror of the Witch, Possessed) et un exemple de paksu mudang (Possessed)

A ce titre, le roman semble s’inspirer du scandale politico-religieux Choi Soon-sil 박근혜-최순실 게이트 ayant eu lieu en 2016 et qui a conduit à la destitution de la présidente Park Geun-hye 박근혜. Une sombre affaire d’influence entre la fille d’un prédicateur mi chamane mi évangéliste d’une « Église de la vie éternelle » Choi Soon-sil, et la fille du général Park Chung-hee 박정희 (à la tête du régime autoritaire en 1962-1979). Corruption, abus de pouvoir, falsification… des magouilles dans lesquelles nombres de puissants étaient impliqués et qui ont grandement choqué l’opinion publique. Cette question de l’influence des chamanes dans la sphère politique a d’ailleurs été abordée en 2020 dans le drama The Cursed 방법 où la jeune mudang Jung Ji So 정지소 (Parasite), aidée de Uhm Ji Won 엄지원 (The Silenced), s’oppose au pouvoir destructeur de la puissante gourou Jo Min Soo 조민수 (Pieta).

Fort heureusement, la figure jadis si méprisée des chamanes tend à reconquérir ses lettres de noblesse. Outre le travail de préservation mis en place par le gouvernement pour protéger ce patrimoine immatériel vivant, l’attrait de la jeune génération pour les pratiques ésotériques donne un nouveau souffle à la profession. Les dramas les plus récents offrent une vision bien plus positive de ce surnaturel de l’ordinaire comme en témoigne les séries fantastiques : Sell Your Haunted House 대박부동산 (2021), The Witch’s Diner 마녀식당으로 오세요 (2021), The Great Shaman Ga Doo Shim 우수무당 가두심 (2021), The Uncanny Counter 경이로운 소문 (2021) , Hotel del Luna 호텔 델루나 (2019), The Ghost Detective 오늘의 탐정 (2018), The Guest 손 (2018).

De gauche à droite : Affiches des dramas Sell Your Haunted House, The Witch’s Diner, The Great Shaman Ga Doo Shin, The Uncanny Counter, Hotel del Luna
SOURCES :

NB : Ceci n’est qu’un minuscule aperçu de la richesse incroyable du chamanisme coréen. J’ai puisé allègrement dans mon ancien mémoire de recherche (dont je me refuse à vous donner le lien tant il comporte de lacunes. Comme quoi, relire son travail des années après permet de prendre du recul). Je ne vais donc pas m’étendre sur le sujet (que j’affectionne particulièrement) car j’ai bien l’intention de revenir dessus plus tard tant il y a de choses à dire. Je vous propose quand même quelques sources bibliographiques pour les plus curieux d’entre vous :

  • BIDET, Eric (trad.) ; COLLECTIF. Traditions, rituels, croyances, anthropologie coréenne. Paris : Les Indes savantes, coll. « Monde coréen », 2005
  • COLLECTIF. Korean Shamanism, Revivals, survivals, and charge. Séoul : The Royal Asiatic Society Korea Branch, 1998
  • GUILLEMOZ, Alexandre. La Chamane à l’éventail, Récit de vie d’une mudang coréenne suivi de La chamane et l’ethnologue. Paris : Imago, 2010
  • KIM Keum-Hwa. Partageons le bonheur, dénouons la rancœur. Récit de la chamane aux dix mille esprits. Paris : Imago, 2015
  • SETH, Michael J. Une histoire de la Corée, de l’Antiquité à nos jours, An History of Korea, From Antiquity to the Present. Lanham (Maryland) : Rowman & Littlefield, 2011, XI-573p.

Frances H. Burnett – Le Jardin Secret

La renaissance de l’enfance

Frances Hodgson Burnett est née le 24 novembre 1849 dans le quartier de Cheetham à Manchester, en Grande-Bretagne. Le décès de son père ferronnier, Edwin Hodgson, d’un AVC en 1853 plonge sa famille dans la misère et la pauvreté. Cet épisode sombre la marquera toute sa vie, générant un attrait pour le luxe qui ne la quittera pas. La jeune fille développe vite un goût pour la lecture et l’écriture en dépit de son éducation scolaire limitée par le manque d’argent. Elle émigre en 1865 dans le Tennessee aux États-Unis.

Afin de gagner sa vie, elle emploi son talent littéraire et rédige des petits articles pour le magasine féminin Godey’s Lady’s Book dès 1868. Cette activité lui permet de subvenir aux besoins de sa famille mais la jeune auteure souffre de la pression constante que ce métier peu épanouissant lui impose. C’est à Paris qu’elle rencontre Swan Burnett, un futur médecin. Ils se marient en 1872 et de leur union naissent deux garçons : Lionel et Vivian. Après avoir vécu en France pendant deux années, elle déménage à New Market et publie That Lass o ‘Lowrie qui reçoit un bon accueil. Burnett entame alors officiellement sa carrière d’écrivaine.

Elle publie simultanément des œuvres pour adultes comme Louisiana en 1880, A Fair Barbarian en 1881, Through One Administration en 1883 ou la pièce Esmerelda en 1881, ainsi que des fictions pour enfants. Son rythme de travail soutenu ainsi que la charge de son rôle d’épouse et de mère la fragilisent et elle sombre dans l’épuisement et la dépression. Ce qui ne l’empêche pas de rédiger son plus grand succès en 1885-86 Little Lord Fauntleroy (Le Petit Lord Fauntleroy), inspiré par ses fils qu’elle adore. En décembre 1887, elle débute une nouvelle, Sara Crewe ou What Happened at Miss Minchin’s, qu’elle étoffera en 1905 sous le titre Little Princess (La Petite Princesse).

L’année 1890 marque un tournant dans sa vie. Le décès de son fils aîné la plonge dans l’affliction et le doute. Poursuivant sa carrière d’écrivain à succès, elle participe aussi à des œuvres de charité. Son divorce en 1898 lui vaut quelques réflexions du Washington Post sur sa prétendue modernité féministe de ‘nouvelle femme’ (new woman). Faisant fi des racontars, elle vit en concubinage avec Stephen Townsend, de dix ans son cadet, qu’elle épouse en février 1900 lors d’un voyage en Italie. Un mariage malheureux qui se solde par un second divorce en 1902, après une relation houleuse et conflictuelle.

Burnett est déjà une autrice émérite lorsqu’elle débute l’écriture du Jardin Secret. Pour créer et nourrir la féerie de son paradis littéraire, elle puise dans ses propres souvenirs et revisite les lieux les plus beaux de sa vie : à Salford, puis à Maytham, dans le Kent, qu’elle loue entre 1898 et 1908, ainsi que Plandome Manor à Long Island. C’est dans cette demeure américaine qu’elle fit paraître son histoire sous la forme d’une publication adulte, The American Magazine, sous le titre Mistress Mary entre novembre 1910 et août 1911 ; puis en roman (à New York par la Frederick A. Stokes et à Londres par William Heinemann). L’ouvrage reçu des critiques diverses : jugé trop sentimental par certains tandis que d’autres notaient son sens profond du symbolisme (G.Gerzina). Burnett passera les dernières années de sa vie dans cette demeure, avant de décéder le 29 octobre 1924, à l’âge de 74 ans.

Couverture de l’édition originale américaine de 1911 par Maria Louise Kirk

Mary Amère, tout à fait contraire

Le roman se lit à travers les yeux d’une fillette de 9 ans, Mary Lennox, enfant issue d’un ménage britannique distingué vivant aux Indes. Burnett nous fait une description fort peu flatteuse de son héroïne, la présentant dès les premiers mots comme peu avenante, au perpétuel « air sombre et amer », « une enfant chétive, avec une petite figure étroite, des cheveux trop fins et d’un blond filasse » ; c’est simple, « on n’aurait pu imaginer fillette plus vilaine à regarder. »

Il s’agit d’un choix singulier pour un auteur de présenter son personnage principal avec si peu d’attraits et notamment dans un livre pour enfant (A. Thwaite ; M. Laski). Le narrateur omniscient échappe au sentimentalisme et à l’idéalisation en se montrant très critique envers la petite fille. Mary est perçue comme « l’enfant le plus désagréable jamais vu » / « the most disagreeable-looking child ever seen« , pire encore, elle est un « petit cochon tyrannique et égoïste » / « as tyrannical and selfish a little pig as ever lived ! » (D.E. Price). Mary est une anti-héroïne, une inversion des bonnes valeurs associées à l’enfance, en perpétuelle contradiction avec les autres : elle n’est « pas d’accord » / « she disagrees » et conteste l’autorité des adultes (E. Lennox Keyser).

Et la pauvre Mary, que l’on surnomme Mary Amère (« Mistress Mary Quite Contrary » tiré d’une comptine pour enfants de 1744) a bien des raisons d’être maussade. Fruit de l’union d’un père membre du gouvernement et d’une mère sublime mais superficielle et mondaine, la petite fille souffre d’abandon parental. Non désiré, le bébé « malingre, morveux, grincheux et pleurnichard » est confié à une ayah indienne (आया nourrice, bonne d’enfant) et grandit à l’écart, gâté par des domestiques obéissants et distants.

Lorsqu’une épidémie de choléra frappe, la petite fille se retrouve abandonnée par tous : les mourants ou les fuyards ont oublié l’enfant tapie dans la nursery. « Le temps passait, pourtant, et nul ne venait » ; Mary semble n’être qu’un fantôme sans existence réelle : « il paraît qu’il y avait un enfant, bien qu’on ne l’ait jamais vu. » Elle est finalement découverte par hasard et apprend qu’elle est orpheline et seule au monde. Cette nouvelle ne l’émeut pas : pour celle qui observait de loin sa propre mère comme on admire une œuvre d’art, il ne reste qu’insensibilité et pragmatisme. Après tout « personne ne m’aime et je n’aime personne » se dit la petite fille qui ne sourit jamais.

C’est étrange tout de même, se dit-elle, j’ai l’impression qu’il n’y a personne à l’intérieur du bungalow, sinon moi et ce petit serpent.

Mais l’intérêt de ce personnage antipathique décroit étrangement au fur et à mesure de son évolution. En effet, le narrateur omniscient critique vertement Mary tout en éprouvant de la sympathie à son égard, mais semble se désintéresser d’elle dès lors qu’elle s’améliore pour focaliser son attention sur un autre enfant désagréable : son cousin Colin Craven, l’héritier souffreteux du manoir. Alité dans sa chambre dont il ne sort jamais, Colin se montre caractériel, tyrannique et égoïste envers toute la maisonnée. Mais il se démarque par son physique délicat : « le garçon avait un visage mince et anguleux, les traits fins, et le teint d’une pâleur d’ivoire. Ses yeux semblait très grands dans son visage étroit, d’autant plus que de lourdes boucles couvraient en partie son front. »

Selon l’analyse de Carl Jung, Mary et Colin incarnent l’archétype même de l’enfant (M.E. Meredith). Ils sont associés à l’abandon étant tout deux orphelins et solitaires mais aussi invincibles dans leur désir de grandir et de se réaliser, et ils présentent un caractère à la fois féminin et masculin. Mary étouffe ses émotions, s’interdisant de pleurer, tandis que Colin se complaît dans une attitude passive sans aucun contrôle de ses humeurs. Rencontrés par hasard, dans l’ombre de la nuit, les deux enfants forment dès lors une paire indissociable. Comme un frère et une sœur, ils évoluent en parallèle. La métamorphose de Mary entraîne par ruissellement la guérison de Colin. Là où Mary introduit l’histoire, Colin clôture le roman.

Elle ignorait que c’était en grande partie à cause de sa solitude qu’elle s’était constamment sentie d’humeur chagrine et contrariée.

Mary découvre le jardin secret, illustration de Charles Robinson (1870–1937) pour l’édition anglaise de 1911

Tradition littéraire

Le Jardin Secret combine plusieurs genres littéraires dont l’autrice est familière : le conte de fée, l’exemplum (récit à visée moralisatrice) et la tradition pastorale. De l’exemplum, Burnett garde un très mauvais souvenir et ne manque pas de se détourner de ce qu’elle nomme « d’horribles petits livres donnés par des tantes religieuses « contenant des mémoires d’enfants épouvantables décédés précocement de maladies compliquées, dont ils ont animé les développements persistants en donnant des conseils moraux et des instructions illimités à leurs parents et à leurs proches parents ».

À l’inverse, elle insuffle à son récit une dimension merveilleuse digne des contes de fées. L’aventure d’une petite fille dans un monde endormi auquel elle redonne vit grâce au pouvoir de la nature magique évoque le conte-type de Cendrillon. La jeune fille se métamorphose et passe d’un laideron acariâtre à une demoiselle agréable. Le petit prince se voit sauvé par une magie bienfaitrice, aidé par des domestiques-esprits aux allures d’elfes et de génies. Le manoir-château est lui-même libéré de l’enchantement qui l’emprisonnait grâce à un charme d’amour.

Le récit de Burnett fait aussi allusion aux grands romans gothiques anglais du XIXe siècle. Il possède les caractéristiques des nouvelles à sensations comme le lieu désolé, le mystère, la solitude, l’interdit, ou le drame (A.K. Silver). Les premières descriptions du Yorkshire sont évocatrices de cet imaginaire tourmenté. Mary, à l’instar des héroïnes gothiques, est emportée malgré elle sur une route cahoteuse à travers l’obscurité d’une nuit sans lune qui engloutit l’horizon. La lande, « endroit désert, sauvage et lugubre au possible », est soumise aux tempêtes du vent hurlant qui « soufflait en rafales, avec un mugissement étrange, profond et sourd. »

Le manoir, lieu emblématique évoquant les édifices gothiques (Brontë, Walpole), est une grande demeure longue et sinistre dont « la sombre découpe donnait l’impression d’onduler comme un serpent noir dans la nuit » (Drautzburg). Mary y pénètre par une « entrée aux lourdes portes aux moulures et armatures de fers » qui évoque celle d’une prison. Elle parcoure un long défilement de couloirs et d’escaliers labyrinthiques, avant d’être introduite dans sa chambre, le cœur lourd.

Tout n’est que secret dans cette histoire qui commence par la création d’un jardin par une femme amoureuse des plantes. Des fleurs adorées qu’elle couvre de baisers et un vieil arbre aux longues banches recourbées où elle se pose. Mais la branche se brise, la femme enceinte fait une chute fatale et plonge son époux dans le désespoir. La mort de l’amour hante dès lors le jardin et l’homme endeuillé verrouille sa porte et enterre la clef, comme il enferme son cœur. Pendant dix longues années, silence et tristesse plonge le domaine dans un sommeil stérile. Avant l’arrivée impromptue du printemps caché sous les traits d’une fillette maussade.

Son propriétaire, Mr Craven, tel les héros torturés de Lord Byron ou d’Ann Radcliffe, est un sinistre bossu à l’image d’un Heathcliff, ce personnage archétypal issu des Hauts de Hurlevents écrit par Emily Brontë en 1847. Un être à l’agonie après la perte de son amante, qui ère tel un spectre dans la lande comme une âme en peine, noyé dans sa douleur. Mais Burnett contrairement à Brontë, ne fait pas de Mr Craven une figure romantique (Susan E. James). Se refusant à magnifier sa douleur, elle cherche à le guérir à travers la présence de Mary, qui contrairement aux héroïnes gothiques traditionnelles, n’est pas une demoiselle en détresse sans défense. Son récit dédaigne le tragique, faisant l’apologie de la vie et du renouveau végétal : la lande passe d' »une mer infinie, mauve et terne » à un espace fleuri et coloré, tout comme les êtres qui reviennent à la vie et retrouvent le bonheur.

C’était comme un voyage sans fin ; comme si elle était emportée sur un mince ruban de terre sèche à travers un océan noir.

Un monde à soi

Mary va rencontrer les différents habitants du manoir à commencer par la bonne Martha Sowerby. Une jeune domestique spontanée et honnête, fille aînée d’une fratrie de 14 enfants, qui confronte Mary à ses propres défauts : elle fait preuve de franchise, la pousse à explorer le monde l’extérieur, à jouer, l’inclue dans sa famille. À son contact Mary apprend à redevenir une fillette insouciante et grâce à la générosité de Mrs Sowerby, la mère de Martha, découvre l’affection maternelle qui lui a tant manquée. C’est aussi par les mots de Martha que Mary apprend l’existence intrigante du jardin. Une histoire qui éveille sa curiosité : « Et comment fermer un jardin ? On peut toujours entrer dans un jardin. » Ce lieu verrouillé exerce une fascination irrésistible pour l’enfant qui est poussée par la pulsion d’enfreindre l’interdit.

Dans le roman, Mary visite d’abord les parterres organisés en topiaires artificiels du domaine. C’est là qu’elle rencontre un vieux jardinier bougon et pétri de rhumatismes, Ben Weatherstaff. Son nom se compose de weather, ‘temps’ ou ‘conditions météorologique’ et de staff ‘personnel’, ’employé’. Il connaît l’existence du Jardin Secret, et par fidélité envers sa défunte maîtresse, continue de l’entretenir malgré l’interdiction. Ben est donc le gardien du royaume végétal et des secrets des morts, celui qui contrôle le temps, et qui, à l’image du climat inégal de la lande, possède un tempérament imprévisible (Blackford). D’ailleurs, il se garde bien de répondre aux questions de Mary.

C’est un allié inattendu qui va guider la petite fille : un rouge-gorge espiègle, oiseau hivernal venu des cieux. Cet ami chantant se moque des interdits et aide Mary à trouver la clef enterrée. Elle découvre alors le jardin secret laissé libre dans son état primitif originel. Un jardin clos (walled garden), cerné de murs, à l’intérieur d’un autre jardin selon le vieux modèle de l’Hortus conclusus (R. Borgmeier). Un jardin magique « plus étrange et plus mystérieux que tout ce qu’elle avait jamais vu au monde. »

J’ai volé un jardin ! Un jardin dont personne ne veut. Ils l’ont laissé à l’abandon. Tout est peut-être mort à l’intérieur. […] Ils n’ont pas le droit de me le prendre : ils ont voulu le laisser mourir. Ils ont fermé la porte à clef !

Je n’ai rien à moi, ici, et je n’ai rien à faire ! Dit Mary. Ce jardin, c’est moi qui l’ai trouvé ! C’est moi seule qui y suis entrée ! J’y suis entrée comme le fait le rouge-gorge. Personne ne lui dit rien à lui !

En faisant d’un jardin, le cœur symbolique de son roman, Burnett s’inscrit dans une ancienne tradition pastorale qui suggère qu’il existe une affinité particulière entre l’enfant et la nature (P.B. Koppes). Au cours du XIXe siècle, le jardin devient un lieu plébiscité pour ses vertus tant sur le corps que pour l’esprit. Jean-Jacques Rousseau vante les bénéfices de « l’éducation naturelle à l’extérieur pour former le corps des enfants. » (K. DiGuilio). Pour Burnett, la nature est une force positive et s’oppose à la civilisation urbaine négative, et entame une relation de guérison et de restauration (Bixler, Kuznets Grahame).

Ce jardin aux pouvoirs guérisseurs suppose que certains lieux possèdent des capacités curatives, que les paysages thérapeutiques auraient des effets bénéfiques sur le corps et l’esprit (Drautzburg). Au contact de la terre et du vent, Mary s’épanouit et reprend vie : « ici j’ai davantage d’appétit et c’est grâce au grand air que je grossis », « je reprends des forces à jouer sur la lande quand le vent souffle. » La nature devient médecine et soigne avec douceur : « sans qu’elle s’en rende compte, ses joues pâles se coloraient de rose et ses yeux mornes brillaient d’un éclat inhabituel. » Tout comme Dickon, ce « génie des bois », frère de Martha qui devient son allié. Un jeune garçon vagabond et vigoureux, fruit de son éducation en harmonie avec la nature : « pluie, vent, rien ne m’empêche de gambader sur la lande comme un lapin. Ma mère dit qu’avec tout l’air pur que j’ai respiré en douze ans, je suis paré contre les rhumes. »

« Elle partait donc, sans connaître le bienfait de ces longues promenades au grand air, face au vent qui soufflait sur la lande en longues et violentes bourrasques ; elles activaient la circulation de son sang paresseux et la fortifiait. »

Le Jardin Secret est une pastorale féminine orientée vers un monde clos et privé qui favorise l’épanouissement des émotions intimes, de l’introspection et du processus de cicatrisation de l’âme (G. Evans). C’est le jardin du cœur qui fleurit sous le couvert des arbres, dans l’espace sécuritaire offert par la nature ; un lieu associé à la femme et tourné vers l’intérieur de l’être. Pour l’enfant qui a fermé son cœur, le jardin secret est un refuge intime, « un monde qui lui est propre » / « a world all her own« , ou selon les mots de Virginia Wolf, « une chambre à soi » / « a room of one’s own« . Un espace dans lequel la nature sauvage et chaotique symbolise la complexité de la psyché (M.E. Meredith).

Elle venait d’accéder à un monde inconnu, un monde merveilleux qui n’appartenait qu’à elle.

Au contact de la nature, Mary et Colin forgent une ‘humilité environnementale’ et gagne en maturité en prenant soin du jardin. Ils s’identifient émotionnellement au jardin secret, nouant un lien à la fois organique et spirituel avec lui et développent une topophilie, un amour du lieu (R. Borgmeier). Pour Mary, ce jardin est un paradis : « elle aimait ce nom, et elle aimait surtout se dire que chaque fois que les vieux murs de pierre se refermait sur elle, personne ne pouvait savoir où elle se trouvait. Il lui suffisait d’entrer pour se sentir transportée dans un pays enchanté. »

« Elle s’immobilisa en apercevant un petit oiseau à la gorge rouge vif, perché sur une des plus hautes branches. Ce fut l’instant qu’il choisit pour entonner son chant d’hiver, comme si l’ayant vue lui aussi, il voulait lui dire quelque chose. Elle tendit l’oreille et, sans bien comprendre, elle sentit dans ce chant tant de gaieté, de pureté, de délicatesse qu’elle en frissonna de plaisir. »

illustration de Charles Robinson (1870–1937) pour l’édition anglaise de 1911

Une histoire de jardin

De part la place prépondérante qu’il occupe dans le roman, le jardin secret peut être considéré comme un personnage principal. Il vit et agit sur les autres protagonistes, et influence l’histoire qui se construit autour de lui. Récit et jardin évoluent à l’unisson : une page blanche et une flore sans vie qui s’étoffent, se couvrent de mots et de feuilles, pour rayonner dans un éblouissant final, le récit achevé. Un jardin littéraire qui prend vie dans l’éclosion des émotions qu’il génère chez le lecteur, véritable émanation du jardin paysager anglais.

Mais qu’est-ce qu’un jardin ? Venu du latin ‘ortus‘ et de l’allemand ‘garten‘, on le définit généralement comme un espace clos cultivé qui ne peut exister sans la main de l’homme. Le jardin occidental fut d’abord producteur de plantes aromatiques, médicinales ou potagères, tout en se distinguant du verger dévolue aux arbres fruitiers. Il devint aussi jardin d’agrément, notamment sous la forme de parc – du latin ‘paricus‘ – un espace clos moins soumis à l’intervention humaine et destiné à la promenade.

L’architecture paysagère anglaise accorde une grande importance à l’art des jardins. Le modèle dominant est alors le jardin à la française, inspiré de l’art italien et incarné par le travail d’André Le Nôtre. Le style français cherche à créer un ordre artificiel parfait, le jardin étant avant tout une œuvre d’art : « ars est demonstrare artem » (R.Borgmeier). Il se caractérise par une organisation régulière et géométrique, souvent établie à partir d’un axe central, d’éléments destinés à composer un ensemble à l’équilibre absolu et jouant avec la perspective et le regard.

Mais dès 1720 l’hégémonie du jardin français commence à être discutée par une nouvelle esthétique venue de Grande Bretagne : celle des jardins pittoresques et paysagers, dits aussi ‘jardins anglais’. Ceux-ci accordent plus de place au végétal dans un processus de création à la haute portée symbolique. Dans ses Essais sur les jardins modernes, Horaces Walpole (1717-1797), cite le poème de John Milton Le Paradis Perdu / Paradise Lost de 1667 comme étant à l’origine du jardin pittoresque. Milton évoque un jardin à l’image du souvenir d’une campagne pastorale parcourue dans l’enfance, libre des contraintes de la symétrie formelle habituelle.

Le jardin anglais prône une irrégularité accidentelle asymétrique afin de donner l’illusion d’un paysage naturel, un art qui n’en est pas un : « ars est celare artem » (R.Borgmeier). Tous les éléments qui le compose racontent une histoire et forment des scènes à l’instar des peintres paysagers très admirés. Le paysagiste William Kent (1685-1748) prône une création libre, sinueuse, sans niveau, ni cordeau. La composition doit se faire sans méthodes ni principes établis mais à l’aide d’une observation de la nature et de ses matériaux évolutifs.

Influencé par le mouvement romantique, le jardin anglais nourrit une relation sensible avec l’homme, incarné par les constructions d’architecture classique ou gothique. Le promeneur déambule dans un tableau irrégulier, complexe et mûrement réfléchit, composé de scènes apaisantes ou au contraire destinées à exacerber les émotions. Car le jardin paysager est conçu pour être visité là où son homologue français demande à être contemplé de loin.

« La grille franchie, elle déboucha sur d’immenses pelouses, au milieu desquelles serpentaient des allées bordées de haies basses. Sur ces pelouses, elle aperçut des arbres, des parterres, des buissons taillés de façon surprenante. »

La passion des britanniques pour les fleurs a connue une apogée durant l’ère victorienne (1837-1901). À la culture des roses, lys, œillets ou camélias s’est ajouté celle de variétés exotiques comme l’orchidée. Des expositions de plantes cueillies dans tout l’empire ont eut lieu à Kew Gardens (crée en 1759 et ouvert en 1840), la Palm House en 1848 et la Temperate House en 1899 (D.E. Price). Le jardinage est devenu un passe-temps populaire favorisé par la commercialisation industrielle d’outils et de produits (la tondeuse à gazon, le verre en feuille employé dans les serres) ; ainsi que par la publication en masse de journaux et périodiques portant sur l’horticulture (il en existait plus de dix en 1880) (D.E. Price).

L’essor du jardin paysager anglais au cours du XIXe siècle a aussi autorisé le labeur physique des femmes bien que leur champ d’action reste cantonné à la sphère privée et domestique, et placée sous le patronage masculin (T. Kullmann). La pratique féminine de la contemplation rêveuse est d’ailleurs recommandée, l’activité salissante du travail de la terre n’étant pas considérée comme décente pour la femme victorienne.

Burnett elle-même était une adepte du jardinage et gardait un souvenir ému de ses jeunes années au sein d’un « jardin enchanté » qu’elle n’oubliera jamais. Dans ses mémoires rédigées en 1893 The One I Knew Best of All, qui pourrait être sous-titré A Portrait of the Artist as a Child, elle insiste sur l’influence considérable que la nature a eu sur elle (Koppes). Son héroïne, Mary, présente elle aussi une affinité avec les plantes, dont elle se languissait déjà aux Indes, dessinant des parterres de fleurs imaginaires. Lorsque Mary et Dicken réhabilitent le jardin, ils se gardent bien d’en faire un « gardener’s garden« , un jardin de jardinier (J. Darcy). Dicken déclare : « Je n’aimerais pas que tout soit bien taillé comme dans les jardins de jardinier. Tu ne trouve pas que c’est beau comme ça, à l’état sauvage, avec ces tiges qui s’entremêlent et retombent où elles veulent ? » ; ce à quoi Mary répond : « Ce ne serait plus un jardin secret s’il était parfaitement entretenu. »

Burnett fait le choix de situer son récit dans la région du Yorkshire Moors, dans le nord de l’Angleterre. Un paysage de hautes terres typique et brut composé d’étendues sauvages de landes de bruyères qui évoque une ruralité authentique et non-artificielle (T. Kullmann). Le désordre organisé du jardin anglais représente la vie champêtre des classes supérieures de la période halcyon, arrêtée brutalement au cours de la Première Guerre Mondiale. Les conflits ont mis fin à l’ère idyllique des jardins qui ont été laissés à l’abandon (J. Darcy).

« C’était l’endroit le plus charmant et le plus mystérieux que l’on pût imaginer. Les murs élevés qui le fermaient étaient entièrement tapissés de rosiers grimpants sans feuilles, mais si touffus que leurs tiges s’enchevêtraient. »

Mary rencontre Dickon, illustration de Charles Robinson (1870–1937) pour l’édition anglaise de 1911

British India

Le roman de Burnett s’inscrit dans un contexte de colonisation occidentale, le récit prenant initialement place dans une Inde sous domination britannique (16012-1947). Cette occupation étrangère a nourrit l’imagination des écrivains : La Pierre de Lune (The Moonstone) de Wilkie Collins 1860 ; Sherlock Holmes de Sir Arthur Conan Doyle et Les aventures de la bande mouchetée de 1892 ; ou encore les écrits de Rudyard Kipling dont Kim de 1901 ou Le Livre de la Jungle de 1894-95.

Burnett avait déjà abordé la question de l’Inde dans le roman La Petite Princesse, où l’héroïne Sara Crewe, fille de capitaine, revient des Indes pour entrer dans un pensionnat de jeunes filles. Si dans ce récit l’Inde pouvait être synonyme de contes merveilleux, d’amour et de magie, le pays est aussi négativement associé à la maladie et à la mort (le capitaine Crewe succombe à une maladie tropicale). Dans Le Jardin Secret, une épidémie de choléra décime la population sans distinction de rang ou de nationalité : « les hommes mouraient comme des mouches » (K. DiGuilio). Une maladie chargée d’un lourd bagage moral et émotionnel : du temps de Burnett, on la percevait comme une punition des « irréfléchis et immoraux » (Drautzburg).

Dès lors qu’elle arrive en Europe, l’identité de Mary se brouille : elle devient une étrangère dans le pays de ses parents : « Mais… ‘chez moi’, où est-ce ? » songe-t-elle. Aux Indes, elle était anglaise ; mais arrivée dans le Yorkshire, elle est incapable de comprendre le patois régional et ignore les coutumes de la bonne vieille Angleterre, ce que ne manquent pas de lui faire remarquer les autres personnages au risque de la faire enrager. Car Mary a très bien intégré les préceptes impérialistes que son rang lui octroi. Elle est vexée par la franchise de Martha, bien différente des indiens soumis habitués aux mauvais traitement de leur « protecteur des pauvres » ; et dont la méconnaissance des Indes, la pousse à déclarer : « Les Noirs là-bas ne sont pas civilisés comme nous, j’ai cru que tu étais noire aussi. » Aveu qui entraîne la colère de Mary, outrée d’être associée aux indigènes qui « ne sont même pas des gens », « ils doivent se baisser quand on passe et nous faire des courbettes ! » Poussée par la rage, elle emploi l’insulte bestiale qu’elle réservait à ses domestiques, celle infamante d’un « cochon » qui, pour le sujet musulman, est la pire qui soit, le cochon étant considéré comme un animal impur selon l’Islam (D. E. Price).

Mary elle-même fait régulièrement référence à son ancien pays de naissance. Elle évoque les légendes, les coutumes et les habitudes de vie dont elle était familière. Celle qui nommait sa propre mère Memsahib s’est nourrie des couleurs de l’Inde. Son univers mental associe son cousin Colin à un prince rajah राजा, le jeune Dickon à un fakir فقیر. Les deux garçons occupent une place symbolique dans le roman : Colin représente la force de la culture tandis que Dickon incarne la force de la nature (Blackford). Mary, qui tente de reconstruire le jardin imaginaire qu’elle dessinait sur le sol des Indes, a besoin de la présence d’un rajah (Colin) et d’un magicien, charmeur de « garçon-animal » (Dickon).

Colin incarne aussi, par sa position sociale, sa peau d’ivoire, son tempérament narcissique et autoritaire, la colonisation britannique qu’a connu Mary. C’est aussi à travers Colin, que Mary acquiert le droit impérial et la légitimité de diriger le jardin. La jeune fille devient la conseillère de son cousin / prince indien, qui se tourne vers elle pour savoir quelle attitude adopter selon les codes royaux. Son influence est telle, que les domestiques le croit enchanté par elle, car par ses histoires et incantations elle ensorcelle son esprit (Blackford).

L’enfant d’origine anglaise ne semble pas faite pour vivre hors de sa patrie. Le climat tropical indien paraît responsable de la mauvaise santé de Mary qui ne s’y est jamais bien portée : « Il faisait trop chaud, j’étais toujours fatiguée ou malade. Mais, quelquefois, je m’amusais à dessiner des petits parterres et j’y plantais des fleurs. » À mesure que l’enfant cultive le jardin dans le sol de la terre britannique, une transformation s’opère : l’indigène venue des contrées sauvages se discipline au contact de la civilisation européenne et inverse sa créolisation. Mary l’anglo-indienne opère un processus de mue : elle abandonne sa nature farouche, sa mauvaise santé et sa peau jaune pour un comportement acceptable répondant aux bonnes valeurs anglaises, une bonne santé et une peau blanche (D.E. Price).

« Ferme les yeux alors […] Je vais faire ce que mon ayah faisait toujours pour moi aux Indes. Je vais te chanter une berceuse en caressant ta main. »

« Elle pris sa main et la caressa en lui chantonnant doucement une petite berceuse en hindi. »

illustration de Charles Robinson (1870–1937) pour l’édition anglaise de 1911

Espace et liminalité

Dans la littérature jeunesse, la sémantique des lieux et des espaces reflète la façon dont le monde est perçu et idéalisé par l’auteur – et donc les adultes – ainsi que la « manifestation puissante de la manière dont le monde est interprété et expliqué aux enfants » (Jenny Bavidge). Dans Le Jardin Secret, l’univers spatial se construit autour de trois espaces spécifiques représentant un environnement mental, météorologique et topographique (M. Goowin).

En premier lieu, l’Inde, un marais de vapeurs mortelles et de chaleur punitive qui provoque une lassitude physique, morale et spirituelle ; puis le manoir sombre et désolé de Misselthwaite dans les landes du Yorkshire, dont les habitants languissent dans un labyrinthe gothique de pièces sombres et solitaires ; pour finir par les jardins et la campagne au-delà du manoir, vivant avec le pouvoir secret de redonner de l’esprit à la matière mourante (K. DiGuilio).

Dans le roman, les espaces clos deviennent cycliquement donneurs de vie et inducteurs de mort. Mary vit cloîtrée dans des espaces domestiques aliénants : la nursery du bungalow indien puis le manoir anglais décrit comme « une maison de cent pièces, presque toutes fermées et les portes verrouillées. » Il en va de même pour le maladif Colin, enfermé dans sa chambre-tombeau, les volets clos et le portrait de sa mère dissimulé sous des draperies. À l’inverse, la nature du monde extérieur, qu’elle soit indienne ou anglaise, semble initialement hostile à Mary : elle passe d’un climat « terriblement chaud » frappé par le choléra, à une lande « terne », « large et sombre » qui ressemble à « une vaste étendue d’océan noir » émettant un « son sauvage, bas et précipité. »

Quelle maison bizarre ! On fait des mystères de tout ! Toutes les pièces sont fermées à clefs ! Les jardins sont fermés à clef ! Toi aussi, on t’enferme à clef ?

Tout ces espaces fortement polarisés étouffent les individus et fragilisent les relations familiales (Mary est orpheline, Mr Craven fuit son fils). Les seuls à échapper à cet enfermement sont la famille Sowerby, résidant dans un « chalet de la lande » où les enfants sont libres de vagabonder. Cette famille « rustique du Yorkshire sans formation » occupe l’espace liminal entre le manoir et la lande, une zone idéale qui restaure l’équilibre entre nature et civilisation. Dickon semble même parler aux animaux mais « il n’appelle pas cela de la magie. Il dit que c’est venu à la longue, à force de vivre sur la lande, parce qu’il connaît leurs habitudes. Il les aimes tellement qu’il a quelquefois l’impression d’être un oiseau ou un lapin. »

Mary Lennox et Colin Craven sont eux aussi deux enfants liminaux (orphelins, solitaires, désagréables, étrangers aux yeux de leur pairs). Ils sont exclus des espaces communs : Colin reclus dans sa chambre-tombeau ; Mary cherchant sa place qui ne se trouve ni au manoir, ni dans la lande. C’est finalement au jardin que les enfants trouve une place idéale, un « espace intermédiaire » à la frontière entre nature (la lande) et civilisation (le manoir) (Thomassen). C’est un lieu paradoxal, à la fois tombeau et utérus, évocateur de mort (décès de Lady Craven) et espace sauvage à l’abandon ; mais aussi refuge sécuritaire générateur de vie (floraison et renaissance).

Mary rencontre Colin, illustration de Charles Robinson (1870–1937) pour l’édition anglaise de 1911

Portée symbolique

Le Jardin Secret se démarque par sa haute dimension symbolique. Le motif du jardin fait référence à un imaginaire végétal très présent en littérature : du jardin des Hespérides au mythe Édénique, ce Paradis Perdu idyllique et sacré, désormais hors de portée que l’on tente de recréer (M. Mackey). Le jardin évoque un lieu clos, protégé et fécond, où converge les forces naturelles et le pouvoir d’intervention humaine (R. Borgmeier). C’est le sanctuaire de roses de la Vierge (dont Mary partage le prénom), issu du poétique Cantique des Cantiques (ou Song of the Songs שִׁיר הַשִּׁירִים) (Borgmeier).

Ce jardin prend ainsi la forme d’un Éden perdu mais aussi d’un autre-monde issu de la mythologie païenne peuplé d’esprits sylvestres et de magie. À ce titre, les habitants ruraux du Yorkshire agissent comme des divinités bienveillantes envers Mary et Colin. Mrs Sowerby devient l’archétype d’une Déesse Mère féconde et généreuse et son fils Dickon prend les trait d’un dieu Pan espiègle. Un joueur « d’un pipeau qu’il avait dû tailler lui-même dans un morceau de bois », charmeur d’animaux et des enfants sauvages que sont Mary et Colin (Koppes).

Mais ce qui lui conférait par-dessus tout ce charme étrange, c’était les rosiers grimpants qui s’enroulaient autour des troncs et des branches, puis retombaient en légers rideaux oscillant doucement sous la brise, allant ici et là d’arbre en arbre, comme de frêles et ravissantes passerelles.

Inspiré des Géorgiques (‘Les Travaux de la Terre‘) de Virgile écrites entre 37 et 30 av. J.-C., le récit s’harmonise avec les cycles saisonniers de la nature autour desquels s’organisent la vie d’un agriculteur : Mary arrive en Angleterre lors d’une tempête hivernale, puis découvre avec Colin le jardin secret à l’aube du printemps, avant de grandir et de s’éveiller à la vie dans ce même jardin florissant en plein cœur de l’été, pour finir de guérir totalement à l’arrivée de l’automne et de Mr Craven qui récolte les fruits de cette maturation en accueillant les enfants retrouvés (Koppes).

Au cours du récit, les enfants font des expériences magiques, des actes mystiques où la culture agraire du jardin se confond à une magie créatrice qui prend la forme d’incantations chantées. Le pouvoir du langage participe à la puissance des rituels magiques liés à la terre : les enfants imitent le dialecte du Yorkshire lorsqu’ils jardinent et puisent ainsi dans la sagesse du peuple rural pour renforcer leurs actions (Koppes).

On apprend des choses en se les répétant encore et encore, jusqu’à ce qu’elles se fixent dans votre mémoire et je pense qu’il en va de même pour la magie. Si vous l’appelez avec persévérance, elle finira par faire partie de vous.

Certaines études de l’œuvre n’ont pas manqué de déceler des similitudes avec un autre récit ayant trait à la mort et à la renaissance : le mythe antique de Perséphone. L’archétype de la vierge (maiden) voyageant afin de ranimer le monde, à l’instar des anciens rites de couplage de fertilité (hieros gamos) au cours desquels une jeune fille assurait la fertilité de la terre.

Perséphone Περσεφόνη (Proserpine dans sa version latine) est la fille de Zeus Ζεύς (Jupiter), dieu souverain du Ciel, et de Déméter Δημήτηρ (Cérès), déesse de l’agriculture et des moissons. La belle jeune femme vit paisiblement avec sa mère sur l’Île de Sicile, entourée de nymphes, avant d’être enlevée par Hadès ᾍδης (Pluton), le souverain des Enfers. Déméter éplorée parcoure le monde à la recherche de sa fille disparue, en vain. Hélios le solaire, la prenant en pitié, lui révèle la vérité et la déesse révoltée se retire de l’Olympe, refusant d’ensemencer la terre qui commence à dépérir. Zeus ordonne alors à Hermès Ἑρμῆς (Mercure), le messagers des dieux, de ramener la jeune prisonnière. Or, Perséphone ne peut le suivre car elle a consommé la nourriture des morts, un grain de grenade, qui la condamne à rester aux Enfers. Un compromis est alors trouvé : Perséphone passera une moitié de l’année sous terre avec Hadès – entraînant l’endormissement de la terre et la venue de l’hiver – et l’autre moitié avec sa mère – annonçant l’éveil de la nature et du printemps fertile. Ses allées et retours dans le monde souterrain sont à l’origine du cycle des saisons.

À l’origine, la jeune déesse portait le nom de Coré Κόρη signifiant ‘la jeune fille’ en miroir à Déméter ‘la mère’, et incarnait à la fois le printemps et la fertilité. Devenue une divinité chthonienne, liée au monde des morts, ce lieu dont on ne revient pas, la reine des ‘ombres brumeuses’ fut rebaptisée Perséphone, ‘celle qui apporte la destruction’. C’est une déesse à double visage, paradoxale à l’image de Mary qui renfermée sur elle-même, devient la clef qui libère l’âme du manoir, une prisonnière libératrice.

Au début du roman, la jeune Mary perd à la fois sa mère, son innocence et son âme immortelle (Blackford). Son univers n’est entouré que de lamentations funestes, puis l’enfant est rapatriée en Angleterre, enlevée dans une équipée équestre (qui évoque le char tiré par Hadès) afin d’être menée dans le monde souterrain du Yorkshire qu’elle atteint lors d’une nuit profonde. Ballottée dans le noir, Mary confond cet environnement avec la mer ; l’entrée dans le domaine de Misselthwaite est désignée par le lumignon de la loge du gardien qui accentue l’impression d’avancer dans un tunnel souterrain. Elle traverse la rivière Styx pour atteindre l’île déserte où règne un prince souterrain en larmes. La jeune vierge descend aux Enfers pour libérer le monde du charme de sommeil lancé par la Mort.

Tu vois, c’est le jardin secret ! Je suis la seule personne au monde qui souhaite le voir revivre ! […]

Comme c’est beau, dit-il dans un souffle. C’est comme si je pénétrais dans un rêve… 

Ouverture de la chambre de Colin, illustration de Charles Robinson (1870–1937) pour l’édition anglaise de 1911

Spiritualité : Une histoire de deuil

Si Le Jardin Secret rencontre un écho si fort, c’est aussi parce que son autrice évoque le rapport intime que nous entretenons avec la Mort et les disparus. Les personnages principaux sont tous en deuil : Colin et son père pleurent la perte accidentelle de Lilia Craven, Mary voit périr ses parents du choléra. Cette omniprésence du thème macabre dans le roman de Burnett est tristement inspiré de sa propre vie. Car en 1890, en dépit de tout ses soins et espoirs, l’écrivaine assiste impuissante à la mort de son fils tuberculeux de 15 ans, Lionel. Cette perte est un déchirement pour la mère éplorée qui ne parvient pas à faire son deuil. Incapable d’accepter sa mort, elle lui écrit des lettres et ne peut supporter l’idée de son corps enterré (G. Gerzina).

Avec le décès de son fils, Burnett entame un tournant dans son écriture. La littérature jeunesse n’abordait guère le sujet de la mort, l’enfance étant « un royaume où personne ne meurt » / « a kingdom where nobody dies » selon les mots d’Edna St. Vincent Millay (J. Cadwallader). Mais Burnett, qui a soigné son fils tuberculeux, sent le besoin d’exprimer par les mots la peine de son absence. À travers l’écriture, elle offre à Lionel une enfance éternelle, heureuse et fleurie. Cette présence de la mort dans des histoires comme Giovanni and the Other de 1892 ou The Capitain’s Youngest de 1894, a été perçue comme trop mélancolique, morbide et tragique par les critiques qui ne cautionnaient pas l’évocation d’un sujet aussi sombre destiné aux enfants (J. Cadwallader).

Pourtant, la thématique de la mort et de l’au-delà s’est popularisé au cours des XIXe et XXe siècles avec l’émergence du courant spiritualiste qui chercha à ‘soulever le voile’ mystérieux de l’autre-monde, « beyond the veils« , « behind the curtains » (J. C). Un imaginaire du voile récurent dans le roman de Burnett qui renferme trois espaces voilés en son sein : la chambre de Colin dissimulée derrière une porte couverte de tapisserie ; le Jardin Secret dont l’entrée est cachée derrière « un rideau oscillant » de lierre; et le portrait de Lilia Craven masqué par un « rideau de soie rose. »

Burnett, qui imaginait dans son enfance le paradis comme « lieu sans lois ni frontières » fait d’or et de joyaux, insuffle ainsi sa propre vision de l’après-vie à travers la présence d’un jardin dont l’entretien nourrit une régénération constante (J.C). Elle s’inspire en cela d’une philosophie spiritualiste alors en vogue au XIXe siècle aux États-Unis et en Grande-Bretagne issue de nouveaux mouvements religieux comme la Science Chrétienne ou Christian Science fondée par Mary Baker Eddy ou encore la Nouvelle Pensée ou New Thought. La foi spirituelle devient un agent de guérison autant mentale que physique, car l’esprit ou l’âme étant immortel, rien ne meurt jamais mais demeure pour toujours dans notre monde (J. Darcy ; Blackford).

On retrouve dans Le Jardin Secret cette présence immuable de l’esprit à travers l’âme de la défunte Mrs Craven prenant la forme éthérée d’une force naturelle spirituelle surnommée « Magic« . Mrs Craven s’incarne dans le jardin, non comme un fantôme qui hanterait les lieux, mais comme un esprit protecteur à l’influence positive ; ce que Dickens interprète comme une volonté de la défunte de protéger son fils : « elle nous a mis au travail, elle nous a dit de l’amener ici. » Et cette entité surnaturelle n’est pas anodine car Burnett appréhendait l’existence des morts parmi les vivants comme une force de vie qui « pousse et dessine toujours et fait des choses à partir de rien. Tout est fait de magie » (J. Darcy).

C’est dans le jardin que Colin découvre le concept spiritualiste de la Mort comme continuité de la vie. Il s’exclame : « Je vivrai pour toujours, à jamais et à jamais ! » / « I shall live forever and ever and ever ! » Sa peur de la mort disparue, Colin est alors capable de créer un lien affectif avec sa défunte mère et dévoile finalement le rideau de soie qui dissimulait son portrait. Une mère spectrale qui apparaît à son mari dans « un rêve si intense et si réel qu’il n’eut jamais le sentiment d’avoir rêvé », le priant d’une « voix claire, heureuse et d’une extrême douceur » de la rejoindre « dans le jardin ». Une manifestation qui montre la possibilité d’établir une relation spirituelle entre les vivants et les défunts.

« La chambre était tout éclairée et un rayon de lune tombait juste sur le rideau ; alors, sans savoir vraiment pourquoi, je m’en suis approché et j’ai tiré le cordon. Elle avait posé ses yeux sur moi et j’ai eu l’impression qu’elle me souriait. »

Mary et le portrait, illustration de Charles Robinson (1870–1937) pour l’édition anglaise de 1911

Maladie infantile au XIXe siècle

Ainsi, dans Le Jardin Secret, ce sont curieusement les morts qui apportent la vie et les vivants qui s’abîment dans le deuil et la morbidité. Nourrisson chétif et prématuré, Colin était dès sa naissance considéré comme un miraculé condamné. Il vit enfermé dans une chambre cloisonnée où l’ombre de la Mort s’incarne dans le chuchotement des adultes, infirmières et domestiques, tous persuadés de sa fin prochaine. Son père lui même, en deuil perpétuel, s’est détourné des vivants et échappe à tout lien affectif avec son fils. Colin est perçu comme un malade hystérique et hypocondriaque ; il souffre des maux communément présents chez les sujets fragiles et délicats en manque d’exercices et de stimulus mentaux : faiblesse dorsale, migraines, fièvres, fatigue et agitation nerveuse.

Le souffreteux Colin subit le traitement typique d’une cure de repos ou rest cure, très en vogue chez la classe supérieure anglaise du XIXe siècle (Graham). Elle se compose d’un confinement au lit et d’une restriction des activités physiques (Drautzburg). L’enfant grandit donc sans quitter son lit, incapable de marcher ou de se tenir droit. Lors de ses rares sorties à la mer, il souffre du regard des autres qui se porte sur son corset de métal destiné à maintenir son dos. Sa honte est si grande qu’il refuse tout contact avec le monde extérieur, préférant s’abîmer dans la contemplation de livres d’images.

Au cours du XIXe siècle, la médecine acquiert ses lettres de noblesse grâce aux progrès scientifiques réalisés en chimie, bactériologie et virologie ; les professions de médecins et physiciens inspirent le respect et l’on respecte l’autorité médicale. On accorde plus d’attention aux maladies mentales et les hôpitaux psychiatriques se développent au cours de la Révolution Industrielle. La médecine se modernise et remplace peu à peu les anciennes pratiques, pétries d’idées reçues souvent infondées. Les soins apportés à Colin sont d’ailleurs réfutés par un grand docteur de Londres qui méprise « ces bêtises », conseillant des promenades au grand air que Colin a en horreur.

« Je suis toujours malade et alité. Mon père n’aime pas qu’on parle de moi. … je risque de devenir bossu. Si je vis… Mais je ne vivrai pas. »

Or le diagnostic médical du pauvre Colin révèle une autre vérité. Le docteur de Colin se trouve être son oncle (le frère cadet de Mr Craven), celui-là même qui, en cas de décès de son filleul, hériterait du manoir et de ses biens. La présence de ce personnage aux motivations ambiguës ajoute une double lecture plus sombre à l’étrange maladie de Colin : l’intérêt financier motiverait le docteur et expliquerait son insistance quant à la présupposée gravité du mal de l’enfant, cherchant ainsi à convaincre le malade et son entourage de son issue fatale. Le malade en a bien conscience et remarque avec ironie : « Le docteur qui me soigne est un cousin de mon père. Il est pauvre ; alors, si je meurs, c’est lui qui héritera de Misselthwaite le jour de la mort de mon père. Je ne suis pas très loin de penser qu’il ne tient pas tellement à ce que je vive. »

Colin est donc condamné à vivre dans un lieu infecté par le pessimisme qui nourrit son mal comme un poison pervers. Burnett dénonce ainsi à demi-mot l’influence néfaste de son entourage qui plonge Colin dans une paralysie terrifiée en raison de leur peur irraisonnée de la mort. Cette angoisse à l’idée de mourir, Burnett l’a combattue grâce à son fils Lionel et à une ‘cure de l’esprit’. En effet, afin de soigner sa propre maladie nerveuse, elle a suivit un traitement avec Anna Newman, une guérisseuse mentale / mind healer implantée à Boston. Ces cures datant du début des années 1880 insistaient sur « le processus de la pensée positive » capable de guérir l’esprit et le corps (G. Adams ; A. Thwaite). Une philosophie du Think Positive où l’optimisme auto-suggéré favoriserait le bonheur.

Au travers du pragmatisme de Mary qui ridiculise et rationalise les craintes infondées de son cousin, Burnett dédramatise le deuil et l’anxiété qui y sont liés, en faisant de la mort un processus naturel de la vie. Elle se moque ainsi de l’obsession victorienne pour la mort et des formes de deuil extrêmes observées entre 1847 et 1911 (tendances encouragées par le veuvage de la reine Victoria).

Le siècle précédent a vu naître l’idée que nos pensées recèlent de réels pouvoirs et une énergie aussi active que celle d’une pile ou d’une batterie. Toutefois, pour l’homme, cette énergie peut se révéler aussi bénéfique que le soleil, ou aussi néfaste qu’un poison. Une mauvaise pensée peut être aussi dangereuse pour l’esprit qu’une mauvaise fièvre pour le corps et, si vous ne la chassez pas, elle vous poursuivra toute votre vie.

La force du maternage

Les deux personnages principaux du livre, Mary et Colin, ont pour particularité d’être tout d’eux orphelins. Et bien que Colin n’ai pas à pleurer la perte de son père, l’absence et l’indifférence de celui-ci à son égard l’isole tout autant que sa cousine. Le personnage orphelin présente un certain attrait pour les écrivaines car il renvoie le reflet miroir de leur propre condition. Les difficultés de l’orphelin expriment le manque de liberté et l’oppression patriarcale dont souffrent les femmes et leur désir d’émancipation. Selon Anna Krugovoy Silver, « [le fait d’être orphelin] a exagéré leur propre dépendance et les contraintes qu’elle imposait. . . il était souvent interprété comme à la fois nécessaire et légitime pour l’orphelin d’essayer de devenir indépendant. »

La figure de l’orphelin est très courante dans la littérature du XIXe siècle et nombreux sont les récits mettant en scène des enfants isolés à la merci du monde : The Adventures of Tom Sawyer de Mark Twain apparu en 1876, Jude the Obscure de Thomas Hardy écrit en 1895, Le Tour d’écrou / The Turn of the Screw de Henry James de 1898, Anne la maison aux pignons verts / Anne of Green Gables de Lucy Maud Montgomery débuté en 1908. On compte aussi la présence d’orphelines devenues gouvernantes comme dans Lady Audley’s Secret de Mary Elizabeth Braddon publié en 1862, La Foire aux vanités / Vanity Fair de William Makepeace Tackeray sorti en 1847-1848, ainsi que la célèbre Jane Eyre de Charlotte Brontë datant de 1847.

Depuis 1895, les écrivains britanniques ont à cœur de raconter l’enfance avec un soucis du réalisme, souvent à travers les yeux de jeunes protagonistes. Le plus prolifique sur le sujet reste Charles Dickens dont les œuvres souvent qualifiées de ‘misérabilistes’ dépeignent les conditions de vie déplorables de la jeunesse sans attache : Oliver Twist ou Le Voyage de l’enfant de la paroisse / Oliver Twist or The Parish Boy’s Progress publié entre 1837 et 1839, David Copperfield paru entre 1849 et 1850, ou encore Little Dorrit de 1855-1857 (K. Reynolds & N. Humble). Mais si les ouvrages victoriens mettent en scène des héros solitaires à la merci du monde, les fictions édouardiennes se focalisent sur des groupes unis, souvent des fratries, vivant dans le bonheur et l’insouciance. Des œuvres, comme Peter Pan; or, the Boy Who Wouldn’t Grow Up de l’écossais J. M. Barrie débuté en 1904, cherchent ainsi à repousser l’entrée dans l’âge adulte en préservant l’innocence de la jeunesse dans une bulle intemporelle idéalisée.

L’intérêt culturel et fictif pour la jeunesse est tel que Ellen Key proclame en 1900 le XXe siècle comme l’ère de l’enfance dans The Century of the Child (A. E. Gavin). Car avec les années 1901-1914, la condition sociale des enfants s’améliore, la société reconnaissant enfin la nécessité de protéger et d’accompagner correctement ceux qui ne peuvent décemment être considéré comme des adultes (J. Rose). En Angleterre, la place de l’enfant prend de l’ampleur tant dans le domaine littéraire que juridique et social. Un nouveau système législatif national est mis en place, la santé et la sécurité deviennent une priorité. En 1908 est voté le Children and Young Persons Act, qui criminalise la négligence infantile, réduit le pouvoir parental et donne des droits légaux indépendants à l’enfant (A.E. Gavin). La décadence du XIXe siècle victorien semble dépassée et la société tente de répondre aux multiples bouleversements qui la traverse : urbanisation, déclin de l’empire, guerre des anglo-boer (1899-1902), instabilité politique européenne … (P. Keating).

Burnett, à travers son éloge de l’enfance, participe à la grande tradition de la littérature jeunesse (K. Reynolds). Les auteurs s’adressent aux enfants et tentent de les faire rêver en faisant d’eux les sujet principaux de leurs histoires tels Beatrix Potter, Edith Nesbit, Kenneth Grahame, Rudyard Kipling, W. H. Hudson… . C’est l’âge d’or des recueils de contes de fée et des livres illustrés comme les Fairy Tales colorées du folkloriste Andrew Lang compilés entre 1889 et 1910 (A.E. Gavin).

Burnett, devenue citoyenne américaine en 1905, observe avec recul les différences culturelles qui opposent les deux pays notamment les conventions rigides de la respectable société anglaise à propos de l’éducation et de la parentalité. Elle appréciait la compagnie des enfants et n’hésitait pas à critiquer la dureté de la parentalité anglaise qui contrastait tant avec la liberté plus franche et égalitaire dont jouissaient les jeunes américains (J. Darcy). Ainsi, ses héros sont souvent des enfants outsiders (de part leurs genres, nationalités, cultures ou classes) négligés, malheureux et isolés au sein de belles demeures édouardiennes de la classe supérieure anglaise : l’anglo-indienne ruinée Sarah Crewe dans La Petite Princesse, Cédric l’héritier vagabond dans Le Petit Lord de Fauntleroy, Mary la sauvageonne venue des Indes et Colin l’infirme colérique du Jardin Secret

Sensible aux bien-être des enfants, Burnett rejoignait la pensée de l’américain John Dewey aux idées inspirées des écrits de Jean-Jacques Rousseau et de Friedrich Froebel. Elle réfutait l’éducation stricte de l’époque qui voulait faire des enfants des êtres passifs soumis à l’instruction absolue des adultes. Selon le modèle positif de Dewey, l’enfant devait au contraire être encouragé à poser des questions et à apprendre par lui-même en faisant ses propres expériences (J. Darcy). La grande liberté d’action permet ainsi à l’enfant de prendre confiance en lui et de s’ouvrir sur le monde tout en réinterrogeant les normes imposées par leurs aînés.

Ils riaient tellement qu’à la fin cette petite fille délaissée, fermée, incapable d’amour, et ce petit garçon malade, obsédé par la mort et la maladie, ne se montraient pas moins bruyants, pas moins gais, pas moins expansifs que n’importe quels autres enfants à qui la nature a donné la bonne humeur et la santé. »

Les orphelins de Burnett vont être secourus par le pouvoir nourricier d’un jardin mais aussi par toute une galerie de personnages secondaires bienveillants (A. Krugovoy Silver ; M.R. Ackroyd). Le Jardin Secret est à ce titre un roman sur le maternage. Mais la singularité du récit de Burnett se trouve dans sa conception de la maternité : celle-ci n’est pas sexuée, les deux enfants sont adoptés par une communauté de mères des deux genres (J.Darcy).

Paradoxalement, ce sont les membres au plus faible statut social qui assurent le meilleur soutien émotionnel. Des adultes empathiques issus de la classe domestique, qui de par leur position sociale, vivent en harmonie avec la nature et se montrent plus proche des enfants contrairement à leurs parents ou tuteurs nantis mais insensibles et incapables d’affection. Chacun procure un traitement maternel en lien avec son lieu et sa fonction : Martha la protection de l’environnement domestique, Ben et Dickon la consolidation du corps et de l’esprit réalisée en partenariat avec la nature, et la généreuse Mrs Sowerby assure la formation à l’acceptabilité sociale. Ces quatre piliers affectifs procurent la protection, le soin et l’entretient nécessaire au développement d’un enfant équilibré.

Mme Sowerby se baissa, prit Colin dans ses bras et le serra contre son cœur, comme s’il avait été son propre fils. Ses yeux, encore une fois, se voilèrent de larmes.

Colin au jardin, illustration de Charles Robinson (1870–1937) pour l’édition anglaise de 1911

Un roman patriarcal?

Les analyses féministes de l’œuvre n’ont pas manqué de souligner la fin problématique du roman qui glorifie le système patriarcal : Mary abandonne le jardin au profit de Colin qui devient le vrai maître du domaine (Eckford-Prossor ; Keyser ; Knoepflmacher). Car Mary en tant que fille et pupille de Mr Craven, est soumise à la domination patriarcale du manoir ; elle ne possède rien en propre et reste dépendante du bon vouloir de son oncle. Les ères victoriennes et édouardiennes anglaises dans lesquelles se déroulent l’action du livre sont régies par les hiérarchies de genres et de classes : les pères de famille supplantent les mères, les garçons dominent les filles, tandis que les ménages riches de la classe supérieure profitent du système capitaliste au détriment de la classe ouvrière.

Le manoir de Missletwaite répond à cette société capitaliste patriarcale, son organisation y est régit par une classification stricte. Le maître du domaine Mr Craven puis son fils héritier Colin, dont dépend Mary ; puis Mrs Medlock, l’intendante, suivit d’une flopée de domestiques (dont Martha la bonne ou Ben le jardinier). Colin en tant qu’héritier du manoir échappe à l’influence bénéfique des figures maternelles issues de la classe domestique. Outre ses crises de rage, son rang supérieur empêche la réciprocité et seul la présence de Mary permet de transmettre le maternage. Elle est la seule à lui être égale en terme de statut social, d’âge, de situation familiale et de personnalité. Même lorsqu’elle s’oppose à l’autorité tyrannique de son cousin, elle agit en sa faveur, le poussant à se remettre en question afin de guérir. Mary produit un travail maternel envers Colin, qui devient un enfant dont elle prend soin comme le ferait sa mère : elle le nourrit de sa présence, de son attention et de son affection tout comme elle nourrit le jardin qu’elle finit par lui léguer.

Ils doivent m’obéir ; si je devais vivre, cette maison me reviendrait un jour. Je serais leur maître. Ils le savent. 

Colin est la figure dominante du dernier chapitre, celui qui s’approprie le jardin en cherchant à le dominer. Ventant une méthode logique et rationnelle qui s’oppose à celle naturelle et inconsciente de Mary, le futur « grand savant » veut prouver par « l’expérience scientifique » la force de la magie : « Je crois que la magie existe, seulement, nous ne sommes pas assez intelligents pour la maîtriser et la mettre à l’œuvre pour nous, comme l’électricité, les chevaux, ou les machines à vapeur. » Conditionné par son éducation et son statut, il ne perçoit pas le travail émotionnel accomplit pour obtenir le résultat qu’il exige. Selon Hartmann la « position patriarcale et capitaliste des hommes les empêche [de] reconstituer les besoins humains pour répondre à ces besoins dans une société non hiérarchique, non patriarcale » (Ackroyd).

Regarde ! Je suis comme les autres garçons maintenant ! Je vais vivre et devenir un homme ! Cela vient de ce que j’ai réussi une expérience scientifique.

Au sein du jardin, Mary se cultive en suivant les étapes préconisées par les théoriciens botanistes du XIXe siècle, celles de la clôture, de l’emprisonnement, de l’instruction et de l’embellissement (D.E. Price). La petite sauvageonne se discipline pour devenir une femme décente à même de prendre en charge l’éducation de l’enfant qu’est Colin. Mary se substitue alors à sa tante, devenant une mère pleinement mature. À la clef, la culture au jardin donne le jour à des enfants socialisés et sains capables d’assumer leur rôle traditionnel de genre et de classe : elle, la mère soumise du jardin, lui, le patriarche dominant du manoir (Ackroyd).

Pourtant, Mary de par son caractère affirmé, montre aussi la force de sa volonté et sa capacité à surmonter les épreuves. Elle appartient à une nouvelle génération de femmes, modernes et instruites, qui se libèrent de la culture de leur mère issue du XIXe siècle (S. Orne Jewett, Willa Cather, E. Wharton). C’est elle qui déverrouille l’accès au Jardin Secret jusqu’alors muré par son oncle. Elle fait ainsi circuler le pouvoir en faveur du côté féminin, accentuant le fait que le jardin, bien que propriété officielle de l’ordre patriarcal, appartient en réalité aux femmes (Lilia Craven puis Mary). Des femmes à l’influence grandissante (Mary, Mrs Craven, Mrs Sowerby) qui agissent fortement sur l’histoire là où les hommes se trouvent fragilisés et maternés (Mr Craven endeuillé et Colin alité) (R. Borgmeier).

Illustration de Charles Robinson (1870–1937) pour l’édition anglaise de 1912

Renaissance du printemps et triomphe de l’amour

Le Jardin Secret est lié à la mère de Colin, dont il symbolise la mort mais aussi la présence dans l’au-delà. À travers la magie qui imprègne les lieux, la mère agit dans le monde des vivants en envoyant son émissaire rouge-gorge guider Mary vers la clé de la porte cachée. Car le jardin secret comme les enfants a été négligé et abandonné pendant dix ans avant de retrouver la protection maternelle qui lui manquait tant : celle d’adultes bienveillants et de la mère décédée qui veille encore sur son fils à travers le jardin lui-même (Koppes).

Le drame psychologique qui se joue dans le manoir touche d’abord Mr Craven, endeuillé de son Éros (son épouse bien-aimée) et devenu insensible à tout. Son fils subit le même sort, persuadé de sa propre fin, et s’enferme dans sa chambre, sa maladie et sa tristesse. Il en va ainsi de Mary, qui coupée de tout liens affectifs, s’étiole dans un monde clos et stérile. C’est l’absence cruelle de l’esprit animé ou principe de vie qui condamne les habitants du manoir. Et c’est au contact d’une force féminine et nourricière incarnée par la famille Sowerby que la force d’Éros ressuscite et réinsuffle la vie et la fertilité aux êtres (M.E. Meredith).

Le puissant écho symbolique du Jardin Secret lui a permis de devenir un classique littéraire capable de toucher toutes les générations et de transcender les frontières (Madelon S. Gohlke). Il reste aujourd’hui encore l’un des livres pour enfant les plus populaires. Le roman est maintenant passé dans le domaine publique, les droits d’auteur ayant expiré entre 1987 et 1995. Il a ainsi connu de nombreuses adaptations cinématographiques (la première version filmée date de 1919), ainsi que des séries télévisées et des pièces de théâtres (Hanne Birk). Je ne peux que conseiller l’adaptation magnifique d’Agnieszka Holland qui date de 1993 ; sans aucun doute, ce film saura vous émouvoir autant que moi.

Le printemps de l’année de la rédaction du Jardin Secret en 1901 fut particulièrement rigoureux (J. Darcy). Peut-être Burnett, à travers son histoire, souhaitait-elle accélérer la venue du printemps; un printemps capable de réconcilier les vivants et les morts, et d’apaiser les maux des cœurs les plus solitaires.

SOURCES :
  • Ackroyd, Meredith R. Mother of Misselthwaite : Mothering Work and Space in The Secret Garden
  • Auerbach, Nina ; Knoepflmacher, U.C. Forbidden Journeys : Fairy Tales and Fanasies by Victorian Women Writers, The University of Chicago Press, Chicago and London, 1992
  • Blackford, Holly. Maiden, Mother, Mysteries : The Myth of Persephone in The Secret Garden
  • Borgmeier, Raimund. The Garden in Frances Hodgson Burnett’s The Secret Garden in the Context of Cultural History
  • Darcy, Jane. The Edwardian Child in the Garden: Childhood in the Fiction of Frances Hodgson Burnett. In: Gavin A.E., Humphries A.F. (eds) Childhood in Edwardian Fiction. Palgrave Macmillan, London. 2009
  • DiGuilio, Kathryn. Between Misselthwaite Manor and the « Wil, Dreary » Moor : Children and Enclosures in The Secret Garden, University of Illinois at Urbana-Champaign, volume 1, Issue 1, 2014
  • Drautzburg, Anja. Spatial Representations with References to Illness and Health
  • Gavin, Adrienne E. ; Humphries, Andrew F. Childhood in Edwardian Fiction : Worlds Enough and Time, Palgrave MacMillan, NY, 2009
  • Gavin, Adrienne E.  The Child in British Literature : Literary Constructions of Childhood, Medieval to Comtemporary, Palgrave McMillan, NY, 2012
  • Gymnich, Marion ; Lichterfeld, Imke. « A Hundred Years of The Secret Garden, Frannces Hodgson Burnett’s Clidren’s Classic Revisited », Representations & Reflections n°9, Bonn University Press, 2012
  • Gwyneth Evans. The Girl in the Garden: Variations on a Feminine Pastoral, Children’s Literature Association Quarterly, Johns Hopkins University Press, Volume 19, Number 1, Spring 1994, pp. 20-24
  • Horne, Jackie C. ; Sutliff Sanders, Joe. « Frances Hodgson Burnett’s The Secret Garden : a children classic at 100 », Children’s Literature Association Centennial Studies, n°6, Plymouth, UK, 2011
  • Koppes, Phyllis Bixler. « Tradition and the Individual Talent of Frances Hodgson Burnett: A Generic Analysis of Little Lord Fauntleroy, A Little Princess, and The Secret Garden. » Children’s Literature, vol. 7, 1978, p. 191-207. Project MUSE
  • Krugovoy Silver, Anna. Domesticating Bronte’s Moors: Motherhood in The Secret Garden, The Lion and the Unicorn, Johns Hopkins University Press, vol 21, n°2, april 1997, pp. 193-203
  • Lennox Keyser, Elizabeth. « Quite Contrary »: Frances Hodgson Burnett’s The Secret Garden« , Children’s Literature, Johns Hopkins University Press, Volume 11, 1983, pp. 1-13
  • Meredith, Margaret Eileen. The Secret Garden – Temenos for Individuation : A Jungian appreciation of themes in the novels by Frances Hodgson Burnett, Inner City Books, Toronto, 2005
  • Price, Danielle E. « Cultivating Mary: The Victorian Secret Garden », Children’s Literature, Association Quarterly, Johns Hopkins University Press, Volume 26, Number 1, Spring 2001, pp. 4-14